JE DANS LE REGARD DE L’AUTRE

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Et si le je ne se constituait qu’à travers l’autre ? Habituellement, on se perçoit soi-même, on a conscience de son existence, de ses pensées et de ses sentiments. Cela semble, d’ailleurs, une évidence. Mais ce qui est vrai pour moi l’est aussi pour les autres. Donc, j’ai conscience de l’autre, tout comme il a conscience de moi.

Qu’implique cette relation ? Que je ne peux vraiment me connaître, on dit aussi pleinement me connaître, sans l’autre qui me renvoie une image de moi et que je ne maîtrise pas toujours. J’ai besoin du regard extérieur qu’est l’autre afin de me sentir moi, un sujet. Dans le néant, je ne me penserais même pas. Mon ego serait bien incapable de saisir un monde si celui-ci n’était pas présent. J’enfilerais des couches d’isolant à satiété pour ne pas être pollué par l’extérieur dans le fol espoir de me trouver que je n’y arriverais pas.
Mon identité ne m’apparaît que parce que je l’oppose, en quelque sorte, à une autre identité. Et cet autre, il faut qu’il soit déjà là, qu’il me précède, dit Levinas, parce que sinon, il me faudrait le rêver, et là, je tourne en rond, je reviens au point de départ sans savoir qui je suis.

Détaillons afin de sortir de l’obscurité. Un jour, je rencontre un visage. Il semble si vulnérable, un regard dans l’attente. Mais laquelle ? Je ne peux détourner mon regard de cet inconnu. Quelque chose me retient dans ce visage. Je n’ai pas encore compris s’il me fallait l’aider, même moralement obligé de l’aider. Non, ce qu’il se passe, dit Levinas, est que cet inconnu, ce visage comme il le nomme, m’affecte.
Et je ne peux pas rester indifférent. Non pas que je m’engage dans l’action et non plus que je peux faire semblant de ne pas l’avoir vu, l’engagement est que je dois y répondre, j’y suis assigné comme le constate Levinas. Maintenant, je m’efface devant cet inconnu, c’est ce rapport immédiat avec lui qui fait que je me sens comme sujet, parce qu’il me touche sans que je raisonne en aucune manière cette étrange relation qui vient de naître de cette rencontre.

Comment créer un personnage à partir de là ? Disons que le personnage est déterminé non pas en tant qu’une personnalité tout à fait autonome que l’on a patiemment travaillée tout comme l’artisan potier découvre de l’informe une poterie. Il faut penser à ses relations, aux regards qui se poseront sur lui comme attentes et projections des autres et cette personnalité que nous tentons de mettre au jour s’ouvrira comme contradictoire (le plus souvent) dans l’horizon de notre récit.
C’est ainsi que notre personnage est à la fois un corps et une intersubjectivité. Ce corps n’est légitime que dans ses relations. Il perçoit et est perçu. Et quand ce corps est présent dans une scène, son comportement ne prend sens que par la dimension sociale, collective, dans une scène habitée ensemble.

C’est alors que le personnage évolue dans le temps du récit. Son identité n’est jamais une forme au début du récit, car dans ce cas, elle serait figée. Une forme est définitive. Alors que la personnalité d’un personnage ne saurait être close, puisque, pour le lecteur/spectateur, cela devient ennui. Il doit y avoir une transaction, une négociation entre le personnage et la dramatis personae (c’est-à-dire l’ensemble des personnages). Les relations permettent des combinaisons et de cette dialectique, de cet affrontement entre identités, un personnage grandit de cette expérience. Tout comme nous dans la vraie vie.

Robbie (Atonement (Reviens-moi) (2007) de Joe Wright) nous est conté à travers les récits de Briony et de Cécilia. Briony nous donne une image de Robbie déformée par sa propre imagination et parce qu’elle ne comprend pas ce monde des adultes. Quant à Cécilia, elle l’aime. Ainsi, sa parole sur lui est tout autre, mais non moins filtrée. Et Robbie ? C’est presque un mutisme. Le récit nous le conte sur le mode des récits des autres qui le construisent et le déconstruisent.

Les perspectives des autres, leurs contradictions, tout concourt aux conflits des voix, aux erreurs de perception et en fin de compte au pouvoir destructeur d’un récit, que ce soit celui des autres ou le mensonge qu’on se fait à soi-même.

Faites de votre personnage un lieu de débat autour duquel la dramatis personae cherche à imposer son point de vue. Un personnage agit et pense, c’est indéniable. Seulement, ce que Paul Ricœur nomme l’identité narrative est la façon dont il est dit et pensé par les autres. C’est ainsi que la parole d’un personnage est toujours en dialogue, en procès avec celle des autres. Denis Villeneuve avec Incendies (2010) recompose la vie de Nawal à partir de divers témoignages. L’horizon du personnage s’ouvre au fil des informations recueillies. Son mystère est polysémique : selon le regard porté sur elle, son histoire personnelle est écrite et réécrite par les perspectives et les contradictions.

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