Pour Martin Heidegger, les choses ne sont pas seulement devant nous. J’essaie de comprendre ce qu’Heidegger entend par pratique quotidienne : Chez Heidegger, la pratique quotidienne (ce qu’Heidegger nomme être-au-monde dans la vie ordinaire) désigne notre manière habituelle d’exister, quand nous sommes engagés dans des activités sans toujours réfléchir aux objets ou aux actions elles-mêmes. Par exemple, lorsque je fais du café, je ne me demande pas ce qu’est une cafetière ; elle va de soi dans cette pratique.
Si je m’interrogeais sur cette cafetière, je me demanderais par exemple comment elle fonctionne ; mon esprit deviendrait analytique comme celui d’un observateur. En pratique, je me fais du café sans me soucier de la machine. Ce n’est que si celle-ci refuse de fonctionner, qu’elle devient absente de mon activité quotidienne, qu’elle prend soudain une étrange importance, quand elle n’est plus à portée de main. Je ne prends conscience de la présence d’une chose que lorsqu’il y a une absence ou une rupture du comportement que j’attends d’elle.
C’est donc dans le manque, la perte ou l’indisponibilité qu’une présence se manifeste pleinement : admirez tout l’intérêt de cette façon de voir le monde dans notre écriture.
La présence
Lorsqu’une chose se manifeste devant nous, c’est immédiat. Du moins en apparence, car ce que nous percevons s’éploie dans une durée : le temps de percevoir, le temps de comprendre ce que l’on voit et puis le temps de le dire. Il est indéniable aussi que ma perception est subjective. Quand, au détour d’un chemin, je rencontre une personne que je connais ou croit connaître, la représentation que j’ai d’elle n’est pas vraiment ce qu’elle est. Il y a toujours une différence parce que cette personne est actuellement affectée par ce qui l’entoure ou ce qui l’a précédé avant que je la rencontre et même par ce qu’elle anticipe pour elle-même et qui m’est inaccessible.
Encore une fois, l’usage que le scénariste peut faire de cette idée lui ouvre de nouveaux horizons dans les relations de ses personnages. Tant que nous ne remarquons réellement une chose qu’au moment où elle fait défaut, celle-ci nous est transparente incorporée qu’elle est à notre quotidien. En revanche, l’absence ou la défaillance nous fait apparaître sa présence. Un personnage qui ressent soudain l’absence d’un être aimé est écrasé par la prise de conscience de l’autre. Ainsi, l’absence dramatise une présence autrement habituelle.
Une autre façon de concevoir l’absence est de se poser, de regarder autour de soi et de constater que ce monde qui nous semblait si familier est totalement vide de sens. Nous passons notre vie à nous construire une existence et quand nous prenons quelque distance avec nous-mêmes, nous sentons que tout cela, cette présence que nous avons rendue concrète par notre volonté, par notre imagination, que tous ces souvenirs accumulés, ces espoirs comblés ou déçus… tout cela ne veut plus rien dire.
Une terrible désillusion qui s’avère terriblement angoissante.
Lorsque Travis revient (Paris, Texax (1984) de Wim Wenders) après des années d’errance, ce n’est pas son retour qui compte, mais bien plutôt que celui-ci souligne le vide affectif qu’a connu son fils durant son enfance. Le retour du père devient une présence de ce qui aurait pu être.
Des objets ordinaires se chargent de sens. Ils perdent leur aspect utilitaire comme cette cabine téléphonique qui devient le lieu de l’aveu pour Travis. Et ce désert immense ne traduit-il pas l’effondrement d’un quotidien remplacé par l’absurdité ou l’étrangeté du monde ?
Et du même Wenders : Les Ailes du désir (1987). Les anges sont les témoins silencieux d’un quotidien occupés par des âmes mortes. Et puis, il y a ce bouleversement : Damiel commence à ressentir ce qu’il lui manque : le monde sensible. Ce qui pour nous est totale transparence (nous ne prêtons plus attention aux choses tellement elles sont incrustées dans notre quotidien, dans nos habitudes) est pour Damiel une prise de conscience de l’inaccessible richesse de la sensation humaine.
Wenders souligne aussi que l’absence de l’autre (comme Marion qui désespère de connaître l’amour) pèse lourdement sur nos existences. Et Homer, vieux et fatigué, erre lui aussi dans Berlin qui se révèle à lui comme étranger, indifférent.