Une structure narrative donne sa cohérence à un récit. Celui-ci est une expérience et, en tant que tel, il est perçu, vécu et compris. Une structure est une charpente qui rend un récit fictif (même s’il s’agit d’une biographie) intelligible. Toutes les données qui apparaissent dans un récit sont alors unifiées sous cette charpente.
Il y a une succession d’événements. Celle-ci ne suffit pas pour donner du sens, d’autant plus que la fiction autorise de penser la succession comme simultanée lorsqu’elle prétend que des événements ont lieu dans le même temps dans des espaces éloignés. Donc, d’emblée, c’est le chaos, une diversité d’éléments dramatiques qui, pris isolément, paraissent sans raison d’être. Ce que l’autrice et l’auteur recherchent avant tout, c’est un engagement émotionnel du lecteur/spectateur. On peut étonner autrui avec un événement soudain, néanmoins, provoquer la compassion en autrui exige une préparation, donc, une organisation.
Une progression logique
Souhaitons-nous attirer et retenir l’attention de notre lecteur/spectateur ? Proposons-lui alors une structure bien établie depuis quelques millénaires : une situation initiale (un monde ordinaire, un quotidien pour les personnages) ; soudain quelque chose bouleverse les habitudes (qui sont considérées comme mauvaises dans ce point de départ) ; un second acte tout empli de péripéties suivi d’un dénouement et d’un épilogue qui peut parfois être ouvert sur des horizons possibles laissés à l’appréciation du lecteur/spectateur.
Cependant, cette structure échouera si nous n’y rencontrons pas l’émotion de la lectrice ou du lecteur. Il nous faut donc réfléchir à notre structure parce qu’au-delà d’organiser le récit afin que nous y comprenions quelque chose, elle joue sur le rythme et l’intensité des émotions afin de gagner le lecteur/spectateur à la cause du récit ou de la fable. Que fait d’autre le monomythe de Joseph Campbell ? Ce Hero’s Journey qui consiste en une série d’épreuves et de transformations (nous sommes tous en devenir) pour l’héroïne ou le héros du récit : et il y a une identification car nous nous reconnaissons de manière plus ou moins distante dans les expériences supposément vécues par le personnage.
Étonnons le lecteur/spectateur. Trompons ces attentes. Bien-sûr, un genre sous-tend des conventions, mais pourquoi se priver de les subvertir ? La surprise est déjà une émotion et la structure ne l’annihilera pas, bien au contraire, elle doit la favoriser. Des moments de tension et cette si célèbre catharsis telle que définie par Aristote qui consiste, si l’on veut, à se purger de ses émotions en les exposant au jour sans en souffrir les conséquences.
Le modèle actanciel
Que sont les actants ? D’emblée, on pense aux personnages. Les actants, cependant, sont bien plus que les seuls personnages, ce sont en fait des fonctions ou toutes sortes d’entités. Que sont ces entités ? Ne nous compliquons pas les choses et disons qu’il s’agit d’idées : nous aurons des figures humaines ou non humaines, des figures abstraites ou symboliques. Le schéma (ou modèle) actanciel expose 6 entités : un sujet qui agit, qui possède du moins une puissance d’agir qui n’est probablement pas encore réalisée au début du récit, dans le but avoué d’atteindre un objectif.
Évidemment me vient aussitôt en mémoire Ulysse, sujet héroïque par excellence. Ce sujet peut être tout aussi une personnification, par exemple une Vérité anthropomorphique et puis, le sujet n’est pas un individu en tout et pour tout, il connote aussi un concept de communauté.
J’ai parlé d’un but avoué, il s’agit de l’objet. C’est ce qu’il faut obtenir : un trésor, l’amour, un idéal de justice ou de paix. Et l’action dans tout cela, d’où vient-elle ? Non pas ce qui la réalise mais ce qui la rend possible ? Ce sera le destinateur, c’est-à-dire l’entité qui motive ou ordonne l’action comme, par exemple, une catastrophe naturelle (le destinateur) motive le sujet à sauver sa famille (et ce sera cet objet dont je parlais plus haut). Dans nombre de récits, le destinateur oscille entre divinité et idéologie (Zeus ; la lutte contre l’oppression…).
Puisqu’il y a une entité comme condition de l’action, il faut que celle-ci puisse bénéficier à une autre entité. Dans cette relation, le second membre est donc le destinataire de l’objet. Dans les contes, il y a une princesse à sauver ou bien avec une visée plus grave, ce sera une valeur portée par l’acte : se sacrifier pour être libre, par exemple.
Un héros ou une héroïne sont rarement seuls au cours de leur quête. Souvent, ils y sont aidés par d’autres entités : un compagnon de voyage bien concret (pensez à l’âne de Schreck par exemple) ou encore des attributs tels que le courage ou la ruse qui peuvent appartenir en propre au personnage principal ou qu’il trouvera en d’autres dont il peut s’inspirer, et qui lui sont nécessaires pour accomplir sa quête. Cette entité se nomme adjuvant. De manière assez logique, il y a ceux qui s’opposeront et qui porte le doux nom d’opposants.
Les relations
Ce schéma actanciel propose trois axes : la relation entre le sujet et l’objet est l’axe du désir. Dans 1917 (2019) de Sam Mendes, nous reconnaissons le sujet : Schofield, le personnage principal ; et son objet : Schofield doit livrer une missive d’une importance capitale en traversant un territoire ennemi. Cet objectif est double : il est concret par le périple que lui et son compagnon vivent et possède aussi une dimension spirituelle qui s’éploie dans le salut des hommes menés à leur perte en cas d’échec de la mission.
Comprenez bien que le désir n’est pas l’objet : ce dont il s’agit dans ce désir, c’est la relation entre le sujet et l’objet. C’est cette relation qui nous est montrée tout au long de l’intrigue. Considérez celle-ci comme une espèce de parcours du combattant au cours duquel chaque triomphe (même le plus insignifiant) participe du devenir du personnage.
Parallèlement au désir, il apparaît alors un besoin qui doit être satisfait afin que cet arc dramatique atteigne un semblant de perfection. Plusieurs options s’offrent à nous : triomphe total à la fois du désir et du besoin (comme de s’émanciper d’une lourde responsabilité qui peut être légitime ou non) ; le besoin est satisfait mais le personnage échoue sur son désir : cela reste néanmoins une réussite car se trouver soi-même est bien plus judicieux que de courir après un trésor illusoire ; réussir l’objectif que l’on s’est fixé mais être incapable de s’améliorer en quelque manière est une défaite ; la tragédie survient lorsque ni le désir, ni le besoin ne sont accomplis.
Dans le modèle actanciel, il apparaît un second axe : celui de la communication entre le destinateur et le destinataire. Continuons avec 1917. Le destinateur est l’autorité militaire, c’est par elle qu’intervient l’incident déclencheur (l’ordre de mission) et partant, toute l’intrigue. Au-delà de celle-ci et qui recouvre à la fois le destinateur et le destinataire, ce sont les valeurs qu’elle met en jeu : le devoir, la solidarité, la vie.
Car ce destinataire, ce n’est pas le personnage principal : la mission confiée à Schofield et à Blake consiste à sauver le Devonshire Regiment d’un massacre et dans la foulée, le frère de Blake. Voilà la véritable raison d’agir pour Schofield. La relation entre le destinateur et le destinataire est essentielle au récit car si cette relation est rompue, c’est une tragédie annoncée et tout au long de l’intrigue, on met nos nerfs sur le qui-vive quant à la réponse à la question dramatique de savoir si la mission réussira ou non.
Continuons d’exemplifier avec Gravity (2013) de Alfonso Cuarón. Il est toujours intéressant dans une réflexion de penser au-delà du concret. Dans Gravity, le concret est représenté par la NASA, c’est-à-dire l’autorité qui justifie toute la mission. Au-delà de ce destinateur, nous trouvons des valeurs telles que l’instinct de survie car si Ryan en était dépourvue, nous ne comprendrions pas son combat. Les idées qu’il faut apercevoir sont souvent universelles en tant que valeurs humaines.
Le destinataire aussi peut être compris concrètement : Ryan elle-même dont chaque décision qu’elle prend est censée assurer sa survie. Les idées transcendent le cas particulier : à travers Ryan, c’est tout l’effort de l’humanité pour conquérir le chaos ; et le retour de Ryan est bien un triomphe de l’esprit humain contre l’adversité. Mais ce n’est pas tout : nous pouvons voir en Ryan la mémoire des êtres aimés, absolument nécessaire pour continuer.
L’axe de l’opposition
Cet axe fait intervenir les adjuvants et les opposants. En quoi sont-ils nécessaires au récit ? Continuons avec Gravity parce qu’ici, les interactions humaines sont quasi inexistantes. Certes, il y a Matt qui, de son vivant, ou après sa mort, guide et encourage Ryan. Les autres adjuvants sont davantage matériels : la station spatiale et le module ne combattent pas Ryan car, bien qu’endommagés, ils lui offrent encore des ressources.
Un adjuvant essentiel cependant est la personnalité de Ryan : sa capacité à résoudre ses problèmes, à improviser, à puiser en elle la moindre étincelle tant physique qu’émotionnelle la font passer d’un état quasi d’abandon à une farouche volonté de vivre. Et, surtout, le souvenir de sa fille. Paradoxalement, et en cela le récit devient sublime, la mémoire de sa fille morte d’un accident d’une banalité effroyable, provoque chez Ryan une espèce de renaissance symbolique. Alors que ce souvenir est écrasant, il donne à Ryan une raison de continuer à vivre.
Les opposants sont divers. D’abord le contexte. L’immensité et l’hostilité du vide qui entoure Ryan est son principal ennemi extérieur véhiculant des débris erratiques comme autant de menaces. Et puis, Ryan est surtout elle-même son propre adversaire : elle lutte contre sa peur et son désespoir. C’est de cette opposition que se nourrit son arc.
Un problème de structure
La finalité du modèle actanciel est de dépasser les individualités des personnages pour révéler les structures fondamentales du récit, en se concentrant sur les fonctions et les relations qu’ils incarnent dans ce récit. En fait, les personnages ou, d’une manière générale, les forces en présence, aussi uniques qu’ils puissent paraître, participent tous de l’intrigue.
Ils sont littéralement au service de l’avancée de l’intrigue. Et celle-ci n’est possible non pas par l’évolution personnelle de tel ou tel mais plutôt par la fonction qu’il occupe et les relations qu’il entretient. Il est juste de dire qu’un récit doit être intelligible : certains d’entre eux sont en effet très compliqués à saisir. C’est ainsi que l’axe de l’opposition devient une aide précieuse dans la compréhension et l’interprétation du récit car en identifiant les forces, externes comme internes, qui agissent sur le personnage principal, c’est-à-dire les adjuvants et les opposants, l’objet de la quête s’expliquent en tensions et en conflits, c’est-à-dire le langage même de l’intrigue.