Michael Hauge, en aficionados de Joseph Campbell, en est venu à l’idée de voyage (journey) pour le personnage. Il en existe d’extérieur et d’intérieur. Ce voyage à l’extérieur, nous le considérerons comme l’objectif à atteindre. C’est un désir nourri par une volonté d’accomplir quelque chose, un but que s’est donné le personnage.
C’est bien d’une quête qu’il s’agit : elle est concrète et mesurable. C’est-à-dire que le personnage la réalise complètement, même au-delà de ce qu’il en avait espéré, ou bien le résultat est plutôt mitigé ; et si c’est une tragédie, alors cela signifie que le personnage non seulement a échoué dans sa quête, mais aussi qu’intérieurement, il est tout autant dévasté. Mais n’anticipons pas.
Cette exigence que le personnage s’impose à lui-même est un périple. C’est une épreuve. Elle a surtout la capacité à donner un élan à l’intrigue. En fait, ce parcours est un moyen pour l’autrice et l’auteur de baliser les différents états par lesquels passe le personnage en forme d’évolution. Il se crée ainsi une dynamique entre l’aventure quelle qu’elle soit et le cheminement intérieur du personnage vers un être, du moins on le lui souhaite, bien meilleur qu’il n’est actuellement. Julie (en 12 chapitres) (2021) de Joachim Trier nous conte l’histoire d’une trentenaire qui multiplie les expériences (professionnelles, de modes de vie et notamment sentimentales) dans une quête d’identité.
Julie a un désir : celui de se trouver elle-même dans un monde quelque peu indifférent. En somme, Julie est un personnage dans lequel nous nous reconnaissons facilement, car tout comme elle, nous sommes assaillis d’incertitudes, d’inquiétudes et d’attentes ; mais Julie doit aussi composer avec les attentes des autres.
Le besoin
Parallèle à l’objectif, le personnage est face à un manque. Ce n’est pas la même privation qui le motive à réaliser son objectif, il est plutôt imparfait par ses peurs, ses failles ou ses blessures. Ces éléments définissent son identité lorsque nous le rencontrons la toute première fois. Alors explorons Une Femme en jeu (2023) de Anna Kendrick. L’objectif de Cheryl, qui rencontre de sérieuses difficultés à percer en tant que comédienne, a l’opportunité de participer à un jeu télévisé dont elle n’ignore pas la stupidité, mais comme le programme fait de l’audience, elle espère s’y faire remarquer.
Le désir de Cheryl est donc une quête de reconnaissance, un problème dont aucun d’entre nous n’est vraiment étranger.
Le point médian d’un récit peut servir à créer un rebondissement. C’est ce qu’il arrive dans Une Femme en jeu lorsque Cheryl choisit comme prétendant une menace. Son désir n’est plus de reconnaissance, mais de survie. Posons-nous maintenant sur Rodney Alcala. Quel est son objectif ? Le jeu lui permet de masquer ses sinistres intentions sous un aspect charmeur. C’est un moyen stratégique qui lui permet d’atteindre ses proies plus facilement par la séduction.
Nous sommes des êtres faillibles et nos personnages de fiction le sont tout autant. Cheryl est assez naïve pour croire le cadre sécurisant du jeu télévisé qui s’effondre au moment même où elle comprend la menace que représente Rodney. Son besoin de se sentir valorisée et reconnue l’aveugle sur les apparences et les jugements superficiels et, partant, elle se laisse prendre dans le piège tendu par Rodney. Elle ne maîtrise plus sa situation. De son expérience avec Terry et avec Rodney, Cheryl ressent fortement une désillusion sur ses relations aux autres. C’est ce sentiment qui la pousse à fuir cet environnement hostile, à retrouver ses racines et à être elle-même en s’acceptant (une remarque que Rodney a pressentie chez elle).
La faille de Rodney est son ego démesuré : il doit être celui qui domine. D’ailleurs, il se croit intouchable jouant sur son intelligence et son charme pour détourner l’attention y compris des autorités. Et lorsqu’il lui arrive d’être vulnérable sous sa façade de confiance, il est littéralement terrifié et cela se manifeste par des accès de colère contre lui-même ou des pleurs.
L’identité
Michael Hauge décrit l’identité d’un personnage comme une zone de confort dans laquelle il se réfugie pour se protéger de ses peurs, de ses blessures ou de ses expériences douloureuses. C’est une façade que le personnage a développée pour survivre dans son environnement.
Habituellement, l’identité se forge à partir de traumatismes ou de croyances héritées. Cette croyance influence ses choix et son comportement. Selon Hauge, ces croyances freinent le personnage dans son potentiel de développement d’autant plus qu’il a mis en place des mécanismes de défense comme de l’arrogance ou une stratégie d’évitement des autres. Certains emploient même un humour parfois lourd pour désamorcer la tension d’une situation dans laquelle autrui est partie prenante. En un mot, cette identité du personnage est la source d’une inertie.
Albert, Un héros très discret (1996) de Jacques Audiard, met parfaitement en œuvre le concept décrit par Michael Hauge concernant l’identité d’un personnage. Albert grandit dans un environnement où les récits héroïques de la Grande Guerre sont omniprésents, notamment à travers ce qui lui conte sa mère. En quête d’une reconnaissance, il se persuade qu’il doit devenir un héros. Pour échapper à son sentiment d’insignifiance et à la réalité d’une vie bien trop ordinaire, Albert adopte le mensonge comme stratégie. Il s’invente un passé glorieux, utilise son charme et son éloquence pour convaincre les autres de sa fausse identité.
En se réfugiant dans cette identité fabriquée, Albert évite de confronter ses peurs profondes et ses insécurités. Cette façade lui offre une zone de confort illusoire dont il finit par comprendre la vanité. Sa rédemption viendra alors de sa repentance.
Il faut donc que le personnage dépasse son identité pour atteindre ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire, pour Michael Hauge, son essence. Celle-ci contient les aspirations du personnage enfouies sous la zone de confort. L’essence est ce que le personnage peut devenir s’il fait l’effort d’être lui-même en ne persévérant plus dans son identité, mais en quête d’authenticité, de sa vérité incontestable.
Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire que de se dépasser ? Posons que nous avons été déformés par les institutions et les conventions sociales et la morale aussi. Avant de prendre conscience que le vivre ensemble nous emprisonne, peut-être possédons-nous un désir inconscient de nous libérer des artifices. Mais n’est-ce pas terrifiant de vouloir ainsi jeter nos masques ?
Nous avons besoin d’autrui, car c’est par l’autre que nous comblons notre manque de reconnaissance. Néanmoins, c’est notre amour-propre que nous offrons aux regards, c’est-à-dire ce qu’on croit être, mais qui est loin d’être nous. Et tout cela, pourquoi ? Pour nous maintenir en place dans un monde somme toute quelque peu indifférent à l’individu que nous sommes tous.
Et si l’abandon de notre identité si rassurante en est terrifiant, c’est parce que nous perdons nos repères et risquons l’exclusion. C’est pourtant à ce prix que l’on s’accomplit pleinement, si tant est que cela soit possible.
La séparation entre notre imagination et notre réalité nous évite de nous affirmer dans notre singularité. Pour cela, il faut un courage moral. L’arc d’un personnage de fiction met en œuvre ce courage par autant d’épreuves qui participent toutes à sa redéfinition. Le drame se construit autour de la lutte entre les deux dimensions : identité et essence. Pour Hauge, si l’essence l’emporte, c’est un épanouissement. Dans le cas contraire, c’est tragique.
Ethan Kopek, un agent de la TSA (Carry-On (2024) de Jaume Collet-Serra), est confronté à un dilemme moral lorsqu’un mystérieux voyageur le fait chanter pour qu’il laisse passer un colis dangereux à travers le contrôle de sécurité de l’aéroport la veille de Noël. Lorsque nous faisons connaissance avec Ethan, nous comprenons que, bien qu’il respecte les règles liées à son activité, sa zone de confort le limite à s’engager davantage et à ne point chercher d’évolution de carrière. C’est son identité.
Pour répondre à ses futures responsabilités de père, Ethan prend un risque (ce sera l’incident déclencheur) et s’expose ainsi à la menace. Sa situation nouvellement conflictuelle puise dans son essence qu’il avait mise en sourdine, car persuadé d’être dans une logique de l’échec, il lui faut maintenant dépasser cette identité faussement sécurisante.
Considérons Jep à présent de La Grande Bellazza (2013) de Paolo Sorrentino. L’identité de Jep est toute contenue dans son personnage d’homme mondain, arpentant un monde d’apparences où il ne fait lui-même que paraître. Seulement, Jep est en quête de son essence et celle-ci s’éveille à la suite de quelques événements douloureux (c’est dingue comme la souffrance nous permet de nous révéler à nous-mêmes). Il se découvre un besoin de dépasser sa vie superficielle. Mais parviendra-t-il à se libérer des chaînes de son identité ?