Les Yeux du Spectre (1929) de Paul Fejos
Si vous voulez que votre scénario d’horreur sorte du lot, je ne saurais trop vous conseiller le drame psychologique.
L’émotion
Les émotions sont des réponses spontanées envers notre environnement. Une rencontre heureuse au détour d’un chemin, on éprouve de la joie ; si juste un moment plus tard, nous faisons une rencontre bien moins agréable, nous ressentirons alors de la tristesse, de la colère ou encore de la peur.
Ce qui est évident, c’est que, quel que soit l’effet que nos émotions ont sur nous, en elles-mêmes, elles ne sont ni bonnes, ni mauvaises : elles sont des émotions. Puisqu’elles sont spontanées, de par cette nature même, les émotions ne durent pas. Néanmoins, subjectivement, nous pouvons être affectés plus ou moins longuement ; être affecté, cela signifie que c’est nous-mêmes qui nous complaisons dans l’effet alors que l’émotion elle-même s’est aussitôt dissipée.
Les émotions s’abreuvent à la source d’un événement qui est soit extérieur comme cette rencontre inattendue ou bien parce qu’une situation, une association d’idées ou autres a ouvert en nous une réminiscence qui nous émeut.
Elles sont matérielles comme toutes nos passions puisque notre corps réagit. Et lorsque notre corps riposte à une action externe ou interne, notre volonté a bien du mal à maîtriser la nouvelle situation. Pour l’autrice et l’auteur de fictions et en particulier d’horreur, les émotions sont du pain béni parce qu’elles sont universelles.
La jalousie
C’est une passion, une bien étrange passion. En société, si nous suivons le raisonnement de Rousseau, la jalousie est un maître d’œuvre de nos actions parce que nous ne nous laissons de nous comparer aux autres et partant, même si nous ne sommes pas quelqu’un de méchant, nous sommes amenés à faire le mal pour guérir ce malaise.
Dans Les Yeux du Spectre, la jalousie est le moteur de l’intrigue comme l’illusionniste perçoit le nouvel arrivant comme une menace envers l’amour platonique qu’il éprouve pour une jeune femme. Dès ce moment, l’illusionniste adopte un comportement extrêmement possessif pour imposer des règles de conduite à son assistant et à la jeune femme afin d’empêcher une proximité entre ces deux êtres.
Alors que son art créait le rêve, maintenant, il sert au mal sous couvert de manipulation perverse ; il satanise la réalité pour maintenir un ascendant psychologique sur son entourage.
C’est bien plus qu’une hypothèse : la jalousie mène à la destruction. Shakespeare l’a sublimement démontré dans Othello, le Maure de Venise : la jalousie dénature nos relations, et si nous y cédons, elle nous mènera à notre perte. De surcroît, l’attitude qu’il adopte envers la jeune femme provoque l’effet inverse de ses sombres desseins. Elle se rapproche d’autant de l’assistant et cette distance nouvellement créée renforce le sentiment de perte de l’illusionniste. Sa chute lui est renvoyée dans un jeu de miroirs dessinant la misère d’un homme qui a tout perdu.
Les actes
Comme à son habitude, l’acte Un est l’espace de l’exposition. On y découvre un artiste au sommet de son art, mais en privé, un être solitaire terriblement frustré. L’incident déclencheur est la rencontre avec l’assistant. Dès ce moment, un processus de pouvoir et de séduction se met en place qui irradie déjà dans l’intrigue à venir.
L’acte Deux inaugure le sentiment de jalousie qu’éprouve l’illusionniste lorsqu’il comprend l’attirance réciproque des deux jeunes êtres. L’illusionniste est le personnage principal, c’est un héros tragique dont les actions désespérées le mèneront à sa propre destruction.
Ici, le point médian est une articulation un peu particulière : l’échec catastrophique de l’illusion est symbolique de l’échec du personnage principal en tant qu’homme. Ce sera le message de Paul Fejos : si nous nous laissons pervertir par nos passions, rien ne pourra nous sauver.
La terrible sensation (âme et corps) que produit l’éloignement de la jeune femme pousse l’illusionniste vers une dévastatrice jalousie. On imaginera que l’imago de l’illusionniste lui confère une appréhension d’autrui fondée sur le contrôle ; ainsi, l’authenticité du sentiment qui lie les deux jeunes gens menace sa propre illusion de pouvoir et ce déchirement lui fait accomplir des actions irrationnelles.
L’échec public de l’illusion est bien une représentation symbolique de l’échec de l’homme derrière l’artiste.
L’acte trois est tragique. Nous ne pouvons même plus distinguer entre ce qui est illusoire et ce qui ne l’est pas. C’est voulu. En effet, le héros est l’illusionniste. Je m’avance encore un peu : l’héroïne est l’illusion. Pour parfaire l’identification au héros, Paul Féjos nous permet de l’accompagner dans sa chute. Nous sommes non seulement complices auprès du héros, mais surtout, nous sommes les témoins impuissants d’un devenir sans rémission.
Ce que l’auteur tente de nous faire comprendre, c’est que l’illusionniste, c’est nous. Nous qui nous perdons dans nos illusions comme défense contre la réalité ; nous qui construisons des récits et manipulons les apparences pour fuir une vérité sinon douloureuse, du moins, dérangeante.
C’est humain de préférer l’illusion au réel. Que dans Les Yeux du Spectre, nous sommes incertains entre le réel et l’illusoire, cela facilite la reconnaissance de nos propres expériences. Les personnages de fiction se mentent souvent à eux-mêmes : avouons que, nous aussi, sommes inconfortables en regard de vérités qui font mal.
Nos passions (dans Les Yeux du Spectre, ce sont la jalousie et l’amour sans retour) dissolvent et altèrent la réalité. Le message de Fejos est peut-être de nous en avertir et de nous en prémunir. L’autrice et l’auteur ont toujours quelque chose à crier avec leurs mots.
All is lost
Dans l’horreur, la fragilité humaine est une inépuisable source d’inspiration. Et lorsque le moment dramatique du All is lost, où tout semble perdu, se produit, il est un point de bascule du récit qui fait du bien au lecteur/spectateur même si celui-ci en ressort bouleversé.
Nous sommes vulnérables à la fois dans notre chair et dans notre âme. Quand des forces, qu’elles soient surnaturelles, psychologiques ou réelles, nous surpassent en tous points, nous réalisons douloureusement que toutes nos stratégies, toutes nos compétences et autres illusions ne sont d’aucun secours, tout au plus des consolations.
Une question essentielle que se posent souvent l’autrice et l’auteur d’horreur est de connaître si nous sommes passifs et que notre destin, peu importe les efforts que l’on fait, est inéluctable ou bien si nous avons quelque effet sur notre destinée en admettant que nous l’écrivions nous-mêmes par nos actes et leurs conséquences.
Une tentative pour y répondre est précisément ce All is lost, cette nuit obscure de l’âme, au cours de laquelle le personnage, c’est-à-dire nous, perd pied lorsque la réalité l’enveloppe tout entier de sa crudité.
Lorsque l’humeur de l’auteur et de l’autrice n’est pas tragique, alors, même dans des conditions apparemment désespérées, qu’elles soient politiques ou naturelles, nous trouverons le moyen de nous y épanouir et dans le cas de la tragédie, cette crise majeure du personnage l’humanise plus que jamais. Dans la vraie vie, nos certitudes et nos illusions sont très souvent mises à l’épreuve de la réalité. La maladie, le deuil, un moment de crise telle une séparation nous font douter de notre identité. Ne sommes-nous pas téméraires à vouloir comprendre le monde et notre vie ? Nous ne cessons de nous construire des abris de fortune, des certitudes, des habitudes et même nos relations pour échapper à notre insignifiance, terrible vertige d’un sentiment d’horreur nue.
Vous voulez de l’horreur ? Faites en sorte de déconstruire ce qui nous rassure. La descente aux Enfers du héros ou de l’héroïne est un renversement de perspective. Il s’ensuit un malaise qui se communique jusqu’à nous. C’est fascinant de participer à la corruption d’un être que nous admirons en fin de compte.
Ici, Fejos nous rappelle que nous sommes impuissants. La raison nous dissuade de commettre le mal ou régente notre emportement, mais, elle se révèle impuissante quand elle prend la mesure de notre condition humaine. Et l’illusionniste prend conscience qu’il perd tout et ses quelques convulsions ne lui serviront de rien.
Quand l’horreur devient intérieure ?
Confronter sa propre obscurité alors que nous préférerions l’ignorer, voilà bien ce qui nous terrifie. Admettre sa jalousie, son égoïsme ou sa haine ou encore accepter un échec personnel, n’est pas facile. Et lorsque l’illusionniste se retrouve seul au milieu de tous ses artifices, il ne peut que contempler sa propre déchéance.