Le Fantôme de l’Opéra (1925) de Rupert Julian
L’acte Un : l’exposition et l’étrange
Je remarque immédiatement que si le cadre de l’Opéra de Paris avait été autre, tout le récit aurait été différent. La Salle de Spectacle avec ses dorures et ses lumières contrastent fortement avec le lac souterrain au détour de chemins sombres et labyrinthiques. Le fantôme vit dans cet inconscient de pulsions, de peurs et de désirs secrets. Alors lorsque Christine arpente ses sombres chemins, c’est vers cet inconscient qu’elle se dirige ; vers les aspects les plus obscurs de son propre être.
Christine est l’objet du désir pour le fantôme. L’objet est une projection de nos propres fantasmes sur l’autre. Le fantôme idéalise Christine ; elle lui est donc inaccessible. Dans un amour sincère, il y a une totale reconnaissance de l’autre, qualités et défauts tout ensemble. Le fantôme ne voit pas Christine pour ce qu’elle est, mais comme ce qu’il lui manque à lui. Il projette sur Christine ses manques et c’est ce qu’il croit être un amour sincère pour Christine, mais il se trompe.
Alors lorsque Raoul vient compléter le triangle, il se crée aussitôt une rivalité entre la nuit et le solaire.
Lorsque les nombreux scénaristes ont mis en peinture l’Opéra de Paris, ils ont insisté sur les souterrains (rien que le mot est impressionnant), les passages secrets, les sombres recoins et des trappes dissimulées ici et là. L’idée est de donner l’impression qu’il y a une étrange volonté à l’œuvre dans ce lieu. C’est précisément ce que recherche Alejandro Amenábar avec Les Autres (2001). L’espace est découpé en parties fermées et secrètes qui participent du mystère des lieux. C’est la même intention que les souterrains de l’Opéra. Dans cette demeure de Les Autres, il semble y avoir une présence sinistre, c’est-à-dire que nous sommes y sommes insensibles ; néanmoins nous ressentons cette présence. Vous aussi vous pouvez vous en inspirer en créant un contraste entre la double nature d’un lieu : une beauté lumineuse et des entrailles glauques.
Le sein maternel de l’Opéra de Paris est bel et bien cet espace aux tréfonds presque mythologiques. Les corridors suintent d’une impression de claustration et de cette désorientation naît une bien naturelle angoisse.
Le fantôme : une figure tourmentée
Rejeté comme monstre, le fantôme est néanmoins dans les fers de sa souffrance. Sous cet angle, il inspire davantage la compassion que la terreur. Si le regard que nous osons poser sur lui dépasse sa laideur naturelle, nous découvrons un homme certes empli d’amertume et de ressentiment envers son ostracisation, mais à l’humanité toujours intacte.
Conditionnée par le regard des autres, sa haine envers lui-même s’écoule dans la terreur qu’il inspire. Sa souffrance s’enfle de son désir impossible d’acceptation et son rejet. Son terrible sentiment d’impuissance à être aimé se soulage dans l’illusion qu’il décide du destin de l’Opéra de Paris depuis ses profondeurs mêmes. Il voit en Christine non seulement la beauté et la lumière, mais aussi l’amour. C’est lorsque Christine se tourne vers Raoul que la rage du fantôme se met à hurler et qu’il comprend qu’il a échoué à la manipuler. Un amour vrai et désintéressé se mérite et la ruse n’y peut rien, même si le fantôme, conscient qu’il fait le mal, n’a pas d’autres voies pour connaître ce dont il est depuis toujours privé.
C’est la nature du fantôme : il ne peut recevoir en retour l’amour qu’il donne. Lorsque nous élaborons un personnage, nous devons donc d’abord envisager l’élément qui le structure, c’est-à-dire qui détermine ses actions, ses décisions et la dynamique de ses relations. Ou, dit autrement, pensons le conflit intérieur. Ce conflit prend naissance dans une blessure qui définit depuis son rapport au monde.
L’ombre
Vêtu d’obscurité, le fantôme inspire la peur pour s’affirmer. Il n’éprouve aucun remords pour le crime commis, si tant est qu’il y ait crime, si ce n’est celui de la société des hommes qui a rejeté ou plutôt craché hors des regards un innocent qualifié de monstre.
Acte Deux : le conflit s’étend
Le fantôme a du talent. Mais il ne peut exprimer son art. Christine lui sert de procuration. La manipulation est le moyen et la finalité n’est pas de tricher avec Christine : Christine devient son moyen d’expression ; elle est sa voix et par elle, il atteint la reconnaissance de son art. De surcroît, en s’assurant de la carrière de Christine (il fait d’une choriste une diva), il vise en retour une gratitude et un amour. Il ne comprend pas qu’il ne peut gagner cet amour si celui-ci n’est pas libre.
Le fantôme n’est pas le seul de son espèce. Salieri, par exemple, est talentueux, mais frustré par Mozart. Alors, par sa position, il tente d’influencer Mozart et de provoquer sa disgrâce.
Le point médian
Ce point médian est le moment de bascule du récit lorsque Christine retire le masque du fantôme. La confiance est rompue. Christine fuit, et le fantôme, cependant fasciné par Christine, et son protecteur, se transforme en un être de terreur. Christine devient la victime.
Acte Trois : la chute
L’acte désespéré du fantôme menace de détruire son univers. Le climax voit la disparition du fantôme dans les eaux. Celles-ci sont habituellement considérées comme un symbole de purification, mais ici la métaphore insiste sur la dissolution. Le fantôme ne trouvera jamais sa place parmi les hommes, il sombre dans le néant. L’essence du fantôme est celle d’un être tragique : il n’échappera pas à son destin écrit par quelque force supérieure qui dépasse de loin notre compréhension.
Néanmoins, la destinée du fantôme écrite de sa main même explique que sa fin tragique est la conséquence de ses propres choix. La terreur qu’il provoque sciemment se retourne contre lui et le mène à sa destruction. L’obscurité des eaux et de son monde chthonien absorbe le fantôme.
La destinée de Lester Burnham dans American Beauty (1999) de Sam Mendes est réglée par la témérité de ses décisions et c’est bien elles qui précipitent son anéantissement. Seulement la rédemption qu’espère Lester est déjà condamnée par son passé au cours duquel il s’est conformé aux contraintes sociales. Alors est-ce qu’une réconciliation avec soi-même est-elle possible ? Est-ce que notre passé scelle notre destin ? La prophétie des sorcières dans Macbeth annoncent-elles à Macbeth d’assassiner Duncan pour que son destin se réalise ? C’est Macbeth qui interprète qu’il lui faut tuer.
Ainsi, il écrit lui-même sa destinée. Lee Chandler, de Manchester by the Sea (2016) de Kenneth Lonergan, a connu une tragédie personnelle dont il supporte le poids écrasant de la culpabilité. À partir de ce moment qui se situe hors du présent du récit, Lee a perdu toute espérance en une quelconque promesse de rédemption. Ici, l’eau reprend le même symbolisme que dans Le fantôme de l’Opéra ; elle n’est pas un renouveau, mais une impossibilité de se libérer de ses souffrances. Le personnage est figé dans le passé, comme condamné à une solitude à laquelle il adhère consciemment.
Les nœuds dramatiques du Fantôme de l’Opéra
Le point médian se construit autour de la révélation de l’être misérable et effrayant qui se dissimule sous la voix mystérieuse et rassurante du fantôme. Il me semble que c’est un bouleversement de la dynamique de la relation entre Christine et le fantôme, car ce nœud est particulièrement bien pensé ; il réoriente l’intrigue principale, modifie les arcs dramatiques de chacun des personnages et change aussi la nature de leur relation.
Ce point médian a pour conséquence l’enlèvement de Christine : autre nœud qui précipite la chute du héros. C’est un point de non-retour qui se conclue par la confrontation tragique avec la foule.