BOECE M’A INSPIRÉ

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Permettez-moi un petit délire. Ousia en grec est ce qui constitue la nature fondamentale d’une chose. Nature signifie que cette chose est ce qu’elle est. Boece a interprété cela comme l’essence générale d’un être, général signifie par exemple que l’ousia de l’humanité est la nature humaine parce que nous partageons tous cette humanité, elle est commune à tous les membres d’une même espèce et c’est ce qui explique lorsqu’on rencontre quelqu’un qui dévie quelque peu de cette communauté, qu’il soit appelé un monstre. Mais il n’en conserve pas moins son humanité, c’est seulement le regard des autres qui le la lui dénie.

Et puis, il y a l’Ousiôsis. Nous pourrions le traduire par subsister, durer. Ousia, l’essence, est une idée et en tant que telle, abstraite. Donc pour que l’ousia s’actualise dans la réalité, il faut une dynamique d’existence et, par conséquent, il nous faut nous propager dans le temps car la nature humaine ne s’éteint pas à la mort d’un corps. Pour Saint Augustin, c’est Dieu qui nous maintient dans l’existence. C’est Augustin qui parle de propagation.
Hypostasis est alors ce qui se conserve en chacun de nous. C’est l’hypostase ou substance. Pour Boece, la substance est ce qui fait d’un individu (donc un être singulier) ce qu’il est. C’est ce qui demeure en chacun de nous malgré toutes nos expériences, tout notre vécu qui fait que nous ne cessons de changer et pourtant, il se conserve en nous quelque chose de permanent.

Prosôpon peut prendre deux sens : d’abord celui de masque, c’est-à-dire l’apparence que nous donnons de nous au monde. C’est ce qui permet aux regards étrangers de nous identifier. On comprend aussi prosôpon comme l’idée de la personne (même de la personnalité, si on veut) et dans la théologie chrétienne, cette idée de personne a donné la Trinité : trois personnes distinctes qui partagent néanmoins la même ousia.

Boece a distingué entre ousia et hypostasis pour marquer la différence entre ce qui est général, ce qui est interprété comme archétypal, et la substance individuelle qui fait qu’un individu est unique même si son prosôpon diverge de son hypostase. Le garçon de café de Sartre explique bien cela : le prosôpon est ce que nous donnons de nous-mêmes à voir aux autres mais rien d’évident à ce que ce soit notre vérité. Avec le prosôpon, nous serions plutôt dans le mensonge.

Dramatis Personæ

Fort de cette distinction opérée par Boece, appliquons ce modèle à la création de nos personnages qui ont tous en commun d’être fictifs. L’ousia est donc ce qui fait qu’un individu est ce qu’il est. Un personnage serait par exemple naturellement doué de compassion ou bien pourrait être doté de cette compassion mais il l’ignore encore. C’est au cours de son arc dramatique que celle-ci se révélera. Charlotte dans Lost in translation (2003) de Sofia Coppola est une jeune femme en quête de sens. Son ouverture aux autres semble naturelle mais pourtant, elle paraît entravée par ses doutes et son refuge dans la solitude.
Son ousia se révélera dans sa relation avec Bob. Ainsi, nous participons à l’actualisation de cette compassion qui fait l’être de Charlotte, une ousia d’abord latente, que Charlotte ignore, jusqu’à sa réalisation en particulier dans la scène de l’adieu.

Breaking the wavesL’ousia permet l’arc dramatique. Le personnage évolue vers cette ousia qui constitue son identité. Ses attitudes, ses décisions, ses dilemmes prennent naissance de cette identité. L’ousia de Bess dans Breaking the waves (1996) de Lars von Trier est cette nature profonde de l’amour envers sa foi, envers Jan et qui explique ses sacrifices qui dépassent la raison.

Son arc dramatique se construit lorsque Jan lui demande de lui prouver son amour au-delà de sa propre dignité et elle accepte non pas par compromis mais comme l’expression la plus pure de sa foi et de son amour.

MissingL’ousia justifie les dilemmes. Entre ce que l’on est et les contraintes extérieures, entre nos besoins et nos désirs, il est difficile de se concilier non pas tant avec l’autre mais avec soi-même, c’est-à-dire cet autre que nous sommes vraiment et non celui que nous donnons à voir. Prenons Ed de Missing (1982) de Costa-Gavras. Ed est un homme qui croit sincèrement en son pays mais l’obligation qui lui est faite d’ouvrir les yeux sur la réalité à travers la disparition de son fils produit en lui un terrible dilemme. Son souci est de continuer à vouloir croire en des valeurs qui sont corrompues.
Ed se réconciliera avec lui-même par la perte et la désillusion. Son dilemme l’amène à se dessiller les yeux.

L’ousiôsis, l’actualisation de l’essence

PatersonL’abstrait devient chair. Les actions dévoilent l’âme. Par le moyen de l’ousiôsis, l’autrice et l’auteur inscrivent l’identité d’un personnage dans les faits. Paterson dans Paterson (2016) de Jim Jarmusch mène une vie très banale mais c’est de cette banalité qu’émane son âme et sa poésie. L’essence poétique de Paterson se concrétise dans les détails du quotidien qui, pour la plupart d’entre nous, n’inspirent rien.

Et lorsque son carnet de poèmes est détruit, il trouve encore la force d’écrire car cette action est ce qu’il est.

Dans l’ousiôsis, il y a aussi la notion de durer, de subsister. L’ousiôsis serait ce qui permet à l’existence ou ousia de demeurer, de se propager dans le temps. C’est en inscrivant son action (ousiôsis) dans les faits qu’on existe. Paterson retranscrit dans son carnet les petites choses qu’il observe, il se sert des mots qui rendent tangibles ce qu’il perçoit. Son écriture lui permet de perpétuer son existence à travers un regard singulier sur le monde. Paterson se projette dans le temps par l’écriture.

L’hypostase est la personnalité, c’est-à-dire tout à la fois un passé, des désirs, des faiblesses et des forces. Hypostasis est ce qui désigne l’individu. C’est ce qui permet à l’autrice et à l’auteur de le construire dans la réalité du récit et le rendre unique parmi la dramatis personæ.

Néanmoins, cette substance unique qui caractérise un individu ne prend sens que dans un contexte. Il est important de comprendre comment un sujet concret (le personnage) influence et est influencé par l’environnement dans lequel il se meut. Il existe une dépendance envers le cadre, qu’il soit social, culturel, familial, historique. Ce cadre oriente les choix du personnage et la manière dont il perçoit le monde. Considérons un moment Albert Guillotin de La Révolution, la série créée par Gaia Guasti et Aurélien Molas.

L’hypostase de Albert fait de lui un être totalement passionné par un idéal de justice sociale. Ce qui le pose en lutte frontale contre la noblesse et la crasse tyrannie de l’Ancien Régime. Mais sans ce contexte prérévolutionnaire avec des classes populaires atrocement exploitées par l’aristocratie qui se procure même une nouvelle arme comme l’instrument du pouvoir, l’hypostase (c’est-à-dire ses motivations) de Albert se justifierait difficilement.

Son engagement n’est pas vain et ses actions (ousiôsis) bouleversent ce qui semblait pourtant immuable.

Conformité et résistance

On est souvent sous la contrainte de son environnement (normes et attentes diverses et variées). C’est ainsi que l’ousia d’un personnage entrera en jeu lorsque cette attente de la société est contraire à nos aspirations. Devons-nous résister pour préserver notre intégrité ou se conformer ? Le cadre peut être contraignant ou libérateur, c’est selon ; c’est-à-dire d’abord un choix personnel.

Mais le cadre peut aussi nous manipuler à lui obéir ou à lui résister selon ses propres intérêts. Dans la série 3 % de Pedro Aguilera, il existe un monde dans lequel seuls 3 % de la population miséreuse peut accéder à une vie meilleure. C’est ainsi que Michelle, l’héroïne, est appelée à se conformer à la norme imposée. Mais l’ousia de Michelle est fortement marquée par un désir contradictoire de justice et de réussite sociale. Doit-elle céder aux exigences et se conformer ou bien prendre le risque de subvertir la norme ? Ce sera néanmoins le choix de la résistance qui lui permet de se réaliser, de trouver sa voie et d’être fidèle à elle-même, à son ousia.

Et puis il y a ce masque que nous revêtons afin que le monde nous reconnaisse. Elle est intéressante cette notion car elle nous permet d’envisager déjà un conflit personnel entre l’ousia d’un personnage et ce prosôpon.

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