L’Étudiant de Prague (1913) de Hanns Heinz Ewers
L’Étudiant de Prague est un précurseur de l’expressionnisme allemand qui s’est véritablement manifesté dans les années 1920 en réaction de la défaite de 1918 et à l’instabilité de la République de Weimar. Le style en est l’exagération des émotions afin de décrire l’état psychologique des personnages.
Le réalisme des situations n’est donc pas la finalité de telles œuvres. Nécessairement subjectifs, les sens des personnages leur renvoient une réalité comme déformée et anguleuse aux ombres prononcées et baignant dans le clair-obscur. Les thèmes du fantastique et de l’horreur y trouvent un moyen d’expression privilégié : la folie, la mort, l’angoisse et le trouble rapport entre l’individu et sa communauté ou dit autrement entre la conscience individuelle et la conscience collective.
La structure de L’Étudiant de Prague est linéaire avec quelques analepses cependant afin de rendre intelligibles quelques situations, mais celles-ci sont à peine des intrigues secondaires. La base de l’intrigue principale est un pacte faustien.
Les relations entre les personnages sont conçues pour que le lecteur/spectateur y réponde volontiers. Un héros (Balduin) pauvre (pour l’empathie) mais submergé par une faiblesse qui pourrait bien le mener à sa perte : son ambition.
Un antagoniste incarné sous une figure démoniaque ; un intérêt romantique (Margit) qui ne résistera pas à l’illusion qu’elle s’était donnée de son amour et bien entendu le rival d’un triangle amoureux. Cette organisation permet d’aborder un des thèmes chers du fantastique : le double (ou doppelgänger) mais aussi des thèmes plus prosaïques tels que les conséquences d’une ambition non maîtrisée, la dualité de la nature humaine car en effet, le reflet du miroir est la manifestation concrète du pacte faustien alors que le récit traite par ailleurs les contradictions de Balduin entre ses aspirations et ses désirs ou, dit autrement, entre sa passion et sa moralité lourdement entachée par la précédente.
La question de l’identité
Quand on remet en question ce qui constitue ou du moins ce que nous croyons qui constitue notre identité, l’horreur de cette prise de conscience nous saisit l’âme à bras le corps. Si nous perdions notre mémoire, plus aucun souvenirs, sommes-nous encore ce que nous pensions être ? Si le passé fait de nous ce que nous sommes, sans aucun souvenir, qui sommes-nous ?
Dans les récits d’horreur, c’est la révélation d’actions passées et oubliées qui ne sont pas ressenties sur le mode de l’illumination. Bien au contraire. Prenons appui non pas sur un film d’horreur pure qui bien trop souvent ne reflète que la médiocrité de ses auteurs (qui ne se perçoivent évidemment pas ainsi) mais plutôt sur ce que je qualifierai d’horreur psychologique pour éviter le sempiternel existentielle.
On pourrait s’étonner qu’alors que L’Étudiant de Prague s’expose sous l’expressionnisme, je m’attache à une œuvre surréaliste comme Synecdoche, New York (2008) de Charlie Kaufman mais c’est pour mieux entendre la question de l’identité. Dans ce récit, l’identité de Caden se décompose en autant de comédiens qu’il a réunis pour sa création. C’est l’idée du double comme multipliée.
Mais Caden n’oublie pas : il reconstruit et réinterprète ses souvenirs. Ainsi, chacun des actants est une idée de lui-même. Et c’est bien là qu’est l’horreur : Caden découvre dans le jeu de ses comédiens des aspects de lui-même qui le terrifient. C’est une perte d’identité certainement plus terrifiante que les Jump Scares de l’horreur habituelle.
Qu’implique le pacte faustien ?
D’abord un manque. Les avantages qu’on tire d’offrir son âme comblent de leurs largesses un vide. Balduin ne vend pas sciemment son âme. Contre une grosse somme d’argent, le moyen de l’ambition de Balduin, il cède tout ce qui se trouve dans sa chambre à Scapinelli ; y compris son miroir, c’est-à-dire son âme, son reflet, son double.
Le miroir est une métaphore très ancienne. Le reflet est notre conscience de soi. Nous sommes des êtres distincts, nous avons des pensées, des émotions, une existence bien à nous. Alors ce reflet est ce qui nous permet de prendre du recul par rapport à nous-mêmes : nous nous observons. Nous prenons conscience que nous sommes.
Le poète projette l’âme dans notre reflet. L’âme est une idée que le miroir renvoie. C’est une manière de démontrer ce qui est seulement intelligible mais point concret. Perdre son reflet, c’est perdre son âme.
Certes, Balduin ne cède pas au mal. La nature humaine n’est pas fondamentalement mauvaise. Ce n’est pas le propos de L’Étudiant de Prague. Nous avons tous de bons comme de mauvais côtés. En nous, il y a un équilibre entre le bien et le mal. Nous nous rendons vulnérable au mal lorsque cet équilibre est perturbé. Ce qu’explique L’Étudiant de Prague est que nos décisions, nos choix nous mèneront à notre perte si nous n’y prenons garde.
Quelques conseils
Travaillez les contradictions et les conflits intimes de vos personnages. Le Père Damien Karras de L’Exorciste (1973) de William Friedkin oppose en lui la foi et la science. Il doute de sa foi alors même qu’il est appelé à combattre une force démoniaque. Cela crée une autre contradiction en lui entre croyance et scepticisme.
La culpabilité envers sa mère le ronge tout autant. Lors de son combat contre le mal qui s’est emparé de Rejan, c’est en fait contre lui-même qu’il lutte.
La représentation du conflit entre foi et science est la clef de L’Exorciste. Le monde matériel semble triompher par le sacrifice du Père Karras. De ce fait même, c’est aussi une forme de théurgie à travers une lutte spirituelle authentique. On peut admettre que le doute de Karras est une étape nécessaire de son cheminement spirituel.
Le concept du doppelgänger est un thème puissant de la littérature fantastique. C’est souvent un reflet maléfique de l’ombre que contient aussi notre nature humaine. Deux sœurs (2003) de Kim Jee-woon est excellent pour expliciter ce principe du double. Su-mi et Su-Yeon se ressemblent. Cela met en place la dualité qui n’est pas une opposition et nous sommes d’accord sur cela. Leur relation est d’ailleurs au cœur de l’intrigue.
Une autre dualité est mise en place par Jee-woon : on ne distingue plus entre ce qui est réel et ce qui relève de l’illusion. Là encore aucune opposition plutôt une fusion. Jouez vous aussi avec le dédoublement de la personnalité. Le passé et le présent offrent aussi de belles opportunités pour tourmenter le doppelgänger.
Habituellement, il y a un personnage qui désire quelque chose plus que tout. C’est donc le candidat idéal à un pacte faustien. C’est une recette qui fonctionne très bien et depuis des lustres. L’idée néanmoins est celle du dilemme que ce pacte provoque en le personnage qui prend progressivement la mesure de son choix. Considérons Guy de Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski. Il a à la fois un manque (ses échecs successifs) et un puissant désir de percer dans sa carrière. Le pacte est entre lui et un culte satanique qui lui promet le succès s’il offre en retour son épouse pour qu’elle porte l’enfant de Satan.
Mais le dilemme à voir sa femme souffrir fait naître en lui un conflit intime entre son ambition et l’amour qu’il porte à Rosemary. Et comme celle-ci commence à suspecter quelque chose d’étrange, Guy lui ment et la manipule ce qui accroît son dilemme. Mais un tel pacte est irrémédiable et Guy doit maintenant assumer la folie dans laquelle Rosemary est tombée (victime innocente de l’ambition de Guy) et être le père d’adoption d’un enfant démoniaque.
Quand on aborde la question du double, c’est d’altérité et d’identité dont on parle le plus souvent. Interrogez-vous sur l’autre en nous-mêmes. Possession (1981) de Andrzej Żuławski nous en fournit un modèle exemplaire. Anna et Mark développent tout au long de l’intrigue une autre version d’eux-mêmes ce qui les rend étrangers l’un à l’autre et a pour conséquence la dégradation de leur relation fondée sur une familiarité de l’autre qu’ils ne reconnaissent plus ou plutôt qu’ils ne comprennent plus.
Puisque la confiance est garante du bien-être d’une relation, quelle qu’elle soit d’ailleurs, lorsque cette confiance disparaît, que pouvons-nous trouver en cet étranger afin de maintenir une relation sincère et durable ? La réconciliation sera impossible puisque l’autre soi-même est maintenant la nouvelle identité.
Anna développe une nouvelle relation avec un double monstrueux. Quel est ce monstre ? Si ce n’est le çà de Freud : c’est-à-dire cette partie de notre esprit que nous nommons communément inconscient. Maintenant, il faut l’admettre sinon on objecte. Nos pulsions, nos désirs instinctifs y réagissent au principe du plaisir ou dit autrement de la satisfaction aux dépens de la réalité et de ses contraintes ou du bien et du mal.
Ce monstre est donc la manifestation de tout ce que Anna a refoulé, ou réprimé ou qu’elle a nié. Sa confrontation directe avec le monstre est donc une lutte à mort contre elle-même, contre ce qu’elle a libéré d’elle-même, ce qu’elle a recraché en quelque sorte.
Avez-vous noté ce lent processus au cours duquel une identité se décompose pour se reconstruire en une autre ? C’est précisément ce qu’il arrive à Anna et Mark. Ce qui était caché prend le dessus. La scène dans le métro est particulièrement éloquente du combat déchirant d’Anna contre cet autre elle-même qui veut s’émanciper des profondeurs de son être et la posséder toute entière.
Ne faites pas de vos personnages des êtres figés comme s’ils étaient seulement des fonctions. Anna et Mark connaissent des moments de doute sur eux-mêmes lors de ce passage d’un être à un autre. Ils s’étonnent d’eux-mêmes ce qui explique les comportements erratiques d’Anna par exemple. Mais il doit bien exister un noyau identitaire qui supporte les changements des états d’être chez vos personnages. Les Yeux sans visage (1960) de Georges Franju interroge sur le corps : est-ce que notre corps nous définit ? Christiane est sans visage donc privée d’identité aux yeux du monde. Puisque l’âme est confinée dans les limites d’un corps, si celui-ci est altéré, comment pourrions-nous être perçu des autres ?
La chirurgie esthétique prouve que notre corps est malléable, il ne saurait donc être la raison de notre identité. Le corps est une image et celle-ci n’est point notre réalité. Christiane est sans visage mais elle porte un masque blanc comme la toile qui attend le pinceau d’un peintre. Néanmoins, le regard est le reflet de notre intériorité, de nos émotions, de notre conscience. Les yeux de Christiane demeurent.
Tout comme L’Étudiant de Prague, le reflet dans le miroir est la manifestation de l’autre dans Possession, un autre que nous possédons déjà en nous.