SCULPTER SON RÉCIT – 28

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La logique des transformations subies

Les personnages changent au cours de l’intrigue. Mais comment s’assurer que ces transformations ne soient pas forcés sur le lecteur et la lectrice au risque de les arracher du récit ?
Chaque changement significatif dans un personnage devrait être le résultat possible d’une série d’événements ou d’influences qui s’enchaînent logiquement. Cette causalité crée une tension dramatique qui renforce la vraisemblance du personnage avec n’importe quel être humain.

Casablanca (1942) de Michael Curtiz présente une évolution du personnage principal, Rick Blaine, à travers une causalité claire et logique. Chaque événement du récit contribue de manière significative à la transformation de Rick, d’un homme cynique et désabusé à un héros prêt à se sacrifier pour une cause plus grande.

La tension dramatique est créée et maintenue tout au long du récit par la façon dont ces événements s’enchaînent et affectent Rick. L’arrivée d’Ilsa, les interactions avec Victor Laszlo, les confrontations avec les nazis, et les choix moraux auxquels Rick est confronté sont autant d’éléments qui s’accumulent pour provoquer son changement. Cette progression graduelle et justifiée rend l’évolution de Rick passionnante pour le lecteur/spectateur.

Autre personnage emblématique : Michael Corleone. Michael est un jeune homme idéaliste, un héros de guerre qui souhaite rester en dehors des affaires criminelles de sa famille. Sa transformation en impitoyable chef mafieux est le résultat d’une série d’événements soigneusement orchestrés. Lors de la situation initiale, Michael n’est point enclin à participer aux activités illégales qui semblent lui échoir naturellement.

C’est alors que se produit l’incident déclencheur lors de la tentative d’assassinat contre Vito. On ne peut pas encore affirmer que l’arc dramatique de Michael ait débuté, il y a seulement une volonté chez Michael, une espèce de point d’honneur qui se fait jour, de ne pas accepter. En conséquence, les représailles contre Sollozzo et le capitaine McCluskey marque un point de non-retour, c’est précisément ce moment qui ouvre la possibilité d’un arc dramatique qui s’opérera à partir de maintenant.

L’exil en Sicile, l’assassinat de sa femme, son retour aux États-Unis marqueront alors les différentes étapes de sa transformation jusqu’au suprême moment de cet accomplissement lorsqu’il pose comme parrain lors du baptême de son neveu.

Le point de non-retour

Un point de non-retour est un moment de l’intrigue où le personnage prend une décision ou fait une action qui change irrémédiablement sa trajectoire. C’est un moment après lequel il est impossible pour lui de revenir à ce qu’il était autrefois.
Reservoir DogsQuelle forme peut prendre un tel point de non-retour ? Il s’exprimera sous un conflit venant de l’extérieur qui force le héros ou l’héroïne à prendre une telle décision qu’elle en est irréversible. Contemplons un petit moment Reservoir dogs (1992) de Quentin Tarantino. Quel est ce conflit externe ? Le braquage de la bijouterie qui tourne mal. Et alors que Mr. White décide de ne pas abandonner Mr. Orange, il prend là une décision sur laquelle il ne peut revenir. En effet, ce faisant, il brise une des règles de ce genre d’opérations et s’engage avec Mr. Orange dans une relation intime qui décidera de toutes ses actions futures.

Une autre forme de point de non-retour est une révélation quand la découverte d’une vérité change fondamentalement la perception du personnage de sa réalité ou de lui-même. Prenez un personnage qui réalise soudainement qu’il est mort, par exemple.
Les AutresDans Les Autres (2001) de Alejandro Amenábar, le point de non-retour est tacite car nous prenons connaissance de la révélation vers la toute fin du récit, or cette vérité existe depuis le début. La situation est que Grace est convaincue que sa demeure est hantée. Et nous aussi jusqu’à ce que nous comprenions en communion avec Grace la terrible vérité.

crédibilitéLe dilemme moral est aussi une stratégie du point de non-retour. Le choix alors définit qui est le personnage ou projette ce qu’il sera. Considérons le classique Choix de Sophie (1982) de Alan J. Pakula. Comment Sophie pourrait-elle se résoudre à choisir entre ses deux enfants ? Elle décide de sacrifier sa fille mais cette décision qui ne cesse de la hanter façonne son identité. Sophie est toute cette décision ce qui signifie que son présent et son futur sont entièrement déterminés par son passé.

Un point de non-retour est effectivement irréversible. Ce dilemme moral agit sur nous comme une révélation et soudain que ce soit Grace dans Les Autres ou Sophie dans Le Choix de Sophie, devant la vérité, toutes nos perceptions et nos souvenirs de celles-ci s’éclatent sous une nouvelle lumière.

Cohérence

Sachez qui est votre personnage dès le début. Connaissez son histoire personnelle et comprenez les événements marquants qui ont façonné sa propre vision du monde. Et justifiez ses actions par des principes moraux, des convictions, des croyances ou des valeurs.

Nombre de ses réponses seront passionnées. Mais les passions sont très subjectives. Un personnage par nature introverti ne peut devenir d’un seul coup quelqu’un d’extraverti s’il n’a pas été préparé tout au long de l’intrigue à ce changement radical.

La création d’un monde fictif cohérent repose en grande partie sur l’établissement de lois claires et bien définies qui régissent son fonctionnement. Ces lois peuvent concerner des aspects aussi variés que la physique, la magie, la technologie ou les structures sociales. Il faut se donner le temps parfois ardu mais toujours agréable de réfléchir à ces règles et de les documenter, même si tous les détails ne sont pas explicitement présentés dans l’œuvre finale. Cette réflexion assurera un fondement solide sur laquelle se construira votre intrigue et où vos personnages s’éploieront.

Le Septième SceauLe Septième Sceau (1957) de Ingmar Bergman pose dès le début la mort comme un personnage. Elle n’est plus une idée, une abstraction mais bel et bien sous des atours singuliers une idée tout à fait incarnée. D’autres a priori du monde du Septième Sceau sont donnés : la quête de sens face à Dieu, la hiérarchie médiévale, l’influence de l’Église.

Bergman se livre à une véritable réflexion sur son univers et en particulier sur la réalité de la Mort. Celle-ci d’ailleurs sert de fondement à l’intrigue : le chevalier ne cesse de la défier lors de cette étrange partie d’échecs afin de gagner du temps pour sa quête du sens de la vie.

Alors, prenez le temps de réfléchir à votre univers. Puisez dans nos propres concepts fondamentaux tels que la structure de la société par exemple et questionnez-les. L’originalité vient de ce questionnement. Comprenez bien que les lois de votre univers qu’elles soient ou non démontrées dans le récit influencent directement les actions et les motivations de vos personnages.

Une fois ces lois établies, il est important de les communiquer au lecteur/spectateur de manière progressive et naturelle. Cette révélation peut se faire à travers les dialogues, les actions des personnages ou la narration. La finalité est de nous permettre de comprendre intuitivement comment fonctionne votre monde, sans pour autant avoir recours à de longues explications qui pourraient alourdir votre récit.

oubliC’est ainsi que L’année dernière à Marienbad (1961) de Alain Resnais nous partage son monde. La réalité, la mémoire, l’imagination en sont les éléments fondamentaux et nous sommes invités à en faire l’expérience. Comment ? D’abord il y a cette narration non linéaire : cela nous désoriente intentionnellement car les scènes ne se distinguent pas entre passé, présent et futur. Alors que nous sommes happés par le récit, la perception du temps de ce récit nous échappent complètement d’où ce malaise ressenti et voulu par les auteurs.

La réalité de cet univers est instable. Les auteurs n’ont pas recours à une allégorie ou à un quelconque artifice narratif pour nous le démontrer : les dialogues suffisent lorsqu’ils sont contradictoires, énigmatiques, lorsque les personnages nient dans une scène ce qu’ils ont pourtant affirmé dans une autre.
L’esthétique de L’année derniere à Marienbad participe elle aussi à la construction d’un monde qui semble être un rêve éveillé.

Une fois que les règles ont été définies, il faudrait s’y tenir, car toute infraction non justifiée risque de briser notre fascination envers l’œuvre et de nuire à la crédibilité de votre univers fictif. Cela implique une discipline de votre part qui consiste simplement à vérifier que les événements, les actions et les résolutions des conflits respectent le cadre établi. On peut suivre l’exemple de Rashomon (1950) de Akira Kurosawa. Au commencement, les règles du jeu sont clairement énoncées : un crime sera raconté sous quatre témoignages, chacun donnant sa propre version de l’événement. Un autre choix formel destiné à la cohérence : chaque récit dans le récit est entier et ne sera pas interrompu par les autres récits ou tissé avec eux. Cela ne signifie pas que vous y êtes aussi obligés. Non. Ce qui importe est que vous trouviez le moyen de garder une cohérence au risque de nous rendre confus autrement.

Par contre, Kurosowa nous enseigne l’importance du point de vue subjectif. Un monde quel qu’il soit est perçu à travers un regard, je dis bien un regard et non le regard en général. Et partant, il n’y a pas de vérité objective, ce qui nous laisse, en tant que lecteur/spectateur, dans l’incertitude de ce qu’il s’est réellement passé. Et cela revient à l’intention de l’auteur.

The Good PlaceLes contraintes que l’auteur et l’autrice s’imposent ne signifient pas pour autant que le monde est immuable ou prévisible. Au contraire, c’est en jouant avec ces contraintes de manière créative qu’ils surprennent le lecteur/spectateur tout en restant cohérent. Ce qu’il faut tenter est de trouver un équilibre entre le nécessaire respect des contraintes et une exploration des possibilités qu’elles offrent. The Good Place, une série télévisée créée par Michael Schur diffusée entre 2016 et 2020 nous apporte la preuve que les contraintes sont bien au contraire créatrices et libèrent l’autrice et l’auteur plutôt que de les enchaîner. Il y a le good place, c’est-à-dire le bon endroit pour les âmes des corps défunts qui ont obtenu le score adéquat et le mauvais endroit (le bad place) pour ceux qui ont échoué. Clairement, l’univers est défini. Et ici, on ne triche pas avec la loi de ce monde.

En respectant cette bible, on pourrait croire qu’elle limite en quelques manières. Mais la bible est une ouverture vers des possibilités nouvelles comme dans cette série où les auteurs créent de nouvelles versions de l’au-delà.

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