Distinguer les Personnages par des Schémas de Parole Uniques
Créer des voix distinctes pour les personnages est essentiel. Dans le cinéma européen, surtout depuis 2017, les réalisateurs et scénaristes utilisent des schémas de parole variés pour donner de la profondeur et de l’authenticité aux personnages.
L’accent et le dialecte
La Favorite (2018), réalisé par Yorgos Lanthimos, est un drame historique où les schémas de parole reflètent le statut social et les traits personnels des personnages. Sarah Churchill parle avec un ton raffiné et assertif qui reflète son statut élevé et sa confiance en soi. Son discours est net, autoritaire et souvent teinté de sarcasme : Je vais gérer ça. On ne peut pas apprendre à être quelque chose. On doit naître ainsi.
En revanche, Abigail Masham utilise un ton plus humble qui suit son évolution. Abigail commence le film dans une position subalterne. Au début, son ton est humble, presque suppliant, ce qui reflète sa situation précaire et son besoin de gagner la faveur de ceux qui sont au pouvoir. Elle adopte un langage plus poli et réservé lorsqu’elle interagit avec ceux qui détiennent l’autorité, comme Sarah Churchill ou la Reine Anne : Pardonnez-moi. Mais c’est si difficile à supporter. Voir la Reine si malade. Ce type de discours montre sa capacité à ajuster son ton pour apparaître innocente et déférente, dans le but de se fondre dans l’arrière-plan tout en cherchant des opportunités.
Dans son exploration de la nature du pouvoir et de son impact sur les individus, Deborah Davis, co-scénariste de La Favorite avec Tony McNamara, a mis en évidence la manière dont le langage peut traduire la transformation d’une personne en fonction de sa position sociale.
Au début de La Favorite, nous rencontrons Abigail qui arrive à la cour couverte de boue pour ainsi dire, une cousine pauvre cherchant simplement un emploi. Son langage reflète sa position précaire : elle est polie, déférente, choisissant soigneusement chaque mot. Mais à mesure qu’elle gagne la confiance de la reine Anne, sa façon de parler évolue.
En effet, Tony McNamara et Deborah Davis ont délibérément construit cette évolution. Lorsqu’Abigail commence à comprendre les dynamiques de pouvoir à la cour, son discours devient plus assuré, plus direct. Cette transformation linguistique est cruciale pour montrer comment le pouvoir peut transformer une personne, et comment cette transformation se reflète dans le langage. Lorsqu’elle commence à comprendre les dynamiques de pouvoir complexes qui régissent la cour, son langage devient plus assuré, plus direct, voire même subtilement manipulateur. Par exemple, lorsqu’elle suggère à la reine qu’elle a besoin de quelqu’un qui la comprenne vraiment, et non pas seulement d’une conseillère autoritaire comme Sarah, Abigail démontre sa capacité à utiliser le langage pour influencer les autres et atteindre ses propres objectifs.
La parole idiosyncratique
Le Général Georgy Zhukov, dans La Mort de Staline (2017) réalisé par Armando Iannucci, se démarque immédiatement par sa présence imposante et son langage sans détour. Contrairement aux autres personnages du film, souvent embourbés dans des jeux de pouvoir et des manipulations, Zhukov reste direct et pragmatique. Ses répliques sont incisives, dénuées d’ambiguïté, et toujours empreintes de cette franchise qui est sa marque de fabrique : Je souris, mais je suis très putain de furieux.
Cette phrase, typiquement Zhukov, enveloppe à merveille son caractère. Il n’hésite pas à mélanger l’humour avec une sincérité brutale, un contraste saisissant avec les discours alambiqués des autres membres du Politburo. Zhukov ne cherche pas à enjoliver la vérité ou à tourner autour du pot. Quand il s’exprime, ses paroles frappent comme une explosion : claires, directes, et impossibles à ignorer.
Zhukov aime les anaphores, épiphores et autres diaphores, techniques qui accentuent son propos et renforce son autorité. Par exemple, lorsqu’il martèle On va les foutre dehors. Oui, dehors !, il ne laisse aucune place au doute. Cette insistance traduit non seulement sa conviction mais aussi son autorité, où l’ordre doit être entendu et obéi sans hésitation.
Doté d’un humour pince-sans-rire, il désamorce les situations tendues ou dénigre ses adversaires d’un trait de plume. Il pourrait dire, par exemple Ouais, très intelligent. Sauf que non. Ces piques succinctes sont un moyen de couper court aux absurdités bureaucratiques et de recentrer la conversation sur ce qui compte vraiment. Elles révèlent un homme qui ne se laisse pas embrouiller par la politique ou la diplomatie : il voit à travers les faux-semblants et ne tolère aucun écart.
Zhukov se distingue dans le tumulte politique, une figure impassible au milieu des duplicités et des complaisances. Tandis que ses collègues se complaisent dans les eaux troubles des sourires forcés et des compliments insincères, Zhukov personnifie la certitude. Il est une forteresse verbale, indifférent aux attentes et jugements des autres. Ses déclarations, aussi précises que percutantes, ne laissent aucune place à la concession.
Au cœur de cette symphonie discordante de fausse timidité et de contrevérités éhontées, sa voix retentit. Elle surgit comme un coup de tonnerre, ébranlant les fondations mêmes de l’hypocrisie ambiante. Zhukov apparaît alors comme la personnification d’une vérité crue et incontestable, une force qui défie toute tentative d’ignorance ou de contournement.
Le multilinguisme
Dans Cold War (2018) , Pawel Pawlikowski a fait le choix d’un discours passant du polonais au français. Ce choix n’était pas simplement un effet esthétique motivé par le contexte historique et les origines culturelles de Wiktor et Zula. Il s’agissait avant tout d’un outil narratif pour illustrer la réalité de leur relation. La comparaison des deux langues dévoilent leurs émotions les plus intimes. Elle souligne les nuances de leurs sentiments, parfois impossibles à exprimer pleinement dans leur langue maternelle. Le passage d’une langue à l’autre devient alors une traduction permanente de l’état de leurs âmes.
Au fil de leur histoire d’amour assez compliquée, marquée par les bouleversements de la Guerre Froide, ce changement de langue traduit l’arc dramatique de leur relation. La langue polonaise, associée à leurs racines communes et à une certaine nostalgie, contraste avec le français, symbole de liberté et d’un monde nouveau qu’ils tentent de construire ensemble.
Parfois, la langue devient même une arme, elle blesse ou repousse. Les mots, prononcés dans une langue que l’autre ne maîtrise pas parfaitement, acquièrent une puissance décuplée, dotée de capacités nouvelles comme l’offense ou la manipulation. L’usage des langues dans Cold War n’est donc pas anodin. C’est un moyen qui permet de sonder les profondeurs de l’âme humaine et de mettre en lumière les contradictions d’un amour dans un contexte historique tourmenté.
Le polonais est la langue de la proximité émotionnelle ou du conflit, accentuant leur lien intime et les souvenirs de leur patrie. C’est la langue de la familiarité et de l’affection, mais aussi de la douleur et de la confrontation. Par exemple, lorsque Zula dit Nie mów mi tego. Wszystko jest za trudne (Ne me dis pas ça. Tout est trop difficile), son recours au polonais souligne la profondeur de sa détresse et de son désarroi face à leur situation compliquée.
Le français, en revanche, est souvent associé à des moments de distance ou de transformation. Lorsque Wiktor lui dit Je t’aime, mais c’est compliqué, il se sert du français pour exprimer un amour qui transcende les frontières mais est entravé par les réalités politiques et personnelles. Le français devient la langue du désir, de l’espoir d’un avenir différent, mais aussi d’un obstacle émotionnel qu’ils ressentent parfois l’un envers l’autre.
Nous l’avons dit, ces interactions entre les deux langues tracent une carte de leur relation au fil du temps. Au début, la pureté du polonais incarne leur lien qui nous apparaît quasi indestructible. Cependant, à mesure que leur vie se complique et que leur amour est testé par les circonstances extérieures, l’introduction du français marque leurs tentatives d’adaptation et de survie dans un monde qui change constamment autour d’eux.
Le passage d’une langue à l’autre devient alors un cheminement vers une quête d’identité et de sens dans un environnement instable. Il illustre comment leur amour est à la fois un ancrage et un défi, enraciné dans leur passé commun mais aspirant à une liberté et à une fluidité que le contexte historique rend presque impossibles à atteindre. Pawlikowski emploie ce changement de langue avec une précision quasi chorégraphique. Les moments où les personnages glissent d’une langue à l’autre ne sont jamais arbitraires ; ils sont placés pour intensifier les thèmes de l’exil, de l’identité et de l’amour interdit.
Les silences
Dans Une femme fantastique (2017) de Sebastián Lelio, Marina Vidal incarne la subtilité de la résistance à travers son usage calculé du silence et des mots. Chaque parole qu’elle prononce semble pesée avec soin, révélant non seulement sa résilience face aux épreuves, mais aussi une force intérieure qui ne demande pas d’être clamée pour être évidente. Prenons cette scène où Marina, confrontée à une question intrusive, répond simplement : Je ne vais pas répondre à cela.
Son refus de s’engager dans des explications ou des justifications exprime plus qu’une simple opposition. C’est une déclaration silencieuse de son droit à l’autonomie et à la dignité. Le minimalisme de son discours tranche nettement avec l’agressivité verbale de ceux qui cherchent à la réduire ou à la provoquer. Ils parlent fort, utilisent de longues tirades pour imposer leur domination ou tenter de l’intimider. Marina, au contraire, conserve une économie de mots qui amplifie leur impact.
Marina est un personnage qui s’exprime beaucoup par son langage corporel et les expressions de son regard, ses silences pèsent parfois plus lourd que des mots. Son regard dévoile une âme tourmentée, mais avec une force intérieure sensible. Dans la scène où elle est interrogée par ce bureaucrate, Marina reste digne, se protégeant derrière des réponses concises et tranchantes. Comment justifier votre présence ici ? – Je n’ai rien à justifier.
En refusant d’entrer dans leur jeu, elle force ses détracteurs à remettre en question leurs a priori, sans même qu’ils s’en rendent compte. C’est sa manière de résister, par son calme et sa fermeté. Son personnage incarne cette détermination tranquille à exister pleinement, malgré l’incompréhension et le rejet de la société.
Cette maîtrise du langage corporel et ses silences éloquents est particulièrement frappante quand Marina interagit avec la famille de son défunt compagnon. Ceux-ci laissent libre cours à leur colère, leur douleur et leur hostilité, projetant leurs insécurités sur elle par des paroles tranchantes comme des lames. Pourtant, Marina fait le choix de ne pas se laisser entraîner dans ce déferlement verbal, malgré l’évidente souffrance qu’elle ressent.
Avec une fermeté calme, elle contrôle ses émotions et n’énonce que de rares mots, comme un bouclier protecteur. À la question cinglante Pourquoi es-tu là ? Tu n’as rien à faire ici !, elle répond simplement d’un sobre J’y ai ma place.
Son économie de paroles, loin de la rendre faible ou transparente, lui confère au contraire une présence. En refusant d’alimenter la provocation par la même agressivité verbale, Marina fait preuve d’une maîtrise de soi qui devient une force tranquille. Le poids de ses silences et de ses non-dits résonne bien plus puissamment que les cris de ses opposants. Sa retenue éloquente transcende le simple affrontement pour devenir une affirmation sereine de son existence.
Au fil du film, ce silence stratégique et ces dialogues minimalistes construisent une image de Marina comme une femme qui ne se laisse pas définir par les autres, qui refuse de jouer selon les règles imposées par une société souvent hostile à son identité. Dans cette économie de mots, chaque phrase de Marina devient un acte de résistance. Son refus de se justifier, son droit à ne pas répondre, laissent comprendre qu’elle ne cédera pas à la pression de ceux qui cherchent à la marginaliser. Elle communique sa force non pas par la confrontation directe, mais par une présence stoïque et un langage soigneusement mesuré.
Le langage formel et le langage commun
En concevant les dialogues de Benoît XVI et du futur pape François, Anthony McCarten, le scénariste des Deux Papes de Fernando Meirelles traduit leurs profils très contrastés dans leur manière même de s’exprimer. Pour le pape allemand, un académicien chevronné, il opte pour un vocabulaire soutenu et analytique, truffé de références théologiques complexes.
Ses répliques dénotent une approche cérébrale, presque scientifique, ancrée dans la tradition séculaire du Vatican : Nous avons consacré notre existence à cette institution, à la soutenir et la préserver. Cette phrase reflète sa vision rigide du devoir, son attachement presque obsessionnel à défendre coûte que coûte les doctrines établies. Chaque mot est pesé, choisi avec une extrême minutie, à l’image de son intellectualisme et de sa prudence cléricale.
En contraste, pour le Cardinal Bergoglio, McCarten préféra un style beaucoup plus terre-à-terre, empreint d’humanité et de sagesse populaire. Là où Benoît XVI est un pur produit de la curie romaine, le futur François parle le langage simple et direct d’un prêtre de paroisse, proche des réalités du terrain. Ses formulations sont plus libres, plus spontanées, jamais guindées. Il n’hésite pas à user d’expressions imagées ou même d’un peu d’humour pour mieux faire passer son message de compassion et d’ouverture au monde.
Ce contraste de modes d’expression incarne à lui seul l’opposition entre la vision conservatrice et la vision réformatrice qui s’affrontent au sein de l’Église. Ces différences ne se réduisent pas à de simples choix de mots ; elles expriment leurs rôles distincts au sein de l’Église. Le Pape Benoît XVI, avec son langage formel et précis, représente l’ancien monde, une Église solidement ancrée dans sa longue tradition de dogmes et de rituels. Il incarne une continuité rassurante, où chaque mot est un pilier soutenant l’édifice séculaire de la foi catholique.
Le Cardinal Bergoglio, quant à lui, avec son approche plus informelle et accessible, symbolise un souffle de renouveau. Il porte la promesse d’une Église dynamique, capable d’évoluer et de s’adapter aux défis modernes tout en restant proche des réalités humaines. Son discours est une invitation à embrasser le changement sans perdre de vue l’essence même de la mission spirituelle de l’Église : Nous devons nous souvenir que la vraie puissance de l’Église réside dans sa capacité à toucher les cœurs et à être présente dans la vie des gens.
Introspection et Poésie
Dans Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Céline Sciamma, les dialogues révèlent les profondeurs cachées des personnages et la lente évolution de leur relation. Au début, les échanges entre Marianne et Héloïse sont empreints de retenue et de formalité. Marianne, avec son regard aiguisé de peintre, tente de percer les défenses de son modèle, tandis qu’Héloïse, farouche et insoumise, masque ses émotions derrière une froideur apparente.
Marianne observe Héloïse avec une précision presque chirurgicale, cherchant à capturer les nuances de ses expressions, les jeux d’ombre et de lumière qui révéleraient son âme : Vous avez l’air d’un oiseau en cage, lui dit-elle, son regard scrutateur s’affranchissant des limites imposées par la jeune femme.
Au fil des jours, cette observation méthodique glisse vers une intimité. Ce qui était au départ une étude minutieuse d’un sujet à peindre se transforme en une étude de la nature humaine. Marianne commence à voir au-delà des traits de son modèle et y découvre une femme riche en émotions et en mystères. L’artiste, autrefois distante, se trouve inexorablement attirée par ce qu’elle ne peut plus réduire à une simple figure sur une toile.
Héloïse, qui ressent ce mouvement chez Marianne, brise le silence avec une lucidité désarmante : Vous me regardez comme si vous cherchiez quelque chose. Ses mots ne repoussent plus, mais rapprochent ces deux femmes vers une compréhension mutuelle, une invitation à aller plus loin. Chaque conversation, chaque silence, devient alors une part essentielle de leur histoire, une preuve où l’observation cède la place à une véritable communion des âmes.
Héloïse s’ouvre, et ses mots se transforment en poésie, et révèlent une âme qui brûle de passion et de curiosité : Parfois, j’ai l’impression de vivre des moments qui transcendent le temps. Comme si nous écrivions notre propre histoire. Les dialogues entre elles deviennent alors plus qu’un simple échange verbal. Ils sont le reflet de leur désir croissant, de la fusion de leurs âmes. Les mots de Marianne se teintent d’une admiration silencieuse, ses questions deviennent des invitations à explorer plus profondément : Quand je vous peins, je sens que je vous découvre, mais aussi que je me perds en vous.
Héloïse, en retour, abandonne progressivement ses défenses. Elle commence à parler de ses rêves, de ses peurs, et ses phrases, autrefois courtes et prudentes, s’allongent, deviennent plus fluides, comme si elles étaient libérées : Êtes-vous jamais submergée par ce que vous voyez ? Par la beauté ou la douleur ?