Mais pourquoi raconter des histoires ? Ce serait une erreur de croire qu’à travers les histoires, on peut apprendre beaucoup aux autres. La fiction n’est pas non plus un sermon, nous rappelle Gerald Hanks. Autrices et auteurs ont certainement des choses à dire, un message à faire passer que chacun interprète à sa manière, avec ses propres expériences, mais pour rester divertissante, une fiction doit connaître ses limites.
Une fiction soulève des questions thématiques qui peuvent faire réfléchir mais ce n’est pas là son but, sa raison d’être. La fiction ne s’adresse pas à la raison mais aux passions. Ce qu’il se passe dans la fiction, c’est qu’elle provoque une réaction émotionnelle chez la lectrice ou le lecteur.
Un personnage ressent de la tristesse lorsqu’il porte le corps sans vie de son vieux chien et que les souvenirs se bousculent : c’est cette émotion qu’autrices et auteurs cherchent à communiquer. Il n’y a pas de messages attachés, la seule signification est le contenu quel qu’il soit de ce sentiment : de la joie, de la tristesse, du remords, de l’agressivité..
Ou plutôt, c’est par le moyen de l’émotion que l’on communique un message. Un fait de société vous bouleverse et vous voudriez qu’on vous comprenne. Relater le fait sans passion n’entraînera que de l’indifférence chez votre interlocuteur.
Dire ses émotions, ce n’est pas ramener les choses à soi-même.
Le scénario n’est pas un roman
Une des difficultés du scénario est la tentation de mettre les choses en scène, c’est-à-dire d’employer la terminologie du cinéma parce qu’on ne parvient pas à faire ressortir d’une scène ce qu’il se passe intimement chez un personnage : par exemple, préciser dans la didascalie Gros plan sur le visage de tel ou tel personnage parce que l’on n’est pas capable d’orienter la scène de manière à ce que le lecteur/spectateur se projette dans l’émotion du personnage.
Alors on abandonne à d’autres le soin de résoudre ce problème. Ce que décrit la didascalie, c’est une situation, c’est-à-dire un plan de travail pour d’autres créateurs et corps de métier qui n’accepteront pas que l’auteur ou l’autrice leur impose des directives sur leur créativité.
Prenons une pensée d’un désir : Un jeune homme croise du regard une jeune femme qui fait du vélo dans l’ignorance de ce regard posé sur elle. Le désir porte sur un objet : ici, c’est cette jeune femme dans cette situation particulière qui est objectivée par la pensée du désir du jeune homme.
Maintenant posons que l’auteur ou l’autrice de cette scène voudrait communiquer plus précisément sur l’objet du désir et se focaliser ainsi sur le mouvement de la roue et des jambes. La didascalie nous informera ainsi : Le regard du jeune homme ne peut se détacher de la ronde incessante des jambes de la jeune cycliste. Ce sera votre mise en scène, l’illustration, représentation, figuration de votre propre vécu.
C’est ce vécu qui porte l’émotion et c’est par elle que la didascalie prend son sens. Mais cette mise en scène qui vous est particulière ne vous appartient déjà plus lorsqu’il s’agit d’un scénario.
Ce qui est nécessaire
Les éléments indispensables sont d’abord les personnages qui s’inscrivent dans une intrigue, c’est-à-dire ceux à qui il arrive ce qu’il arrive ; puis ces personnages et ces événements se produisent dans un lieu et un espace déterminés.
Le comment et le pourquoi de ces choses sont supportés par une structure qui les rend intelligibles pendant que le pourquoi s’enveloppe du ou des quelques thèmes dont traite le récit.
Le récit est d’abord celui de personnages. Un géant ne fait pas un récit pas plus qu’un tueur en série. Les personnages sont bien plus qu’une description de quelques caractères physiques ou spirituels. Le moindre d’entre eux possède une personnalité. Celle-ci ne se distingue pas par quelques traits : le courage ou la lâcheté, l’introversion ou l’extraversion, l’ambition ou l’humilité.. sont utiles pour distinguer un personnage parmi la dramatis personæ (l’ensemble des personnages) mais insuffisants pour le distinguer en tant qu’individu qui porte en lui un récit.
Alors qu’elle est un outil pour l’autrice et l’auteur, la biographie des personnages (c’est-à-dire leur histoire personnelle avant le début du récit) devrait être seulement de quelques paragraphes rappelant les événements les plus frappants survenus à ce personnage et qui l’ont, pour ainsi dire, définis tel qu’il est dans ce récit particulier.
Connaître les conditions dans lesquelles un personnage a passé son enfance sera important si l’on vise la particularité essentielle de cette enfance : une famille aimante, un gosse de la rue..
Un trait de caractère peut être puisé chez un archétype puis développé pour s’adapter au récit. Ce qu’il importe est que cet archétype renvoie du personnage une image qui n’est pas un stéréotype. Chaque personnage est un individu. Il peut représenter une communauté mais se distingue au sein de la communauté comme individu.
L’archétype est une fonction : protagoniste, sidekick, love interest, le méchant de l’histoire.. sont des fonctions. Nous repérons ces personnages dans le récit par la fonction qu’ils y occupent.
Le désir : clef du personnage
Ce qui identifie un personnage, c’est le désir. Quelle que soit sa personnalité, quelle que soit son histoire personnelle, un personnage se forge un désir. Il a un but. Il vise quelque chose dans le récit. Volonté et désir sont inséparables.
De la volonté surgit les peurs. Ce sera la peur de l’échec par exemple. Si, dans sa biographie, un personnage a connu une déchirure sentimentale puissante, comment fait-il pour aimer à nouveau ? Maintenant dans le récit, dans sa volonté à aimer à nouveau, peut-il vaincre cette censure qu’il s’est donnée à lui-même par le passé ?
Un désir s’accompagne de la crainte de ne pas pouvoir l’accomplir. La présence d’un personnage dans le récit est justifiée par le but qu’il s’y fixe. Sa destinée cependant n’est pas déjà écrite : le personnage a toujours le choix.
Son libre-arbitre oriente l’histoire dans telle ou telle direction. Adam a décidé de croquer dans la pomme. Certes, il s’est laissé convaincre par Eve, mais là aussi, il aurait pu décider de lui résister. Les décisions des personnages et le développement de l’intrigue sont intimement liés.
Le moindre personnage devrait avoir une présence. C’est par eux qu’on entre dans l’histoire. Le personnage dissipe l’indifférence. Il est comme un aimant qui attire à lui l’attention et lorsque vous avez cette attention, le regard s’en détache difficilement, si jamais il en est capable.
La quête de la victoire
Gerald Hanks désigne par victoire la motivation qui pousse un personnage à accomplir son désir. Le lecteur/spectateur doit comprendre cette motivation rapidement car s’il s’interroge sur le pourquoi un personnage agit comme il le fait et que cette réponse ne lui est pas donnée rapidement, son attention se dissipera pour laisser place à l’indifférence.
Il est urgent d’expliquer les motifs qui font qu’un personnage se bat pour obtenir quelque chose. Le sens de cette lutte ne peut être banal. Pourquoi un prêtre risque t-il sa vie et son âme pour sauver une enfant possédée par le démon ? Que cherche t-il à se prouver ? C’est à cette question qu’autrice et auteur doivent répondre très tôt afin que le lecteur/spectateur soit ferré dans le récit par le personnage.
Pour cela, il faut que la motivation soit sérieuse. Il faut comprendre aussi que le discours du personnage est au présent car si le lecteur/spectateur s’interroge sur l’issue du désir (sera t-il ou non accompli), pour le personnage, ce désir est vécu au cours même de la quête de la victoire. Certes, il est dans l’attente de cet accomplissement mais pourquoi s’arc-bouter sur cet objectif si on le sait inaccessible d’avance ?
Alors que veut un personnage ? Veut-il se venger de l’assassin de sa femme ? Veut-il cette promotion ? Veut-il sortir de l’anonymat ?
En montrant ce qu’il veut, c’est-à-dire non en le lui faire dire ou le faire dire par d’autres, vous élaborez de l’action. La pensée devient tangible en interpellant les sens : ce qu’on voit et ce que l’on entend de ce que l’on voit explique bien mieux les circonstances d’une situation qu’un monologue.
Et cela est bien plus dramatique parce que les actes d’un personnage nous informe sur qui il est dans ce récit. Ainsi, le personnage est défini par ses actes.
Une volonté contrecarrée
Maintenant que le personnage a une volonté, celle-ci sera empêchée. S’il a une addiction par exemple et qu’il veuille en sortir, l’obstacle le plus évident sera la tentation. La plupart des scènes ne sont pas des scènes d’exposition mais bien plutôt des situations conflictuelles.
Nous sommes dans le domaine des possibles. Et si.. Et si.. Et si.. : tout devient complications. Une femme désire ardemment un enfant. Mais elle est stérile. Comment parviendra t-elle à contourner le problème de l’adoption si elle est célibataire ? Doit-elle se fabriquer un compagnon de toutes pièces ? Et si.. ce compagnon inventé pour l’occasion trouvait dans la paternité le moyen de réaliser son propre désir ?
Les obstacles se présentent comme une série. Le propre de cette succession qui semble ne jamais finir est que les obstacles deviennent de plus en plus difficiles à surmonter. Une enquêtrice cherche à retrouver l’assassin de sa mère vingt ans plus tôt. Elle suit chaque indice mais chacun de ceux-ci devient de plus en plus compliqué à remonter. Et chaque fois cela se termine sur une impasse.
La question qui se pose alors est de savoir ce qui interfère entre la victoire et le personnage. Quelle est la force qui provoque les obstacles ? Dans la vie réelle, le hasard joue un rôle important dans l’adversité. En fiction, les épreuves seront motivées.
Il y a quelqu’un ou quelque chose qui est gêné par la volonté du personnage. Et qui, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement (sans que la personne du personnage soit en cause), cherchera à lui nuire, ou à le détruire ou à le tromper..
Alors le personnage dont les intentions sont menacées refuse de se soumettre. Peut-être qu’au début de l’acte Deux, il est dans une attitude de soumission, surpris de la résistance qu’il rencontre dans ce nouveau monde qu’il ne connaît pas encore ou qu’il a abandonné depuis trop longtemps.
Peut-être applique t-il ce que son expérience passée lui a déjà enseigné. Mais même si les circonstances sont apparemment similaires, elles sont différentes et ce qui fonctionnait autrefois ne peut décidément réussir maintenant.
Le personnage met donc en place une stratégie et à chaque situation particulière dans laquelle autrice & auteur le jette, il développe et teste une tactique.
Des choix difficiles
Les actions qu’entreprend le personnage pour faire face à ce qu’il lui arrive introduisent le nécessaire concept de choix dans le récit. Adopter une tactique pour résister, c’est prendre une décision difficile. Considérons une jeune femme qui a eu une adolescence difficile : elle fut par exemple harcelée pendant ses études. En conséquence, maintenant qu’elle est une jeune adulte, elle est incapable de garder un emploi, d’assumer quand elle est amoureuse et elle est convaincue que tout ce qu’elle entreprend est voué à l’échec.
Elle fait une rencontre qui lui ouvre soudain de nouveaux horizons. Mais, dans sa précipitation, elle se méprend sur les intentions de cet autre sur lequel elle a cristallisé des sentiments que celui-ci ne partage pas encore.
La force antagoniste est précisément cet autre qui ne répond pas encore au souhait de cette jeune femme. Désespérée et pressée de mettre un terme à son angoisse, la tactique qu’elle décide de mettre en place sera de se suicider. Probablement, nous la sauverons d’une manière ou d’une autre. Néanmoins, cette tactique consiste en un choix. Comme les obstacles qui deviennent de plus en plus compliqués à surmonter, la décision sera de plus en plus difficile à prendre.
La difficulté du choix est corollaire à l’évolution du personnage. Les expériences qu’il vit maintenant se confrontent à son vécu. La victoire consiste à mettre un terme à ce qu’il est devenu pour assumer totalement l’être qu’il aurait dû être. Par exemple un personnage s’est accompli dans une carrière professionnelle mais c’est maintenant l’heure de la retraite. Acceptera t-il cette nouvelle donne ou tentera t-il de partir à l’aventure pour se construire une nouvelle vie ? Une sorte de renaissance de lui-même, pour ainsi dire.
Mais pour grandir ainsi, il devra faire des choses qu’il n’a encore jamais faite. Donc, il lui faut prendre des décisions. C’est-à-dire agir.
La passion
Le regard que le personnage porte sur le monde ou sur lui-même est par nature subjectif. Dit autrement, il ne perçoit ni le monde, ni lui-même, comme ils sont. Ce qu’il perçoit du monde ou de son propre reflet, c’est une idée qu’il a composée lui-même au fil de son vécu.
Son agir est submergé par l’émotion. Ainsi est Rocky qui doit se prouver à lui-même qu’il est digne de l’amour d’Adrienne.
Une émotion est duelle. Ses deux aspects, positif et négatif, seront présents dans le récit. L’amour & la haine, l’espoir & la déception ou la frustration, l’acceptation & la culpabilité, la joie & la tristesse.. Ce qu’il importe est de démontrer l’un comme l’autre.
L’émotion se communique parce qu’elle est universelle. On ressent le désespoir d’un personnage, on ressent l’amour qu’il donne à autrui, on ressent sa déception de ne pas avoir obtenu la promotion qu’il briguait.. car nous connaissons cette émotion, soit parce que nous la vivons nous-mêmes, soit parce qu’elle nous manque (nous reconnaissons l’amour même si nous vivons dans un désert affectif).
Nous ne serons probablement jamais dans la même situation que le personnage mais nous sommes capables d’éprouver ce qu’il éprouve. On comprend le sentiment de la défaite en le comparant à la victoire. Nous ne comprendrions pas le mal s’il n’y avait pas le bien. Les deux facettes de l’émotion nous aident à comprendre qui est le personnage.
Son désir ou son souhait lui sont personnels mais ce qu’il ressent en poursuivant cette exigence est universel.
La passion pose un problème : quel besoin intime, intérieur, le personnage doit-il combler pour réussir son objectif ? Car s’il échoue à répondre à ce qu’il lui manque, il ne réalisera pas non plus son objectif ; et ce sera une tragédie.
L’origine du besoin est plurielle. Souvent, on la catégorise sous l’expression de blessure émotionnelle. Un personnage peut s’accuser faussement de la mort accidentelle d’un être cher ou croire qu’il est maudit parce qu’il possède une acuité singulière à découvrir chez autrui ce que les apparences cachent habituellement.
Ce trauma produit le conflit. Le conflit produit l’intrigue. Sans un personnage avec un double problème (un désir & un besoin), point de drame.
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