S’il n’y avait pas d’obstacles, le héros obtiendrait en quelques scènes ce qu’il veut (sachant que ce qu’il veut est ce qui le définit). Donc un personnage qui obtient trop facilement ce pour quoi il existe ne crée pas le drame.
D’ailleurs, remarque Alex Epstein, même la vie n’est pas comme cela.
Deux types d’obstacles
Selon Alex Epstein, nous pouvons distinguer :
- L’antagoniste externe, celui qu’on appelle communément l’obstacle.
- Une opposition intime, lorsque l’on est soi-même son propre adversaire. Une faille dans la personnalité qui n’est pas en soi un véritable obstacle, d’abord parce qu’elle n’empêche pas le protagoniste de réussir à aller jusqu’au bout de son désir, par contre elle pourrait être une source d’illusion, d’erreur justement sur le choix de cet objectif (ce qui est une forme d’obstacle assez subtile).
Il en faut au moins un, mais un bon scénario peut les mettre tous sur le chemin du héros. Votre travail consiste à rendre le travail de votre personnage principal aussi difficile que possible. Si le héros peut atteindre son but facilement, il n’y a pas d’histoire.
S’il s’agit d’une romance, votre tâche la plus difficile est de donner aux deux amoureux la meilleure raison possible de ne pas tomber amoureux. À l’époque de Jane Austen, le fait d’appartenir à des classes sociales différentes était une bonne raison. À l’époque de Shakespeare, c’était le fait d’être issu de familles en conflit. De nos jours, la race et la classe sociale ne sont plus des obstacles tragiques, mais une histoire d’amour entre un Israélien et un Palestinien, ou un Serbe et un Croate, seraient des récits parfaitement valables de Roméo et Juliette, comme l’était West Side Story dans laquelle Tony était blanc et Maria était porto-ricaine.
Les bonnes raisons ne manquent pas. Dans Desert Hearts, une très jolie romance saphique, l’un des amants est une femme hétéro et l’autre est une femme gay ; dans The Killer de John Woo, l’un des amants est un assassin qui rend accidentellement aveugle une chanteuse de bar dont il tombera amoureux.
Dans la vie, la plupart des tâches deviennent plus faciles à mesure que l’on y travaille. Vous avez un problème. Vous y travaillez et, petit à petit, vous réparez les choses jusqu’à ce que le problème disparaisse.
Dans les histoires (du moins telles qu’on les conçoit traditionnellement, ce qui remonte déjà à un moment), les obstacles deviennent de plus en plus importants au fur et à mesure que l’intrigue se déploie, jusqu’à ce que le héros surmonte le plus grand obstacle possible (qu’il franchisse la dernière étape) et que l’histoire soit terminée. C’est ce qui fait que la tension monte constamment vers ce point culminant, qu’on nomme aussi le climax (et c’est un terme qu’il vaut mieux conserver tel quel parce qu’il est bien défini dans les esprits. Il n’y a pas trop d’interprétations possibles à ce propos).
Et Alex Epstein ajoute que plus les obstacles sont difficiles, plus sera excitant le moment lorsque le héros ou l’héroïne remporteront la partie (c’est-à-dire que bien souvent, ils vaincront leur ennemi le plus personnel, c’est-à-dire elle-même ou lui-même).
L’antagoniste externe
La définition en est simple. C’est ce qui essaie de s’opposer au héros. Dans La belle et la bête par exemple, ce sont les amants eux-mêmes qui sont à l’origine de l’empêchement de leur amour. Il suffit de savoir lequel des deux sera le personnage principal.
Comme tous les autres éléments essentiels d’un récit (ce qui suppose une structure pour les organiser), nous devrions nous préoccuper émotionnellement de l’antagoniste ou de l’obstacle extérieur, objectif du point de vue de l’histoire dans son ensemble.
Mais il devrait être une interprétation toute teintée de subjectivité, celle du personnage principal justement, qui se projette sur nous, lecteur/spectateur, récepteur de cette histoire.
Le méga-budget Godzilla de 1998, rédigé par Dean Devlin et le réalisateur Roland Emmerich, a échoué parce que nous ne nous sommes pas parvenus à nous intéressés au devenir de la créature, juge Alex Epstein.
Elle ne semblait pas avoir de sentiments. Ce n’était pas une terrifiante force de la nature. Ce n’était pas le mal. Elle n’était pas incomprise. C’était seulement un lézard déchaîné ; c’était un effet spécial. Nous n’avions aucun sentiment sur le sujet (pensant) qu’aurait dû être cette bête. René Descartes était convaincu (chaque philosophe apporte avec lui ou du moins avec sa doctrine sa vérité. Souvent cette vérité est loin néanmoins de faire l’unanimité) que la bête n’était qu’une machine, sans sentiment, sans mémoire, sans même la faculté de se perfectionner, de devenir meilleure (et qui aurait même pu avoir un effet didactique sur nous).
Mais le Godzilla de Devlin et Emmerich ne nous inspire ni terreur ni pitié, jusqu’à la toute fin où le pauvre bête s’est emmêlée dans le pont de Brooklyn et est morte.
En revanche, nous avons beaucoup de sympathie pour la créature de Frankenstein. Bien sûr, dans le classique de 1931 écrit par John L. Balderston, Francis Faragoh et Garrett Fort, il tue une petite fille innocente. Mais c’est parce qu’il n’a pas été éduqué correctement. Nous ressentons sa douleur et sa rage d’avoir été jeté au monde sans père ni mère.
Et dans le King Kong classique, nous aimons de la même manière le grand singe. Ce n’est pas parce que nous croyons percevoir chez ces bêtes quelques similitudes ce qui les rendrait forcément risibles. Nous avons pour eux une véritable compassion. Nous mettons en place une relation. Nous ne considérons pas cet autre singulier comme une bête (ou de manière plus générale comme un étranger, le bestiaire évoqué ici n’est qu’un exemple plus marquant pour ce que j’essaie de dire) mais comme un sujet véritable qui souffre.
Et nous ne restons pas indifférents devant cette souffrance. Si nous ne la partageons pas, au moins nous la comprenons.
L’antagoniste ; un être aimable
Alex Epstein insiste. Si vous souhaitez marquer votre lecteur, il doit aimer ou détester votre antagoniste. Et si votre antagoniste n’est pas incarné comme la nature par exemple, Alex Epstein conclut que vous devriez trouver un moyen de faire ressentir à votre lecteur/spectateur ce qu’il y a de grandiose et de fascinant en elle.
La théorie narrative Dramatica va plus loin dans l’analyse de l’antagonisme. Selon cette théorie, l’antagonisme est une fonction archétypale tout comme l’est celle du protagoniste. Elle distingue ainsi un personnage principal et ce qu’elle nomme un Influence Character.
C’est-à-dire un personnage qui représentera un obstacle pour le personnage principal dans sa volonté de résister à l’antagonisme. Ainsi, cet Influence Character pourrait être l’antagoniste mais d’autres choix sont alors possibles. Par exemple, dans Le train sifflera trois fois, le marshall Will Kane doit se battre contre trois hommes qui viennent dans sa ville pour le tuer.
Sa femme Amy est une Quaker. Selon ses convictions, elle essaie de convaincre Kane de fuir et non de se battre. Ici se mélange à la fois son amour pour Kane et ses croyances. En tant que Influence Character, elle essaie d’empêcher Kane (le personnage principal) d’accomplir son objectif. Peut-être alors pourrions-nous la considérer comme le véritable antagonisme du personnage principal.
Parce que comme nous ne pouvons raisonnablement éprouver une quelconque compassion pour les tueurs, nous pouvons bien mieux comprendre ce que ressent Amy.
L’obstacle interne
Le personnage principal a quelque chose dans sa psyché qui l’empêche d’atteindre son but. Alex Epstein ne manque pas d’exemples à ce propos.
Dans Hamlet, le méchant oncle Claudius est l’antagoniste. Mais lui seul ne mettrait pas Hamlet en danger de mort. C’est l’indécision de Hamlet qui le détruit, son manque d’instinct de tueur.
Dans Othello, c’est Iago qui est l’antagoniste, mais si Othello n’était pas un brave et puissant soldat, aveuglément amoureux de sa femme mais prêt à la soupçonner d’adultère (manipulé par Iago en fait), ce serait une œuvre de courte durée.
Dans Annie Hall, Alvy Singer a une profonde incapacité à éprouver du plaisir. Il ne veut pas être avec une femme qui serait prête à avoir un petit ami comme lui. Cela l’empêche de finir heureux avec Annie.
Dans Orgueil et Préjugés, l’orgueil de Darcy et les préjugés d’Elizabeth Bennet sont les principaux obstacles à leur romance. En fait, il n’y a pas d’autres obstacles vraiment importants, puisque le manque d’argent d’Elizabeth n’est pas un obstacle pour le riche Darcy, et qu’ils sont tous deux issus de familles acceptables.
La faille tragique du héros est souvent en quelque sorte le reflet de son antagoniste ou obstacle extérieur. C’est seulement en surmontant cette imperfection intérieure qu’il peut surmonter son ennemi extérieur, franchir cet obstacle qui l’empêche de s’épanouir.
Dans Casablanca, Rick veut Ilsa. Il ne peut pas l’avoir, car elle appartient à Viktor Laszlo. L’obstacle, c’est l’idéaliste Laszlo, pas les nazis. Ilsa a tellement blessé Rick dans le passé qu’il est devenu cynique. Elle peut encore lui revenir – mais seulement s’il la rend à Viktor Laszlo.
Rick doit renoncer à son cynisme pour pouvoir le faire. Le cynisme de Rick est le reflet de l’idéalisme de l’obstacle, Laszlo.
Une dernière réflexion d’Alex Epstein : dans un drame, le protagoniste peut faire exactement ce qu’il ne faut pas pour atteindre son objectif. Un enfant qui a le sentiment que sa famille s’est retournée contre lui peut agir d’une manière qui retourne effectivement sa famille contre lui. Un être qui a l’impression de perdre l’être aimé peut le rejeter avant qu’il ne puisse être rejeté.
Il s’agit essentiellement d’une faille tragique. Votre personnage doit s’efforcer d’atteindre un but, mais il n’est pas obligé de s’y prendre en toute logique ; en effet, plus un personnage est logique, et moins dramatiquement intéressant est-il.
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