Continuons notre article sur La Poétique d’Aristote commencé ici : LA STRUCTURE DU SCÉNARIO ET ARISTOTE
L’épopée, 1a poésie tragique, la comédie, la poésie dithyrambique, l’aulétique, la citharistique, en majeure partie se trouvent être toutes, au résumé, des imitations.
CHAPITRE I: La poésie consiste dans l’imitation. – Trois différences entre les imitations. – Différentes sortes de poésie, selon les moyens d’imitation.
La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature
CHAPITRE VI: Définition de la tragédie. – Détermination des parties dont elle se compose. – Importance relative de ces parties.
Cette imitation dont parle Aristote est la mimèsis (c’est un concept qui fut d’abord développé par Platon). Il faut le comprendre principalement au sens que lui a donné Roland Barthes.
C’est un effet de réel dont la fonction consiste à donner au lecteur l’impression que la fiction décrit un monde réel (tout est impression dans un monde sensible).
La fiction est une représentation, une apparence de la réalité. Elle n’est pas la réalité mais seulement une figuration de celle-ci. Le nœud aristotélicien que nous avons abordé dans l’article précédent serait chez Paul Ricœur un stade de la mimèsis qu’il a dénommé Préfiguration et qui décrit le temps vécu, pré-narratif, préalable au temps du récit (qui se conjugue classiquement au présent).
Donc la mimèsis n’est pas à proprement parler une imitation de la réalité car le réel en soi est assez ennuyeux et n’est pas vraiment adapté à la fiction. Chez Ricœur encore, le temps du récit est le stade mimèsis II : Configuration.
Par exemple, les faits historiques de la vie de Napoléon seraient la préfiguration et l’agencement de ces faits historiques pour une visée narrative serait la configuration.
Ce qui fait dire à Aaron Sorkin lorsqu’il parle de ses biographies (The Social Network, Steve Jobs) que ces personnes réelles sont devenues ses personnages parce qu’il se les est approprié pour constituer son propre temps du récit.
L’aspect dramatique convoque engagement et émotion du lecteur
L’auteur devrait viser une réponse émotionnelle de son lecteur. Et il ne peut y parvenir en se contentant de reproduire fidèlement les événements de la réalité. Pour induire l’émotion chez son lecteur, il doit recréer la réalité, c’est-à-dire l’ordonner différemment et en quelque sorte la reformuler.
Chez Aristote, l’intrigue est l’action. Pour comprendre cette action, rappelons ce qu’en dit Alfred Hitchcock : si une bombe cachée sous une table se contente seulement d’exploser, l’auteur manquera l’attention de son lecteur.
Le lecteur doit savoir qu’il y a une bombe sous une table et que cette bombe peut exploser à tout moment. Consciemment ou inconsciemment, l’esprit du lecteur participera à l’action décrite et la question dramatique de savoir quand la bombe explosera occupera tout son esprit.
Et le fait que les personnages ignorent la présence de la bombe engage davantage l’attention du lecteur et le fait davantage participer à l’action.
Pour constituer un tout au sens aristotélicien, il faut que les événements soient choisis afin de soulever et de développer une question dramatique centrale (celle qui sous-tend toute l’œuvre). Dans Le cercle des poètes disparus, cette question dramatique centrale (ou prémisse) pourrait être de savoir si Keating parviendra à convaincre ses étudiants de vivre leurs vies pleinement et de suivre leurs rêves ou s’ils suivront la multitude moutonnière d’un ordre qu’ils n’auront pas choisi.
Et cette question préoccupe le lecteur tout au long de l’histoire. Et non seulement parce qu’il est intéressé par le résultat mais aussi parce qu’il participe par empathie (c’est-à-dire par personnage interposé) à une imitation d’émotions qu’il ressentirait s’il était à la place des étudiants.
cueille le jour sans te soucier du lendemain
L’incident déclencheur, l’effet de bascule dans l’intrigue, est ce vers d’Horace (Carpe Diem) qui invite Leuconoé à vivre le moment présent sans s’inquiéter du lendemain.
Comment se développe la question dramatique centrale ?
VI. Pour la tragédie, les poètes s’emparent des noms de personnages qui ont existé. La raison en est que ce qui est possible est probable ; or, ce qui n’est pas arrivé, nous ne croyons pas encore que ce soit possible ; mais ce qui est arrivé, il est évident que c’est possible, car ce ne serait pas arrivé si c’était impossible.
CHAPITRE IX: Comparaison de l’histoire et de la poésie. – De l’élément historique dans le drame. – Abus des épisodes dons le drame. De la péripétie, considérée comme moyen dramatique.
XII. Il faut adopter les impossibilités vraisemblables, plutôt que les choses possibles qui seraient improbables
CHAPITRE XXIV: Comparaison de l’épopée avec la tragédie. – Nombreux mérites d’Homère.
[…] car, pour la poésie, l’impossible probable doit être préféré à l’improbable, même possible.
CHAPITRE XXV: Objections faites au style poétique. – Solutions.
Que comprendre de ces impossibilités vraisemblables ?
Dans le cours de l’intrigue, chaque scène surgit d’une scène précédente de manière à convoquer l’attention et la participation du lecteur. Et l’imitation dramatique d’une action (mimèsis) aidera à provoquer une réponse émotionnelle du lecteur.
Keating dans Le cercle des poètes disparus réussit à faire arracher les pages des livres et à se tenir debout sur leurs tables pour lire Whitman à ses étudiants.
Cette action est vraisemblable (ou probable) mais dans la réalité, elle serait tout à fait impossible (ou du moins serait possible mais hautement improbable).
L’unité de la structure
I. Ce qui fait que la fable est une, ce n’est pas, comme le croient quelques-uns, qu’elle se rapporte à un seul personnage, car il peut arriver à un seul une infinité d’aventures dont l’ensemble, dans quelques parties, ne constituerait nullement l’unité ; de même, les actions d’un seul peuvent être en grand nombre sans qu’il en résulte aucunement unité d’action.
II. Aussi paraissent-ils avoir fait fausse route tous les poètes qui ont composé l’Héracléide, la Théséide et autres poèmes analogues ; car ils croient qu’Hercule, par exemple, étant le seul héros, la fable doit être une.
CHAPITRE VIII: De l’unité de l’action.
Aristote insiste encore sur le fait que l’unité dramatique d’une histoire est une action, non un personnage. Ce n’est pas parce qu’Hercule est au centre de son histoire que celle-ci pourra bénéficier d’une unité.
Si on demandait à Hercule de se décrire en quelques mots, il commencerait par donner quelques faits significatifs qu’il aurait accomplis.
S’il se perdait en détails pour tenter de donner un aperçu de sa personnalité, il n’y aurait pas d’histoire à raconter.
La structure se constitue en lignes dramatiques (ou Throughlines selon la terminologie de la théorie narrative Dramatica).
Et pour Aristote :
IV. Il faut donc que, de même que dans les autres arts imitatifs, l’imitation d’un seul objet est une, de la même manière la fable, puisqu’elle est l’imitation d’une action, soit celle d’une action une et entière, et que l’on constitue les parties des faits de telle sorte que le déplacement de quelque partie, ou sa suppression, entraîne une modification et un changement dans l’ensemble; car ce qu’on ajoute ou ce qu’on retranche, sans laisser une trace sensible, n’est pas une partie (intégrante) de cet ensemble.
CHAPITRE VIII: De l’unité de l’action.
Lorsque nous observons une statue, nous apercevons facilement ce qu’est le tout. Une structure unifiée n’est pas différente. Seulement la statue est figée. La fiction, quant à elle, évolue linéairement, à travers le temps (ce qui lui confère une durée que ne possède pas la statue).
Pour créer cette durée, pour que la structure forme un tout et rende intelligible cette durée, il faut selon Aristote un lien de causes et d’effets probables ou nécessaires.
III. Homère, entre autres traits qui le distinguent des autres poètes, a celui-ci, qu’il a bien compris cela, soit par sa connaissance de l’art, soit par un génie naturel. En composant l’Odyssée, il n’a pas mis dans son poème tous les événements arrivés à Ulysse, tels, par exemple, que les blessures reçues par lui sur le Parnasse, ou sa simulation de la folie au moment de la réunion de l’armée.
De ces deux faits, l’accomplissement de l’un n’était pas une conséquence nécessaire, ou même probable de l’autre ; mais il constitua l’Odyssée en vue de ce que nous appelons l’unité d’action. Il fit de même pour l’Iliade.
CHAPITRE VIII: De l’unité de l’action.
Homère a choisi pour le sujet de l’Odyssée une action dans laquelle chaque événement est la conséquence d’un événement précédent d’une manière nécessaire ou probable. Et cette dynamique singulière fait avancer l’intrigue.
Ce rapport de causalité assure la cohérence de l’œuvre au même titre que les différentes parties d’une statue s’assemblent pour ne former qu’une image.
Nécessaire ou probable
Ce qui est nécessaire à l’intrigue se produit toujours après une action donnée. Cette dynamique crée un mouvement de l’avant de l’intrigue. Reconsidérons l’incident déclencheur du Parrain : Sollozo tente d’assassiner Don Corleone.
La réaction nécessaire de Michael est alors de faire assassiner Sollozo et le Capitaine McCluskey.
Un événement probable fait aussi avancer l’histoire à sa manière. Mais il n’y a aucune nécessité dramatique à ce qu’il se produise. C’est-à-dire que les personnages ne se sentent pas obligés de répondre de telle ou telle manière ou même de réagir.
Dans Rocky, lorsque Mickey veut entraîner Rocky, il n’y a aucune obligation à cela. Rocky peut accepter ou non. Il s’avérera qu’il acceptera ce qui incidemment fait avancer l’histoire parce que le fait que Rocky soit entraîné par Mickey lui permettra de résister 15 rounds contre Apollo (ce qui était l’objectif de Rocky).
Et ce qu’il se passe avec Adrienne répond à la même logique. Leur relation est fondée sur une séquence d’événements probables. D’ailleurs, ces impossibilités probables comme les appelle Aristote ajoute à l’empathie que nous pouvons ressentir envers les personnages.
C’est toujours une structure unifiée avec des événements probables mais ceux-là, davantage que les événements nécessaires, se grefferont sur la nature ou la condition humaines.
Pourquoi est-il nécessaire de s’assurer que la structure soit unifiée ? Parce qu’elle construit l’arc dramatique du personnage principal.
Le personnage évolue à travers les événements nécessaires et probables. Rocky et Adrienne qui sortent ensemble, Paulie qui parvient à trouver un sponsor, Mickey qui entraîne Rocky, tous ces événements concourent à faire grandir Rocky, à le rapprocher de ce renversement où il deviendra quelqu’un d’autre, où il trouvera un nouvel équilibre.
Pour rappel :
IV. Il faut donc que, de même que dans les autres arts imitatifs, l’imitation d’un seul objet est une, de la même manière la fable, puisqu’elle est l’imitation d’une action, soit celle d’une action une et entière, et que l’on constitue les parties des faits [c’est-à-dire qu’on les ordonne] de telle sorte que le déplacement de quelque partie, ou sa suppression, entraîne une modification et un changement dans l’ensemble ; car ce qu’on ajoute ou ce qu’on retranche, sans laisser une trace sensible, n’est pas une partie (intégrante) de cet ensemble.
CHAPITRE VIII: De l’unité de l’action.
I. Il est évident, d’après ce qui précède, que l’affaire du poète, ce n’est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité.
CHAPITRE IX: Comparaison de l’histoire et de la poésie. – De l’élément historique dans le drame. – Abus des épisodes dons le drame. De la péripétie (34), considérée comme moyen dramatique.
Ainsi, Aristote nous rappelle qu’une structure unifiée exige non seulement que les incidents qui se produisent au cours de l’intrigue soient liés par un rapport de causalité fondé sur des causes et des effets probables ou nécessaires mais aussi que la succession des événements (l’ensemble des événements, donc) forme une histoire qui soit elle-même probable ou nécessaire.
L’apparence de la réalité
Cette succession d’événements doit répondre à une logique. Les événements qui surgissent au cours de l’intrigue seront des événements susceptibles de se produire dans le monde particulier dépeint par l’histoire (ou bien cet univers singulier rend nécessaire certains événements).
Dans Le parrain, après que la personnalité de Michael ait été établie, il fait sens qu’il réagisse comme on nous le montre dans cet univers particulier qui est le sien.
Les événements dépeints dans Le parrain sont nécessairement ou probablement légitimes dans le monde particulier de cette histoire.
Dans la vraie vie, on serait bien en peine de distinguer une succession logique à ce qu’il nous arrive. Mais en fiction, pour l’intelligibilité et l’efficacité de celle-ci, il faut créer un monde crédible basé sur une chaîne d’événements imaginaires.
Je vous donne rendez-vous dans le prochain article.