Continuons le chapitre 18 de la théorie narrative Dramatica sur la progression de l’intrigue.
Pour ceux qui se sentent un peu confus depuis que la théorie emploie les termes d’actes, de séquences et de scènes, comprenez que Dramatica pense la fiction comme quatre lignes dramatiques.
Ces lignes dramatiques ont une structure que Dramatica représente par la charte graphique des Classes, Types, Variations de type et Élément de caractérisation.
Sommaire de tous les articles :
DRAMATICA : LA THÉORIE EXPLIQUÉE
Comment les séquences sont-elles liées aux actes ?
Selon une progression en trois actes ?
Notez que le terme de progression ci-dessus n’est pas gratuit et entre dans la définition de l’expression appréciations progressives (Progressive Plot Appreciations) qui explicitent la réception et l’interprétation de l’histoire par le lecteur au fur et à mesure de la progression de celle-ci justement.
Pour résumer ce que nous avons vu dans l’article précédent, les séquences véhiculent les thèmes. Un thème est foncièrement quelque chose d’abstrait. Je vous propose la lecture de cet article pour tenter de comprendre la différence entre thème et message :
THEME & MESSAGE
L’article précédent a mis en valeur la notion de séquences thématiques. Si nous appliquons les 6 séquences thématiques aux 3 actes dynamiques (dynamiques parce que ces actes non seulement s’articulent entre eux mais aussi parce qu’ils décrivent un processus en cours), nous aurons donc deux séquences par acte.
Un thème tout comme l’intrigue organise ses séquences thématiques. L’ordre dans lequel celles-ci apparaîtront n’affectent pas le message à communiquer, mais il détermine néanmoins l’expérience thématique du lecteur au fur et à mesure que l’histoire se déplie devant lui.
La seule contrainte dans l’ordonnancement de la séquence est que puisque Range est le cœur de l’argument thématique de la ligne dramatique en train d’être explorée, l’une des trois paires contenant Range devrait apparaître dans chacun de ces trois actes dynamiques (c’est-à-dire les Journey #1, #2 et #3 rappelés dans le graphique ci-dessous).
N’importe laquelle des trois paires de séquences thématiques restantes peut être alors l’autre séquence à l’intérieur du même acte.
Selon une progression en quatre actes ?
Si je reprends ce schéma, j’aimerais préciser que ce que Dramatica entend par actes dynamiques, c’est le parcours qui est représenté par Journey #1, Journey #2 et Journey #3. Non seulement les trois actes (ou Journey) sont interdépendants (le #2 provient du #1 et mène au #3) ce qui explique une partie de leur dynamisme (leur aspect organique en quelque sorte).
L’autre composante de leur dynamisme est qu’ils sont mouvements. Les Signpost sont figés. Le Journey (ou parcours) est mobile (comme peut l’être le temps sauf qu’ici, il s’agit plutôt d’une durée).
Faisons un détour sur cet ordre de séquences thématiques en examinant Witness.
Tous les personnages dans Witness ne veulent qu’une chose. Que les choses redeviennent ce qu’elles étaient avant que Samuel ne soit le témoin d’un meurtre. En d’autres termes, le futur doit être à l’image du passé.
C’est un problème de situation (nous le classons donc dans Universe) qui nous propose parmi ses types : Future.
Et comme c’est un problème qui concerne tous les personnages de l’histoire, nous pouvons opter pour assigner cette classe Universe à l’Objective Story Throughline. Dans le même coup, le Contenant thématique Concern de l’Objective Story Throughline aura aussi pour contenu Future.
C’est aussi un objectif qu’ils ont en commun. Cette aspiration à retrouver une vie d’antan devient donc le Story Goal.
Book veut protéger Samuel des hommes de Schaeffer et empêcher celui-ci de commettre de nouveaux crimes dans le futur. Les Amish (y compris Rachel) souhaite se débarrasser de l’influence de Book et retrouver leur mode de vie paisible d’autrefois.
Et quant à Schaeffer et ses complices, ils veulent éliminer Samuel et Book dans la foulée pour éviter que ces derniers ne témoignent contre eux, ce qui serait inexorable s’ils les laissaient vivre.
Comme nous cherchons à mettre en place notre ordre de séquence thématique, nous savons que les variations de type sont les outils conceptuels qui véhiculent le mieux les questions thématiques.
Nous utiliserons donc la quaternité des variations du type Future.
Nous pouvons préalablement nous interroger sur le Range de la ligne dramatique de l’Objective Story (puisque c’est elle que nous explorons dans cet exemple). Range nous pointera sur la séquence thématique.
Rachel, par exemple, et malgré les pressions des anciens, remet à plus tard sa décision de se marier après la mort de son mari. Lorsque Book prendra la décision de retourner à Philadelphie, Rachel ne le suivra pas.
Nous avons aussi la communauté Amish qui décide d’attendre que Book recouvre de ses blessures avant de l’expulser. Lorsque Book se planque chez les Amish, il noue avec Rachel une relation très intime mais est obligé de se mettre sa libido sur l’épaule.
Et Book encore en décidant de se mettre au vert chez les Amish ne fait que retarder la confrontation avec Schaeffer. Et chez les Amish, Daniel (le promis de Rachel) ne souhaite pas que John Book prolonge son séjour chez les Amish.
Tous ces constats me désignent alors Delay comme Range (ou comme conflit thématique). Dans le processus d’écriture, la démarche peut être inversée. On a quelques idées sur la façon dont les choses doivent se passer. Et après réflexion, on aboutit à Delay que l’on peut remplir alors du matériel dramatique adapté.
Donc, j’ai abouti pour l’Objective Story throughline à la classe Universe puisque je pars d’une situation. Il m’a semblé comprendre que tout le monde était préoccupé par son avenir et le type Future me convint alors assez bien et Range sera Delay puisque tout le monde procrastine à sa façon.
Dans la quaternité des variations du type Future, je peux donc établir la séquence thématique suivante :
- Delay / Choice
- Delay / Preconception
- Delay / Openness
- Choice / Preconception
- Choice / Openness
- Openness / Preconception
Gardez en mémoire que l’on peut ordonnancer la séquence comme bon nous semble. Dans Witness, l’ordre énoncé ci-dessus peut fonctionner mais si l’on permutait quelques paires, ce pourrait être tout aussi approprié.
La paire Delay / Choice convient bien dès le début de l’histoire. Rachel vient tout juste de perdre son mari et Daniel, son prétendant, lui fait clairement comprendre qu’il souhaite la prendre pour femme. Mais c’est encore trop tôt pour Rachel pour accepter ce choix. C’est alors qu’elle prétend une visite à sa sœur parmi les anglais.
C’est sa façon à elle de retarder sa décision. Ainsi, Delay est bien plus avantageux pour Rachel que Choice. Elle sait qu’elle devra prendre une décision mais il lui faut encore du temps (toute la durée d’une histoire en fait).
La seconde paire Delay / Preconception semble à sa place. Car la première réaction des policiers est de sous-estimer non seulement le témoignage d’un enfant mais Amish de surcroît.
L’exploration thématique continue par le malmenage de suspects (ils sont supposés coupables au détriment de la présomption d’innocence) et cela continue encore jusqu’au moment où John Book réalise que les policiers sont des ripoux lorsque Samuel identifie par hasard le coupable.
La paire Delay / Openness est véritablement exploitée lorsque Book se remet lentement de sa blessure chez les Amish. On peut noter aussi que cette paire est utilisée dans la séquence chez la sœur de Book mais de manière assez subtile cependant. Rachel aussi fait preuve d’ouverture d’esprit lorsqu’elle retarde son retour parmi les siens pour aider John blessé.
Et les anciens ne sont pas en reste non plus lorsqu’ils acceptent John en leur communauté pour qu’il puisse se remettre de sa blessure.
La paire Companion Choice / Preconception permet de nourrir le débat sur les choix de vie. D’un côté ceux des Amish, de l’autre le monde de John Book. On peut émettre l’hypothèse que l’exploration thématique commence avec la découverte par Samuel du révolver de Book. Et puis, il y a l’étude sur ce qui est permis ou non au sein de la communauté Amish. La paire Companion va servir alors à illustrer les discussions entre la vie que mène Rachel et celle de John.
La paire Choice / Openness est explorée lors de la construction de la grange. Dans cette séquence, Rachel semble montrer ouvertement son choix pour John contre Daniel. Similairement, John Book est maintenant plus ouvert aux principes Amish dont il reconnaît les aspects positifs. Et Book a une discussion assez ouverte avec Daniel.
Le choix de Rachel est d’ailleurs renforcé par les femmes Amish qui sont scandalisées non seulement par son choix mais aussi par sa franchise (traduite dans son attitude lors du repas dans la séquence de la grange).
La paire dynamique (donc potentiellement conflictuelle) Openness / Preconception est examinée d’abord par Eli qui confronte Rachel à propos de sa relation avec John et qui lui rappelle sa place parmi les siens. Cette paire atteint un paroxysme lors de la discussion entre Book et Schaeffer.
Au dénouement, Rachel et John ont donc eu suffisamment de temps (Delay) pour pouvoir explorer les opportunités que leur offrait leur rencontre. Rachel fait le choix de rester parmi les Amish et John de s’en retourner dans son monde (bien plus violent que celui des Amish mais John en a besoin).
Et dans la scène finale, on voit Daniel rendre visite à Rachel (comme un rappel que Rachel est le choix de Daniel comme épouse).
Nous continuerons la progression en quatre actes dans le prochain article.