Quoi qu’on puisse en penser, le récit organise le temps et l’espace : un temps et un lieu qui se lient malgré eux. Mikhaïl Bakhtine en a conçu l’idée du chronotope ; le dieu Chronos et ses lieux. Ainsi, le récit ne se raconte pas n’importe comment, involontairement. Il existe un jeu d’interactions qui s’articulent autour de rapport entre des moments et des espaces qui les accueillent.
Un lieu, une époque révéleront une hiérarchie de classe ou entre les êtres. Ceux qui dominent en un lieu et un temps ne sont pas les mêmes en un autre lieu et un autre temps. Donc, selon Bakhtine, la manière dont je raconterai mon récit, déciderai des actions de mes personnages et tenterai d’en orienter la perception de mon lecteur/spectateur, se structure non seulement autour des lieux et des moments que je convoque dans mon récit, mais aussi de mon propre lieu et de mon propre temps.
Le chronotope du chemin, par exemple, décrit (décrire est un terme qui peut faire polémique) le parcours physique d’un personnage. Au-delà de l’aventure que constituent ces pérégrinations et tribulations, c’est l’évolution personnelle d’un personnage que l’autrice et l’auteur nous demandent d’admirer. Autre chronotope, celui du château. Comme dans le roman gothique, un lieu clos renferme les joies et les larmes, il ne les distingue d’ailleurs même plus, en son sein le ressac incessant du passé, s’en évader est-il seulement possible ?
Comme comprendre, c’est d’abord opposer les choses, puisque de leur différence émerge leur sens, au château s’oppose le salon. Le romantisme qui est né en réaction du réalisme n’est que le refus d’un espace et d’un temps dans lesquels le destin (et non la destinée qu’on peut prétendre maîtriser) des personnages est déterminé par les relations sociales dont cet espace et le temps sont le cadre.
Il y a aussi le seuil. Comme on le devine, il s’agit d’un passage. Un personnage se trouve entre deux états (ou deux espaces métaphoriquement parlant) et c’est souvent un moment difficile.
Espace et Temps : indissociable
De l’articulation de l’espace et du temps dépend la perception qu’aura le lecteur/spectateur du récit. Nous pouvons dire que nous avons affaire à un réseau de configurations spatio-temporelles. Prêtez quelque attention à n’importe quel récit et vous vous apercevrez que différents chronotopes se combinent et apportent ainsi du sens à leur présence dans le récit tout entier ou dans l’intrigue.
Chaque auteur et chaque autrice a sa propre manière d’articuler les chronotopes qu’ils invitent dans leur fable. Le fait qu’ils soient articulés ne les fige ni dans le temps, ni dans l’espace. Leurs articulations les obligent à évoluer parce qu’ils leur arrivent, parfois du moins, d’entrer en conflit les uns avec les autres et toute situation conflictuelle, tout comme dans la vraie vie, est une source de progrès. Prenons un instant pour considérer le passé. C’est un espace qui, par sa nature même, n’existe plus.
Pour lui rendre sa matérialité, nous pourrions le confronter à un espace mobile qui serait celui d’un voyage entrepris par le personnage : une sorte de retour vers ses origines.
Je pense à Casablanca (1942) de Michael Curtiz. Nous avons le café de Rick qui est le lieu central de l’intrigue (un chronotope donc). C’est un microcosme de la société alors qu’elle est en temps de guerre et il s’y mêle espoir et désillusion. Autre chronotope : Casablanca elle-même. Elle est sous le contrôle du gouvernement de Vichy (je ne vous fais pas l’injure de vous rappeler que c’est la Seconde Guerre mondiale) et elle est à la fois un refuge et une impasse pour les personnages.
Le chronotope se décline selon votre intention : par exemple, ici, nous avons le souvenir de la relation amoureuse entre Rick et Ilsa qui est portée à notre connaissance par analepses et c’est Paris avant l’occupation des nazis. Ce chronotope joue sur sa différence avec celui de la sombre Casablanca, comme quoi ce qui fait un lieu, ce sont encore ceux qui le peuplent.