L’hystérésis de l’habitus chez le sociologue Pierre Bourdieu consiste en ce que les dispositions d’un individu qu’il a acquises dans un contexte donné persistent alors que les circonstances ont changé. Si j’applique cette définition lors de l’élaboration d’un personnage, je pose donc que ses schémas mentaux ou comportementaux ne sont plus en conformité avec sa situation actuelle. Lucien dans Lacombe Lucien (1974) de Louis Malle se retrouve autant par opportunisme que par inertie à collaborer avec la Gestapo. J’utilise le terme inertie ici pour marquer que Lucien ne semble pas avoir une intention claire de choisir son camp : il se laisse plutôt porter par les circonstances et les opportunités immédiates, sans remettre en question ses schémas d’action habituels.
L’inertie, dans ce contexte, renvoie à l’idée que son habitus, éduqué dans un milieu rural, avec une certaine rudesse et une absence de conscience politique, continue de guider ses comportements même lorsque son environnement change radicalement.
Plutôt que de s’adapter de manière réfléchie à sa nouvelle situation (la collaboration), il agit de façon presque automatique, en reproduisant des attitudes et des manières d’être issues de son passé. C’est en cela que l’on retrouve l’hystérésis de l’habitus : même placé dans une position de pouvoir au sein de la collaboration, il ne développe ni les codes ni les stratégies d’un véritable opportunisme politique. Son engagement est davantage un prolongement de ce qu’il connaît (la violence, la soumission à l’autorité, le rejet social qu’il a subi) qu’un choix raisonné. L’argent de poche (1976) de François Truffaut, dans un registre différent, démontre aussi comment des dispositions acquises au cours de l’enfance demeurent bien que la situation sociale et affective ait changé.
Une rupture existentielle
L’hystérésis mène à un conflit subjectif. Interrogeons le neuropsychiatre et philosophe Henri Ey pour nous l’expliquer. Pour Ey, la conscience est une structure dynamique qui s’adapte aux exigences de la réalité. Lorsqu’une nouvelle situation se présente (par exemple, un choc traumatique), un individu peut être confronté à une difficulté d’intégration, ce qui crée un conflit personnel.
Lors de l’incident déclencheur (censé perturber le monde ordinaire), c’est à un véritable bouleversement d’un statu quo auquel nous assistons. Le personnage peut alors s’adapter (ce qui est bien moins dramatique) ou résister. D’où l’idée de Syd Field de créer un mouvement en deux temps à la suite de l’incident. Un refus d’abord et puis, soudain, c’est comme une nécessité qui se fait sentir. Prenons comme exemple le private Robert Witt (La ligne rouge (1988) de Terence Malik). Witt débarque à Guadalcanal avec un état d’esprit formé d’avant-guerre. Autant dire que face à la violence soudaine qui s’empare de l’île, cette disposition d’esprit est totalement hors de propos. Fortement influencé par une vision spirituelle du monde, Witt refuse la logique de la guerre. L’harmonie qu’il recherche ne peut exister dans la brutalité des combats et Welsh, qui représente l’autorité, semble le comprendre.
Ici, l’incident qui déclenche toute l’intrigue consiste en les premières expériences du combat. Nous l’avons vu, Witt refuse de s’engager dans la guerre, fidèle en cela à sa vision du monde. Seulement, il doit s’adapter et c’est précisément son geste sacrificiel qui devient la réponse à ce besoin de changement que la réalité exige de lui. Bien-sûr, il vous faudra toujours une opposition externe (dans La ligne rouge, c’est la guerre), celle-ci ne sera pourtant jamais suffisante si votre récit n’est pas d’abord celui d’une transformation intérieure et, si possible, dramatique. Ne pas pouvoir s’adapter ou bien choisir de ne pas le faire entraîne en effet une destinée tragique.
En fin de compte, le mouvement en deux temps symbolise un mouvement de rejet à cause du passé puis, nécessairement, une adaptation pour souligner la tension entre passé et présent (c’est-à-dire une nouvelle réalité).
Et à propos de nouvelle réalité, considérons Breaking the waves (1996) de Lars von Trier : confrontée au fait, Bess oscille entre refus et consolation et von Trier nous laisse interpréter l’accueil que les cieux réservent à Bess. Dans La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz, Vinz refuse de reconnaître l’absurdité de sa révolte, mais il devra bientôt admettre qu’il est totalement dépassé.
Un changement de contexte
Donc, l’hystérésis est un décalage entre les dispositions d’un individu (ce qu’on nomme habitus) et un contexte social mobile et changeant. Comment un personnage formé à l’aune d’un cadre social et culturel se retrouve hors contexte lorsque ce cadre évolue (et il est naturel qu’il évolue) ?
Pierre Bourdieu démontre et explique pourquoi certains d’entre nous continuons à agir selon des schémas anciens (qui ont fait leurs preuves en leur temps) alors que le monde autour de nous ne cesse de changer. Nous avons notre personnage pétri d’habitudes et de croyances et voilà qu’une situation nouvelle se présente à lui. Forrest (Forrest Gump (1994) de Robert Zemeckis) conserve son identité (sa simplicité, sa droiture morale, son attachement aux valeurs traditionnelles, son respect de l’autorité, sa persévérance) alors que le monde devient fondamentalement autre (le Vietnam, le mouvement hippie et la révolution sexuelle, la montée irrésistible du capitalisme).
Et parce qu’il ne joue pas selon les nouvelles règles du monde, Forrest réussit là où d’autres échouent. Et dans Chute libre (1993) de Joel Schumacher, William D-Fens Foster, très enraciné dans les années 1950, ne peut comprendre pourquoi son monde ne fonctionne plus comme avant. Cette sensation de se sentir déclassé amorce un mouvement qui explose dans la violence.
