Bien que notre propre monde ne fonctionne pas de manière très cohérente, il importe que le monde fictif fasse preuve de cohésion et soit intelligible. La logique d’un monde est certainement ce qui est le plus questionné par le lecteur/spectateur. Ne lui donnons pas les moyens de nous battre en brèche en l’expulsant de notre récit dès qu’il se lance dans ses réflexions pour être sûr d’avoir bien compris ce qu’il se passe.
Dans le film La Zone d’intérêt (2023) de Jonathan Glazer, les règles du monde fictif sont établies avec une précision glaçante. Situé à la périphérie du camp d’Auschwitz, ce récit suit la vie quotidienne d’une famille allemande qui mène une existence presque ordinaire à l’ombre de l’horreur. Ici, le monde fonctionne selon sa propre logique : l’horreur est toujours suggérée, impalpable, mais son influence imprègne chaque aspect de la réalité des personnages.
Cette approche repose sur une règle de cohérence interne : ce que l’on ne voit pas n’en est que plus terrifiant. L’arrière-plan sonore rappelle en permanence ce qu’il se passe au-delà des murs et deviennent un principe structurant du monde. C’est une métaphore sur l’aveuglement volontaire face à l’inhumanité. La simplicité des règles, ce qui est montré contre ce qui est dissimulé, relève d’un discours puissant qui assure l’adhésion du lecteur/spectateur. Ce n’est pas le fait d’un démagogue.
Connaître son monde
Jonathan Glazer propose une réflexion philosophique sur l’inhumanité terriblement ordinaire en créant un monde dans lequel l’horreur absolue demeure cachée, mais omniprésente. Ce choix délibéré révèle l’importance pour l’auteur et l’autrice de maîtriser chaque détail de leur univers afin de traduire une vérité plus profonde : celle de La Zone d’intérêt est l’aliénation morale et le déni. C’est la banalité du mal tel que l’a décrite Hannah Arendt.
La vie des personnages se déroule dans une harmonie presque mécanique, où les rituels quotidiens s’inscrivent en contraste avec la violence située juste au-delà des murs. Ce monde ne cherche pas à rendre visible l’horreur, mais à démontrer qu’une société peut s’accoutumer de l’impensable, tant que celui-ci reste ailleurs.
Cette maîtrise du récit, où chaque détail est à la fois banal et symbolique, interroge notre rapport à l’éthique et à la responsabilité, et que l’aveuglement volontaire face à la vérité est souvent le prix d’une paix intérieure. Néanmoins, le crime de guerre n’est pas un fait de guerre.
Une question de principes
Alvin dans Une histoire vraie (1999) de David Lynch est un vieil homme simple qui s’embarque dans un périple pour se rendre au chevet de son frère à l’agonie, bien qu’ils ne se soient plus parlés depuis une dizaine d’années. C’est une expérience profondément humaine face à notre finitude et au besoin de rédemption. Cet univers se construit autour d’un réalisme dépouillé, ancré dans une Amérique rurale où chaque élément du quotidien prend une dimension symbolique. Alvin évolue dans un monde dans lequel les règles sont simples : le trajet lui-même est un symbole de l’inexorabilité de notre cheminement ; les rencontres fortuites, celles par lesquelles nous donnons du sens à notre existence.
Cette simplicité apparente est le fondement d’une réflexion sur la condition humaine, la nécessaire résilience qu’elle impose à notre esprit et à notre corps et aussi la question du pardon. Chaque détail porte en lui une vérité universelle : l’homme, même face à son insignifiance, trouve un sens dans l’acte accompli avec intégrité. Une histoire vraie révèle la grandeur de l’âme humaine sous le glacis, et nous contemplons l’essence même de notre rapport à l’autre et au temps qui nous est donné.
Simplicité
Dans The Station Agent (2003) de Thomas McCarthy, la simplicité des lois de ce monde met en œuvre la nécessité des relations humaines ; comment elles peuvent en chacun de nous briser l’isolement. Les interactions entre les personnages n’ont rien de compliqué et les lieux sont modestes : une gare, un étang, un café.
Ces espaces limités permettent au récit de se concentrer sur la transformation subtile des personnages, ancrée dans les rencontres aléatoires entre Finbar et deux autres âmes perdues, Joe et Olivia. La simplicité de ce cadre sert d’illustration à la manière dont les petits gestes, les silences partagés et les rituels du quotidien peuvent ouvrir des brèches dans les murs de l’isolement.
Ce monde, où les règles de la vie ordinaire restent inchangées, sont les moyens de thèmes tels que l’acceptation et l’amitié. À travers ce minimalisme, The Station Agent transcende son apparente modestie pour interroger la manière dont les êtres humains trouvent un sens à leur existence dans des relations inattendues. C’est un besoin fondamental d’appartenance.
Dans Le Mystificateur (2003) de Billy Ray, la même simplicité sert à traiter de thèmes comme la vérité et la manipulation des informations. Inspiré d’une histoire vraie, ce récit nous conte la montée et la chute de Stephen Glass, un jeune journaliste brillant, mais pris dans une spirale de mensonges. L’espace est délibérément restreint : la rédaction d’un magazine, des salles de conférence et des rencontres avec des collègues et des éditeurs.
Cette limitation volontaire de l’environnement place l’accent sur les relations humaines qui sont le moyen, j’en suis convaincu, de ferrer le lecteur/spectateur dans le récit et, concomitamment, la montée progressive de la tension, plutôt que sur des intrigues tortueuses ou une pléthore de lieux comme le font les thrillers actuels (surtout lorsqu’ils sont adaptés d’un roman).
Le Mystificateur dépeint un monde sous lequel la vérité est supposée être sacrée, mais où l’ambition et le charisme peuvent la corrompre. Cela éclaire nos propres failles et la vulnérabilité de nos institutions. Ce choix épuré souligne avec force l’idée que la vérité, aussi simple soit-elle en apparence, est souvent la première victime des ambitions humaines. Comme il est difficile à l’éthique et à l’authenticité de se maintenir dans un tel monde.
Assurer la cohérence
Dans Primer (2004) de Shane Carruth, la cohérence interne du récit est essentielle pour rendre captif le lecteur/spectateur dans une intrigue complexe de voyage dans le temps, malgré son apparente simplicité visuelle et narrative assez troublante d’emblée.
Deux ingénieurs découvrent accidentellement un moyen de remonter dans le temps, et bien que leur invention ouvre la porte à d’infinies possibilités, elle s’inscrit dans des règles strictes que le récit respecte scrupuleusement. Par exemple, les personnages ne peuvent voyager que jusqu’au moment où la machine a été activée pour la première fois, et chaque duplication temporelle entraîne des conséquences irréversibles.
Cette rigueur toute scientifique, posée comme définition, axiomes ou propositions, même lorsqu’elle devient labyrinthique, nous empêche de nous sentir trahi ou désorienté par les rebondissements. Au lieu de chercher à simplifier son intrigue pour en assurer une digestion plus sereine, Primer invite à une réflexion dans les mécanismes du récit. Ce travail est nécessaire pour que nous acceptions le réalisme des choix des personnages.
Parce qu’il ne rompt pas les règles qu’il a lui-même fondées, même lorsque l’intrigue s’enchevêtre, le récit maintient une cohérence qui soutient son exploration philosophique sur le libre arbitre, les conséquences et les limites éthiques d’une crédible innovation scientifique.
Métaphores & symboles
Il est question de mémoire et d’identité dans Je veux juste en finir (2020) de Charlie Kaufman. C’est du Charlie Kaufman tout craché de jouer avec le temps, l’espace et la logique qui nous permet de nous accoutumer aux deux précédents.
Kaufman se livre à un véritable exercice de déconstruction de la réalité objective, c’est-à-dire telle que perçue sous le regard de la jeune femme.
Cependant, la véritable héroïne du récit est la psyché torturée de Jake. Et nous le comprenons progressivement. Bien sûr, là aussi, il existe une relation : c’est celle idéalisée et imaginaire avec la jeune femme qui ne se prénomme pas ou qui répond à tous les prénoms. Le chaos apparent de Je veux juste en finir est une métaphore de la solitude, de la culpabilité et des regrets. Ce que Kaufman nous suggère avec cette métaphore est que le désir d’autrui est foncièrement négatif s’il ne reste que cela. Bien-sûr Kaufman s’amuse avec nos attentes, mais il ne nous éloigne pas de son propos éminemment philosophique sur la condition humaine, la mémoire et la perception de soi.
Dans After Yang (2022) de Kogonada, la peinture d’un monde déjà anticipé est symbolique de la fragilité des liens humains et de l’influence de la technologie sur nos relations. Dans ce monde, les androïdes ont des souvenirs et des capacités d’interactions apparemment humaines.
C’est ainsi que Konogada démontre que la technologie non seulement révèle nos failles et qu’elle les comble aussi. Yang est certes une machine, il est surtout un symbole de la mémoire collective et que nos relations ne se définissent pas seulement par leur nature biologique, mais par les expériences partagées et les traces qu’elles laissent sur chacun de nous.
Ce monde, où la technologie semble offrir une solution parfaite à notre désir d’appartenance, n’est rien autre qu’une métaphore de notre propre époque, questionnant la place de l’intelligence artificielle dans nos vies et ce qui rend les relations humaines véritablement authentiques.