Quand on invente un personnage, il faut déjà lui prévoir les problèmes qu’il devra affronter. Trois types de questions se posent : ses conflits internes ; son objectif, c’est-à-dire le mobile, mais pourquoi donc agit-il ainsi avec autant d’ardeur ? ; et, bien-sûr, son évolution qu’on appelle aussi arc dramatique.
Reconnaître le problème ou les problèmes
Souvent, on s’interroge sur son protagoniste, mais cette héroïne ou ce héros ne sont pas les seuls personnages d’un récit. L’ensemble de vos personnages (votre dramatis personæ) sont concernés par des conflits intérieurs comme extérieurs, des buts ou l’absence de projet si c’est ainsi qu’ils se présentent à votre imagination et ils évoluent aussi.
D’ailleurs, les relations qu’ils entretiennent changent aussi au cours de l’intrigue. Nous distinguerons alors trois types d’arcs dramatiques : ceux de deux personnages qui évoluent indépendamment l’un de l’autre et un troisième qui décrit l’évolution de leur relation.
Pour nous faciliter les choses, prenons seulement le protagoniste. Nous posons qu’il a un problème, c’est-à-dire un conflit ou bien un désir qui est aussi une forme très conflictuelle en chacun de nous. On croit avoir besoin de quelque chose (comme si désirer devenait aussi nécessaire que de se nourrir) et ce prétendu besoin est en soi un conflit personnel parce qu’il signifie un manque et c’est la source du problème.
Pour inventer mon personnage, je commencerai donc par reconnaître le problème qui le perturbe ou le bouleverse ou lui fait éprouver un malaise qu’il cherche à dissiper. Ici, la seule contrainte que nous rencontrerons est que ce à quoi notre protagoniste se trouvera confronté doit être significatif.
Dans La vie rêvée des anges (1998) de Érick Zonca, Isa et Marie sont colocataires. Isa est plutôt de nature optimiste, mais lutte, toutefois, avec un fort désir d’appartenance et de stabilité. Le souci d’Isa est que, socialement, elle risque de se perdre et l’amitié qu’elle porte à Marie, qui est, quant à elle, dans une relation qui la détruit, l’emplit de scrupules.
Nous avons ici deux arcs dramatiques qui s’expriment chacun de leur côté, mais aussi celui de leur relation qui vacille : deux êtres avec des destinées différentes dont l’une s’embue de fatalité et nous avons là une relation fascinante qui se fonde sur un conflit émotionnel qu’en tant que lecteur/spectateur, nous reconnaissons facilement.
Dans Quatre mois, trois semaines et deux jours (2007) de Cristian Mungiu, le contexte est à l’évidence politique. Cependant, le parcours de Gabita et Otilia dans cette Roumanie communiste et oppressive des années 1980 est bien plus qu’une illustration. Otilia se charge d’organiser l’avortement de Gabita. Elle fait face néanmoins à un conflit moral intense : comment réussir (c’est son désir) alors que leur environnement n’est que dangers et compromis. Ce conflit intérieur chez Otilia, l’héroïne, remet en question sa propre vision du bien et du mal. Et c’est bien ce que Mungiu nous démontre à travers la relation entre les deux femmes : un lien qui craque sous la pression des tensions. Et le contexte n’est pas seulement un prétexte.
Autre exemple très parlant, Le Discours d’un roi (2010) de Tom Hooper. George VI souffre d’un conflit personnel alors qu’il est sous le poids écrasant de ses responsabilités entre ses devoirs royaux et les exigences (ou attentes) de son entourage. L’arc dramatique de George est parallèle à la relation qu’il entretient avec Lionel Logue, car le lien qui les unit est à la source de l’évolution de George.
Un retard dans la reconnaissance du problème
Il est rare que le héros ou l’héroïne prennent conscience avant le début de l’histoire du problème qui les met si mal à l’aise. Dans ce cas, nous perdons à la fois en tension dramatique et nous écartons le lecteur/spectateur de sa participation à la découverte progressive de ce qui turlupine le personnage. Je l’ai dit, le personnage principal possède un arc dramatique indispensable. À cet arc, il lui faut un point de départ. Quel sera-t-il ? Précisément l’aveuglement. Le personnage sent bien qu’il a un conflit, mais il ne le détermine pas : ce peut être des éléments externes que le protagoniste croit identifier comme la source de son problème, mais qui ne font en réalité que masquer une vérité qu’il refuse inconsciemment d’affronter.
Pratiquement, comment faire ? Commençons pas créer un décalage entre ce que fait le personnage (ses actions) et ses besoins. Ceux-ci seront fondamentaux pour son devenir : ils peuvent être de survivre dans un environnement hostile ou bien gagner en confiance de soi pour trouver sa place dans la société. Mais plutôt que d’agir dans ce sens, il est comme en contradiction avec lui-même. Peut-être favorise-t-il la chasse alors que la cueillette lui aurait été plus profitable ; peut-être choisit-il de s’effacer devant le despotisme d’un chef de service, croyant par là qu’il jouit d’une liberté tandis que son action le prive de sa dignité.
Prévoyez des scènes qui rendront évidentes cette attitude ou bien précisez vos dialogues, car il nous faut comprendre l’erreur du personnage. Ce que nous pouvons faire aussi, c’est jouer avec une relation. Un autre personnage, même secondaire, qui perçoit mieux le problème que le héros ou l’héroïne eux-mêmes, viendra leur jeter dans la face une vérité qu’ils ont tant de mal à accepter. Dans Le Discours d’un roi, George VI croit que son problème est corporel ; il n’a pas encore saisi la blessure de son âme.
Nous jouerons aussi avec le lecteur/spectateur en parsemant ici et là des indices. Inutile qu’ils soient clairs sur le coup tant qu’ils sont un signe de l’évolution en train de se faire du personnage. Il lui arrive un événement qui le perturbe sans qu’il comprenne pourquoi ; une intrigue secondaire avec d’autres personnages tels un couple d’amis du protagoniste dont le bonheur n’est qu’apparence peut signifier chez le protagoniste un besoin profond d’amour ; en ultime recours, l’analepse rapide d’événements passés qui ne sont pas résolus et qui sont comme des empreintes néfastes sur le comportement actuel du personnage.
Dans 4 mois, 3 semaines et deux jours, Otilia, sans qu’elle ne le prenne à la légère, considère l’avortement de son amie Gabita comme un devoir. Pourtant, au cours de ses interactions avec son petit ami et l’avorteur, se développe alors un conflit moral.
Ce qui est désirable est réalisable
Il arrive un moment d’épiphanie au cours duquel le personnage comprend soudainement son problème. Il est possible aussi que la révélation soit progressive ; les épreuves ainsi accumulent suffisamment d’informations et la vérité se fait jour.
C’est un moment attendu du récit qui prend aussitôt une autre tournure. Ce peut être une confrontation avec une situation qui dessille les yeux du personnage. L’idée consiste à produire de la tension dramatique autour d’un événement jusqu’à ce que le problème devienne impossible à ignorer. Dans La vie rêvée des anges, Isa assiste à la descente aux Enfers de Marie et, au bout de ce parcours fatal, elle comprend que nier ses propres problèmes a toujours de graves conséquences.