Dans la construction d’un personnage, ses relations sont essentielles à son développement personnel et à celui de l’intrigue. Parmi ces relations, il existe les alliés. Il y a allié et allié : quelles sont leurs différences ?
La proximité d’un être qui influe sur le devenir d’un personnage représente comment un esprit collectif résiste bien mieux à l’adversité. La question qui se pose est de savoir si cette union permet en effet de s’émanciper ou si elle crée une dépendance envers l’autre.
Il est évident que la force du groupe est un soutien, car chacun de nous n’est pas omnipotent ; nous sommes toujours limités en quelques manières et un esprit collectif crée une dynamique où les compétences, les expériences des autres et leur bienveillance aident à notre épanouissement.
Une communauté, c’est un sentiment d’appartenance. De là, on grandit de l’interaction et de l’exemple. Hannah Arendt l’a souligné : ensemble, nous possédons un pouvoir que nous ne saurions connaître isolés. Par le groupe, nous ne sommes plus passifs et devenons véritablement les acteurs de notre vie. En effet, en chacun de nous, il existe des potentialités que la rencontre avec autrui révélera et nourrira. C’est une puissance d’agir, le conatus de Spinoza, qui n’attend que la proximité de l’autre pour se mobiliser.
Comme je l’ai dit, le héros et l’héroïne ont à leur portée les moyens d’agir, mais ils l’ignorent encore. La présence d’un allié influent, quels que soient ses moyens, participe à l’élargissement de leurs possibilités. Par l’autre, nous nous révélons à nous-mêmes dans une sorte d’épiphanie permise par la relation.
Tout comme un personnage suit son propre arc dramatique, une relation connaît, elle aussi, un arc totalement indépendant. Elle évolue. C’est l’aspect dramatique de la relation : on suivra Sartre lorsqu’il parle du risque d’aliénation envers l’autre, de la passivité et de la résignation face à la force de l’autre. La relation entre Mike et Scott dans My Own Private Idaho (1991) de Gus Van Sant suit un mouvement dans lequel Mike voit en Scott une force de caractère, un feu qui lui manque.
Au fil de l’intrigue, cette relation se complique tandis que Mike, de plus en plus vulnérable, s’attache à Scott qui, de son côté, continue avec sa vie. Mike en ressent une profonde trahison. La relation entre Ruth et Matt dans In the Bedroom (2001) de Todd Field est d’abord celle d’une alliance autour de la souffrance d’un deuil. Cette même souffrance, néanmoins, déviera leur relation sur des chemins divergents, entre la colère, le désir de vengeance, d’un côté et la mesure, de l’autre. La passivité de Matt à la fois comme réponse vis-à-vis de Ruth et gestion de sa propre détresse mènera la relation entre eux vers un point de non-retour.
Une entrave au plein développement
S’il me prend l’envie de reprendre les propos de Nietzsche, nous aurions en nous une volonté de puissance, c’est-à-dire que nous avons en nous, sans que nous ayons d’autre chose à faire que de le vouloir, la capacité à nous élever au-dessus de notre condition, à nous affirmer. En fiction, lorsqu’un personnage se lie à un autre et que cet autre est vraiment motivé par l’amour et le soutien, il résulte que cette volonté de puissance du héros et de l’héroïne est étouffée.
Il est vrai aussi qu’il est plus dramatique que l’allié nie la possibilité pour le personnage principal de s’en sortir seul. Bien que sincère dans son action, cet allié nuit au protagoniste dans une bonne intention, mais dévastatrice pour l’objectif du personnage principal. Penchons-nous un instant sur Jane de The Assistant (2020) de Kitty Green. Alors que Jane est censée être soutenue par toute une équipe, cette aide est en fait destructrice. L’indifférence ou la résignation qu’ils opposent à Jane ne fait que renforcer l’environnement toxique (l’affaire Harvey Weinstein est en filigrane sous ce récit) dans lequel la moindre velléité de résistance est étouffée par la dynamique du pouvoir, comme on dit, qui écrase l’individu.
Et nous avons Bright Star (2009) de Jane Campion. Fanny est très proche de John. Ils sont liés par un amour sincère. Le souci de cette relation cependant est que ce soutien de Fanny limite l’accomplissement de John qui est trop dépendant de Fanny et aussi, ce qui explique le dévoiement de cette relation, qui est très conscient de ses propres faiblesses.
Ici, l’amour ne suffit pas à libérer des contraintes extérieures. En quelque sorte, Fanny limite la volonté de puissance de John.
Distance
Un autre type d’allié est la figure idéalisée par le personnage principal, un modèle dans lequel l’héroïne et le héros se projettent. Ainsi, cette entité ne s’implique pas réellement dans la relation. Pourquoi n’envisagerions-nous pas alors que ce modèle soit l’incarnation d’une peur : celle que le personnage principal ressent comme sa propre insuffisance, une peur de l’échec ou de l’abandon, de n’être pas à la mesure de la tâche qui lui a été confiée et qu’il a acceptée comme point d’un non-retour. Ce n’est pas du mentor archétypal dont il s’agit ici : sa fonction auprès du héros ou de l’héroïne est tout à fait différente dans son enseignement des rudiments d’un monde qu’ils ne connaissent pas.
Ce qui est mis en avant dans cette forme d’alliance, c’est l’imaginaire du personnage qui projette sur un être qu’il idéalise son manque affectif. Henry est pour Finbar (The Station Agent (2003) de Thomas McCarthy) la figure qui le rassurait et représentait pour lui tout ce qu’il ne peut accomplir : acceptation d’autrui, ouverture sur ses propres émotions et une sérénité. Bob est pour Charlotte (Lost in Translation (2003) de Sofia Coppola) un refuge temporaire ; Bob est de passage tout comme elle et leur relation ne peut se départir de cette vérité : elle n’est pas faite pour durer. Cette distance est inscrite dans la matière même de leur relation.
Dans Martha Marcy May Marlene (2011) de Sean Durkin, l’héroïne projette sur le leader de la secte son propre désir d’appartenance et de sécurité. Elle imagine que Patrick peut la protéger du chaos de sa vie malgré la distance qu’il maintient délibérément envers elle. Cette distance est néanmoins bénéfique, car la proximité attendue retarderait la nécessaire émancipation et le personnage doit trouver en lui la force, les ressources qui lui permettront de continuer avec sa vie.
Insister sur la distance d’un allié peut aider à construire l’arc dramatique d’un personnage par le comment et le pourquoi de son évolution vers une voie créatrice plutôt que destructrice. Alors que le personnage tente de combler la distance avec cet allié, face à sa propre incompréhension, il se crée en lui une volonté de se libérer de cette influence. Il en vient progressivement à comprendre qu’il possède en lui cette volonté de puissance.
Judah Ben Hur est trahi par son ami d’enfance Messala (Ben Hur (1959)). Il en devient esclave et Messala qui était proche autrefois garde dorénavant une distance. Maximus dans Gladiator (2000) de Ridley Scott est, lui aussi, la victime d’une trahison qui en fait un esclave au service de Proximo. Proximo n’est pas Messala, or il apparaît comme un allié pour Maximus et bien qu’il y ait lentement une reconnaissance mutuelle de l’un envers l’autre, la distance est nécessaire pour nous faire comprendre que Proximo agit essentiellement selon ses propres intérêts.
Chez Ben Hur, la distance qu’entretient Messala est douloureuse. La trahison a induit en lui un désir de vengeance, cependant, c’est davantage des actes héroïques que Ben Hur tirent de sa souffrance.