LE MANOIR DE LA TERREUR (1927) DE PAUL LENI

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Le Manoir de la terreur (1927) de Paul Leni

Qu’est-ce que le réel ? Quelle est la part de l’apparence dans ce que nous percevons ? Une énigme que Descartes tenta de théoriser avec son doute. Certes, Descartes voulait faire table rase de nos préjugés et autres croyances, autres vérités de foi posées comme principes, donc des mystères censés expliquer le monde.

En effet, ce qui est, pour nos sens, évidents n’est probablement pas la vraie nature des choses. L’intention de Descartes est de refonder toutes nos connaissances, car pour Descartes, la seule chose qui résiste à l’incertitude est la conscience que nous avons de nous-mêmes. Je peux douter de tout sauf de moi-même.
Dans Le Manoir de la terreur, c’est l’espace qui manipule nos perceptions. Les ombres, par exemple, ne cessent de fuir ce qui les projette. Notre perception sensible est forcément subjective ; nos peurs, nos désirs s’allient pour nous faire croire des choses qui n’existent peut-être pas, du moins, telles que nous pensons qu’elles existent.

Le manoir, que je considère comme le personnage principal de ce récit, est précisément ce même labyrinthe qu’est notre propre esprit et chaque couloir révèle une nouvelle incertitude, comme un piège dans lequel le manoir nous accule.
Il y a en effet un génie malin à l’œuvre dans Le Manoir de la terreur. Le combat des personnages est de déceler la vérité sous l’illusion. Une illusion d’ailleurs ambiguë, car on ne saurait dire s’il y a effectivement une force qui anime le manoir ou s’il s’agit de la manifestation des peurs des personnages. C’est un rapport intéressant pour qui veut jouer avec l’incertitude qui émane de lieux étrangers.

L’espace

Le manoir est un lieu où la logique n’a point de place. Quoique fassent les personnages, cela n’a aucune conséquence. Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe nous explique qu’un univers silencieux et indifférent nous laisse dans la perplexité de notre existence. Les personnages du Manoir sont dans une incompréhension totale entre les murs qui s’ouvrent, les miroirs qui mentent et la constante incertitude des événements. N’est-ce pas là notre condition humaine ? Et pourtant, nous nous devons de résister. Les personnages du Manoir conscients de leur condition veulent s’orienter malgré le dédale des illusions.

Bien-sûr que le manoir refuse de livrer ses secrets. Notre condition humaine n’a peut-être pas de sens, mais je ne vois pas pourquoi je devrais renoncer à chercher ma vérité. Maintenant, il nous faut tenir compte de la fortune : le jeu de loterie pour désigner l’héritier privilégié dans Le Manoir de la terreur m’incite à penser sans aucune témérité que notre libre-arbitre n’est pas tout-puissant. Une part de contingence entre nécessairement dans notre destinée.

Tout comme pour celles des personnages de ce récit. Ils ne contrôlent pas leurs destinées ; ils ne sont que les victimes d’une volonté chaotique. Néanmoins, on nous précise qu’ils sont cupides et ont précipité la folie du maître du lieu : ils sont donc victimes de leurs propres vices. Non seulement le poids du rocher les entraîne vers une inéluctable chute ; ils sont aussi ceux qui ont dessiné l’escarpement de leur destin, c’est-à-dire une finalité ; ils sont déterminés, ils ne sont pas libres.

La mort embue les lieux. Cette perspective fatale n’est pas un artifice horrifique : elle met les personnages aux prises avec leur propre finitude et peut-être cette prise de conscience est leur salut en regard de la culpabilité collective qui les définit d’entrée de jeu.

La mort est l’instrument de leur lucidité. Tout comme le mal : si on n’y goûte pas soi-même, qu’on le commette ou qu’on le subisse, jamais, nous ne pourrions ouvrir les yeux sur l’autre possibilité de faire le bien. N’est-ce pas cela que signifie la maxime de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse ?

La peur

Elle est majeure dans Le Manoir de la terreur. Quand on écrit un récit horrifique, convoquer la peur sera intéressant à faire. Je vais m’appuyer sur Thomas Hobbes pour qui les actions humaines sont essentiellement mues par la peur, car nous craignons l’insécurité et souvent, sans parfois s’en rendre compte, nous y laissons notre liberté et notre rationalité (ou du moins notre esprit critique).
En effet, la peur est un instrument de la manipulation. Dans Le Manoir de la terreur, le manoir est un microcosme dans lequel croît une peur collective bien plus facile à provoquer que de tester la résistance du libre-arbitre d’un seul individu. Et cette peur est une force qui se gave de la terreur intrinsèque des situations. Alors que se passe-t-il ? L’instinct de survie prend le dessus : attitude défensive, égoïste ; se protéger au détriment d’autrui.

Dans Le Manoir de la terreur, des alliances et des rivalités se mettent en place comme chacun tente de trouver le salut même en suivant la croyance illusoire produite par le manoir lui-même qui devient cette autorité dont Hobbes parle lorsque la peur permet à une entité de prétendre rétablir la sécurité. D’ailleurs, le statut d’autorité est donné par ceux-là mêmes qui ont peur : il n’y a aucune légitimité. Grace et ses enfants dans Les Autres (2001) de Alejandro Amenábar ne comprennent pas les événements. Alors, une atmosphère d’angoisse collective se met en place. Pour protéger ses enfants, Grace compose avec une réalité qui lui échappe totalement et cela la rend davantage confuse.
La panique (ou peur collective) qui s’empare des habitants dans 30 jours de nuit (2007) de David Slade fait qu’ils agissent tout comme les personnages du Manoir de la terreur. On peut s’inspirer de choses déjà contées, il suffit d’y apporter son point de vue personnel.

En somme, jouer avec la peur collective revient à priver l’individu de son libre-arbitre. Et indirectement de son identité. Car le regard des autres qui juge pousse l’individu à se construire une identité qu’il projette selon ce que les autres projettent sur lui.
En conséquence, dans l’écriture d’un scénario, lorsqu’une foultitude est prise de terreur, chacun se voit contraint de suivre le mouvement. Admettons que ce mouvement soit le regard des autres, alors pour se conformer à ce regard et jouir d’une certaine tranquillité, l’individu ajuste son attitude aux attentes et sacrifie, par là, une part de lui-même, de son identité.

On se construit en conséquence non pas selon ce qu’on est réellement, mais selon ce que nous pensons que les autres voient de nous. Et quand l’instinct de survie et la peur prennent le dessus sur notre raison, on abandonne son authenticité. Dans un huis clos comme celui du Manoir de la terreur, ce n’est pas le manoir qui est la véritable menace, mais l’autre.

Une représentation allégorique

Les lumières de la raison se sont toujours opposées aux ténèbres, qu’elles soient de l’ignorance ou de l’inconscient. C’est de la matière dramatique souvent exploitée. C’est aussi un moyen de commenter que notre raison bornée est bien incapable de saisir le monde dans son entièreté. Le Cauchemar de Dracula (1957) de Terence Fisher n’est autre que le récit d’une confrontation entre le rationnel et le surnaturel : le professeur Van Helsing incarne la science et Dracula est l’insigne représentant des ténèbres.

L’hubris de la science est très bien démontrée par David Cronenberg dans La Mouche (1986). Non seulement la raison humaine ne saurait maîtriser et contrôler les forces de la nature, mais cet orgueil est aussi une menace pour l’humanité et pourrait bien la mener sinon à sa propre destruction, du moins à sa déchéance.

Un scénario d’horreur à la manière de Georges Méliès ne fonctionnerait plus. La peur est un malaise pérenne, car elle est enracinée en nous. La peur de la dévoration par exemple est un héritage très ancien. On ne l’explique pas par des manifestations surnaturelles. Ne créons pas trop d’artifices spectaculaires pour convoquer la peur, choisissons de préférence des tensions implicites et des atmosphères inquiétantes ; c’est tout l’art de la littérature gothique. Le réel est fait de nombreuses strates ; certaines sont visibles et d’autres se cachent dans nos propres ombres. Et elles ne sont pas éphémères.

Le Manoir de la terreur nous rappelle l’importance du lieu dans l’écriture d’un scénario. Ici, il est l’antre de forces chthoniennes qui menacent une réalité bien trop ordonnée. En fait, il est même une critique de notre ego avec les personnages qui y déambulent et s’y condamnent eux-mêmes par leurs vices.

Un autre critère dont il faudrait tenir compte dans l’écriture de l’horreur est que les personnages sont conscients du péril. Si je ne joue qu’avec des apparitions fantomatiques par exemple, j’échouerais à vous faire percevoir la réalité plus complexe qui me préoccupe et qui serait la raison de ces apparitions. Une surface théâtrale recèle des vérités bien plus inconfortables.

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