La scène de salon : tout s’éclaire
Toute l’intrigue a donc porté sur un mystère. Beaucoup d’informations ont été données au fil de l’intrigue principalement sous la forme d’indices pas toujours évidents.
Quand vient le moment de révéler la vérité (c’est le temps du climax dans un mystère), le personnage en charge de l’enquête récapitule les événements à travers les actions des personnages qui ont été à l’origine du crime ou de l’iniquité, c’est-à-dire la cause qui permet l’intrigue. Cela se présente parfois comme des analepses, si celles-ci sont exigées par le récit ou peut-être pour montrer qu’une action déjà effectuée ne s’est pas vraiment déroulée telle qu’on le croyait jusqu’à présent.
L’oiseau au plumage de cristal (1970) est un giallo (c’est-à-dire un genre policier propre à l’Italie) de Dario Argento. Les Gialli sont connus pour nous surprendre jusqu’à la dernière minute. La récapitulation est un peu particulière et c’est le propre du giallo. Disons que lorsque la vérité se fait jour, alors presque par la force des choses, on se remémore les images et ce qu’elles cachaient se décadenasse car ce que nous croyions avoir vu était en fait tout autre.
From Hell (2001) de Albert et Allen Hughes est plus conforme à la tradition que le giallo. L’identité de Jack L’éventreur est ce qui motive à la fois le mystère et le personnage principal ou, dit autrement, l’intrigue. Tout au long du récit, il nous est donné des indices parfois très évidents mais d’autres fois bien plus obscurs ; ces indices concernent effectivement l’identité de l’assassin mais aussi ses motivations.
Lors du climax, Abberline se livre en effet à une récapitulation où il reconstitue les événements (c’est d’ailleurs le principe de la reconstitution dans les affaires de police) mais il nous explique non seulement comment les meurtres ont été commis et aussi pourquoi. Et cela est ce qui nourrit le mystère.
Les analepses ont ceci de particulier qu’elles sont oniriques sous l’influence de l’opium. Ces moments pourraient porter atteinte à l’élan de l’intrigue, ils en sont néanmoins des parties prenantes car elles nous éclairent sur des aspects des crimes passés inaperçus et qui expliquent pourtant bien des choses. Sinon le récit est classique : une intrigue principale et deux intrigues secondaires (sur le complot d’une part et d’autre part, sur la vie personnelle de Abberline). Et il n’y a pas que le giallo qui soit riche en rebondissements.
A propos de motivations
On se demande souvent si nos décisions et nos actions ne sont pas le résultat de notre vécu. En effet, jusqu’à quel point nos expériences influencent notre présent ? Lorsqu’un personnage commet un meurtre, est-il nécessairement le méchant de l’histoire ?
Avait-il vraiment le choix ? Un Prophète (2009) de Jacques Audiard démontre que le milieu (les circonstances dans lesquelles un individu est jeté et l’environnement dans lequel il évolue) est responsable d’une destinée qu’il ne maîtrise pas. Old Boy (2003) de Park Chan-wook a pour thème la vengeance. Tout comme dans Un Prophète, est-on victime des circonstances ? Ou bien la quête d’une justice personnelle ne nous mènerait-elle pas à être un bourreau ? Le genre du mystère est bien plus intéressant lorsqu’il examine les conséquences de nos choix que nous ne saurions prévoir. Incendies (2010) de Denis Villeneuve considère en revanche que si nous comprenons notre passé, alors nous serions libérés des contraintes qu’il exerce sur nous.
La vérité serait donc une question de perspective. Elle n’est nullement vraie dans tous les contextes et les situations ou, dit autrement, on ne peut juger de la responsabilité morale des individus de manière manichéenne. Le législateur ne peut décider ce qui est bien ou mal pour le vivre ensemble sans examiner les conditions d’un acte jugé répréhensible.
Donc la vérité ne serait pas immuable à moins que vous ne décidiez d’écrire un personnage fait mal comme Thérèse des Âmes Fortes (1950) de Jean Giono. La vérité ne saurait être objective, elle dépend seulement des interprétations individuelles ; on ne saurait percevoir la réalité dans toute son étendue et toute sa profondeur. Lorsqu’on écrit dans le genre mystère, les personnages peuvent donner des versions contradictoires d’un même événement. Et cet événement donné comme vrai au début de l’intrigue s’avère différent au moment de la révélation de l’énigme.
Mais alors si nous sommes le produit de conditions extérieures, qu’en est-il de notre identité ? Bergman dans Persona (1966) démontre par la fusion entre les deux femmes que nos identités ne sont pas définies, qu’elles ne sauraient être figées mais plutôt fluides. Alain Resnais dans L’année dernière à Marienbad (1961) reprend l’idée de la mémoire comme constitutive de notre identité. Et le jeu avec le temps participe du mystère.
Comment transcrire tout cela ? La première idée qui vient à l’esprit, ce sont les analepses et les récits enchâssés (un récit dans le récit) afin de porter à notre connaissance les histoires personnelles des personnages. Alors travaillez la biographie de vos personnages avant de les lancer dans l’intrigue. Comme la psyché humaine est quelque chose de compliqué, alors les motivations de vos personnages le seront tout autant et parfois même, elles seront contradictoires chez un même personnage oscillant entre deux motivations selon les circonstances dans lequel il est jeté.
Travaillez les dilemmes moraux, mettez-les au jour en les exprimant entre des désirs actuels et l’histoire personnelle d’un personnage. Prenons le cas de Leonard dans Following, le suiveur (1998) de Christopher Nolan. Jusqu’où Leonard peut-il aller pour combler sa créativité d’auteur en manque d’inspiration ? Son dilemme est de parvenir à lier moralement son voyeurisme avec le respect de la vie privée. Rinko de A Snake of June (2002) de Shinya Tsukamoto a un désir de liberté qui s’exprime à travers son éveil à sa sexualité. Mais comment concilier cet épanouissement personnel dans une société qui lui offre néanmoins une stabilité ? Est-elle vraiment prête à sacrifier ce confort ?
Grace dans Dogville (2003) de Lars von Trier est un peu dans le même cas que Rinko. Ici, son dilemme consiste à accepter les abus de la communauté dans lequel elle a trouvé refuge. La question est comment concilier son besoin de sécurité avec sa dignité et ses valeurs morales.
Mettons en place un dilemme. Le dilemme est donc une contradiction entre un désir actuel et les valeurs acquises au cours de son propre vécu. Le désir de Leonard à raviver sa créativité l’incite à transgresser une limite à la fois sociale et éthique. Mais, en lui, il possède le respect de l’intimité d’autrui. La contradiction est là entre le corps et l’âme, si l’on veut. Une âme qui a besoin de s’accomplir avec une œuvre et un corps où la vue vient heurter une valeur morale.
Quant à Rinko, elle est déchirée entre son épanouissement personnel qui n’est pas vu ici comme un égoïsme mais comme une aspiration à se sentir libre et son éducation dans une société qui valorise non seulement la conformité mais aussi le sacrifice de soi en particulier pour les femmes. Grace, quant à elle, oscille entre appartenance et dignité. Son passé, aussi obscur soit-il, lui à inculquer des principes et le traitement dégradant auquel elle est soumise de la part de Dogville met très sérieusement à l’épreuve ses convictions sur la compassion.
Il n’y aurait pas dilemme si le choix à faire était facile. Les deux options sont aussi significatives l’une que l’autre. Randy le bélier dans The Wrestler (2008) de Darren Aronofsky a un vrai dilemme : la vie ou la mort. S’il choisit la vie, il poursuit sa passion qui donne un sens à son existence mais, se faisant, il risque le saut de l’ange. Ethan de The One I Love (2014) de Charlie McDowell a un dilemme assez étrange. Soit il accepte la version idéalisée de sa femme mais perd l’authenticité de sa relation avec elle tout en étant heureux. Ou bien il fait face à la crise de son mariage pour peut-être trouver ce bonheur mais ce n’est pas certain et l’illusion est réconfortante.
L’identité
Ici se mêle les aspects psychologique et philosophique du dilemme. D’abord, qu’est-ce que l’identité ? Elle se compose des motivations du personnage, de ses secrets, de ses contradictions et se manifeste à travers son évolution au fil de l’intrigue. Les traits de sa personnalité, son vécu qui nous est progressivement expliqué, ses relations et ses choix se combinent pour expliciter qui il est et pourquoi il agit.
Dans un mystère, l’identité joue un rôle important car elle se dissimule, se fragmente pour laisser des parts d’ombre qui nous surprennent lorsqu’elles s’éclairent et peut même être fluide car elle n’est jamais figée ; un personnage devient autre lorsqu’il se confronte à de nouvelles expériences. L’identité sera utilisée comme un masque faisant du personnage une énigme que l’on doit deviner.
Admettons qu’un personnage présente plusieurs identités selon les circonstances dans lesquelles il est jeté : Sartre considérait le garçon de café tout imbibé de cette fonction dans son activité professionnelle mais ce n’est pas qui il est vraiment. Pour l’écriture du mystère, ces différents aspects d’un même être entreront alors en conflit : par exemple, une hésitation entre le devoir professionnel et ses convictions personnelles.
Donnie dans Donnie Brasco (1977) de Mike Newell est un personnage travaillé sous la dualité de son identité entre agent du FBI d’un côté et criminel infiltré dans la mafia de l’autre. Il développe un conflit personnel qui se lie à l’intrigue entre son devoir et l’amitié qu’il développe avec Lefty. Un point qui justifie comment l’environnement dans lequel on vit influence nos comportements : Donnie adopte les valeurs du monde mafieux ; son identité est fluide, elle se construit au contact des autres.
Camille dans la série Sharp Objects (2018) de Marti Noxon et Jean-Marc Vallée a une identité en morceaux, conséquence d’un traumatisme infantile qui se manifeste par les auto-mutilations qu’elle s’inflige. Ces stigmates nous instruisent de son histoire et de ses luttes internes. Elle est déchirée entre son activité de journaliste d’investigation et le regard critique de sa mère. Cette dynamique toxique entre les deux femmes est au cœur du problème identitaire de Camille et interfère avec sa perception d’elle-même ainsi que dans ses relations.
Son addiction est un mécanisme de défense contre ses démons personnels mais aussi un obscurcissement de son jugement : pour les auteurs, c’est l’irruption constante du passé dans le présent de Camille.
Pour forger un dilemme, tenez compte que l’identité n’est pas figée. J’insiste sur ce point car il vous ouvre des opportunités. Le cas de Donnie Brasco est exemplaire. Celui de Carrie Mathison dans Homeland (2011 – 2020) démontre qu’un trait caractéristique de la personnalité tel que celui d’un trouble bipolaire nous fait osciller continûment entre des aspects de nous-mêmes que nous offrons aux regards d’autrui mais sans jamais maîtriser ce qu’on donne de soi. Camille hésite toujours entre lucidité et paranoïa.
Et Villanelle (Killing Eve (2018-2022) de Phoebe Waller-Bridge) se revête d’identités multiples pour accomplir ses actes et ces identités différentes sont la matière même de la relation entre Villanelle et Eve.