Les scènes dans la science-fiction
J’enfonce une porte ouverte si je dis que les scènes doivent être sérieusement pensées et pas seulement en science-fiction. Mais qu’est-ce que cela signifie que de penser une scène ? D’abord, commencez-là au cœur de l’action (In Media Res). Vous introduisez un personnage pour la première fois ? Montrez-le en train d’utiliser un objet du futur (c’est-à-dire que vous avez inventé) mais d’une manière tout à fait habituelle si vous souhaitez que cet objet s’incorpore matériellement à votre univers.
Quant aux dialogues, ils seront stratégiques. Mais de quelle stratégie parle t-on ici ? Une scène résume une situation (elle est un contexte, une ambiance ; tout ce qui peut la rendre distinctive en fait car la redondance est très ennuyeuse autant pour le lecteur/spectateur que pour vous, d’ailleurs).
Donc, lorsqu’ils sont dans cette situation, ne forcez pas vos personnages à expliquer votre monde. Mettez-les en situation, dans leur environnement : les dialogues seront alors naturels au lieu, au moment, à ce qu’il se passe dans la scène. Dans Les Fils de l’Homme (2006) de Alfonso Cuarón, l’actualité du monde est discutée de manière naturelle et c’est sans précipitation que nous comprenons la préoccupation majeure au cœur du récit : la fertilité a abandonné le monde.
Cette société dystopique nous est révélée progressivement à travers les réactions et les commentaires des personnages. Il nous suffit de faire un peu attention pour que le texte soit intelligible.
Tant que vous pouvez montrer sans expliquer directement, faites-le. J’en ai déjà parlé sur Blade Runner, le détail apporte de la vie : une femme âgée a l’habitude de se rendre vers les 14 heures approximatives dans ce café où elle vient chaque jour. Elle jette un regard alentour et dès qu’elle aperçoit une table vide, elle s’y assoit. Mais aujourd’hui, c’est jour de PMU, le café est bondé. Le serveur lui installe alors une table d’une personne et aussitôt lui apporte son café. Le brouhaha dans la salle est assourdissant, mais le silence de cette femme l’est encore plus. Le détail, on vous dit… le détail !
Du contraste
Juxtaposez des éléments de science-fiction avec des éléments familiers afin de les rendre accessibles. Un minuscule point lumineux sur l’immensité de l’obscurité et on ne voit que lui. C’est un procédé de rhétorique bien connu. Dans The Mandalorian de Jon Favreau, à l’épisode 4 de la première saison, le Mandalorien et l’Enfant arrivent sur Sorgan où ils découvrent un paisible village de fermiers.
C’est un modèle de contraste par excellence. D’un côté, le Mandalorien dans son armure hyper-sophistiquée, l’Enfant aux pouvoirs mystérieux et alien, le vaisseau spatial ; et de l’autre, un village fait de maisons en bois, des fermiers et leurs champs, des enfants qui jouent. Le familier rencontre l’extraordinaire ce qui nous permet de lever davantage notre incrédulité. Sans se réalisme, même s’il est un peu déformé pour les besoins de la narration, ces éléments futuristes seraient difficilement acceptés, d’autant plus qu’en tant que lecteur/spectateur, on se reconnaît davantage dans les paysans que dans l’armure high-tech.
Normaliser l’extraordinaire. C’est-à-dire que, pour nous, héler un taxi volant est encore du domaine de la spéculation mais si cette technologie est déjà incorporée à votre monde, alors vos personnages s’en servent avec indifférence. Ils y sont habitués et cette habitude donne une existence à vos objets du futur.
Et comme on ne peut s’empêcher de donner à une chose son contraire, alors faites en sorte que l’extraordinaire s’émerveille devant l’ordinaire. Cela nous permet de jeter un regard nouveau à défaut de créateur sur les acquis et les valeurs que nous pensons immuables. Un personnage hors de notre monde, un de ceux que votre imaginaire est capable d’émerger du néant, devient soudain proche de nous s’il s’émerveille devant des choses qui n’éveille dorénavant plus rien en nous.
En tant qu’autrice et auteur de science-fiction, vous avez ce pouvoir de faire renaître les choses oubliées même si nos yeux ou nos oreilles les rencontrent chaque jour. Il arrive souvent au Doctor Who au cours de ses voyages de s’extasier sur les choses ordinaires de la Terre (ne serait-ce qu’une pomme ! ). Dans Star Trek IV : Retour sur Terre (1986) de Leonard Nimoy, Kirk et ses hommes s’étonnent face à des choses que nous considérons maintenant normales. Nous-mêmes, si nous retournions, disons 30 années en arrière, le minitel nous effraierait plus qu’il nous amuserait !
Les détails (encore!)
Dans le futur, il y a un présent. Saint-Augustin parlait d’un présent du futur. Pour donner à ce présent une existence pratique, il serait ingénieux que vos personnages s’irritent contre les choses qui leur sont habituelles. Si un implant neural, chose banale du futur, fonctionne mal alors la frustration du personnage qui en est équipé nous informe de l’omniprésence de cette technologie dans son monde. Dans la même idée, les personnages s’adaptent à leur univers. Dans la série Les 100 de Jason Rothenberg, les habitants de l’Arche se sont accoutumés sur plusieurs générations à cette vie orbitale. Dans La servante écarlate de Margaret Atwood, Defred s’adapte aux conditions oppressives de Gilead.
Il s’agit en fait de vivre l’univers fantastique. Et tout comme nous, la conscience des personnages leur permet de se saisir dans ce quoi il baigne. Qu’ils soient d’un temps futur ou bien s’il s’agit de nous-mêmes, la manière dont nous percevons la réalité nous renvoie une réalité qui nous est personnelle mais qui n’est pas la réalité.
En tant qu’autrice et auteur de science-fiction, vous nous apportez une interprétation du monde. On vous entend et même si nous doutons de vos convictions, celles-ci nous font réfléchir sur notre propre perception.
Alors dans un monde hypothétique où des personnages possèdent des capacités sensorielles ou cognitives que nous ignorons encore, ils nous démontrent que notre perception des choses est toute relative et donc très subjective ; deux regards observant le même objet le verront différemment surtout si leur attention se focalise sur un point de l’objet plutôt que sur un autre.
Lorsqu’on écrit un ouvrage de science-fiction, il y paraît une multitude de concepts dont le lecteur/spectateur ne peut avoir aucune idée (d’où l’utilité du contraste entre le familier et l’étrange). Il est agréable de penser que notre entendement est infini, mais, avouons-le, nous sommes continûment confrontés à nos propres limites. La science-fiction interroge cette limitation qui ne peut être que temporaire car elle émet des hypothèses qui vont bien au-delà.
Vous savez, si nous faisions un peu plus attention à l’autre, à tenter de comprendre sa propre expérience du monde, si nous faisions preuve d’un peu plus d’empathie et d’amour, nous serions nous-mêmes transformer. C’est ce regard différent que la science-fiction nous invite à poser sur le monde à travers la perception des êtres fictionnels auxquels elle donne vie et peut-être durablement. Pourquoi s’attacher aux questions d’identité et d’altérité ? Une intelligence artificielle est-elle vraiment différente ? N’est-elle pas un miroir magique de notre propre identité ?