SCULPTER SON RÉCIT – 17

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Le sous-texte est un élément dramatique indispensable pour créer des personnages à la fois complexes et crédibles. Il s’agit de tout ce qui n’est pas dit ouvertement, mais qui transparaît à travers les actions, les expressions, les hésitations des personnages. Ce texte latent révèle leurs motivations, leurs désirs inavoués et leurs peurs qu’ils n’avouent pas si facilement non plus. Par exemple, un personnage peut affirmer nager dans le bonheur tout en ayant un regard triste qui trahit une blessure intérieure. Ou bien deux personnages peuvent avoir une conversation banale en apparence, mais dont les silences pesants suggèrent un conflit larvé.

Les non-dits permettent au lecteur/spectateur de lire entre les lignes et de s’investir davantage dans l’histoire en imaginant ce que ressentent vraiment les personnages. Le sous-texte apporte du réalisme au récit car dans la vie réelle, on ne dit pas toujours ce qu’on pense ou ce qu’on ressent. Le sous-texte sous ses différentes formes rend manifeste cette réserve en montrant les ambiguïtés dans les relations et la communication.
Nous masquons souvent nos véritables émotions. Lorsque nous devinons à travers l’expression ou l’attitude d’autrui ou bien d’un personnage fictif un sentiment dissimulé, nous percevons l’authenticité de cette personne ou de ce personnage. Également, les conflits ne sont pas toujours exprimés ouvertement. Et cela crée une tension dans la vie réelle ou une tension dramatique dans un récit.

Michael HanekeNotre conscience morale est un inhibiteur de nos passions, de nos désirs et des intentions diverses que nous pourrions avoir. Lorsqu’ils existent, on peut imaginer qu’il y a une cause qui les provoquent et en conséquence, une motivation en amont. Parfois il peut être difficile de l’avouer, ne serait-ce qu’à nous-mêmes. L’autrice et l’auteur peuvent alors vouloir donner un sens à un geste ou à une posture par exemple. Dans le thriller psychologique Caché (2005) de Michael Haneke, Georges Laurent, un présentateur de télévision, reçoit des cassettes vidéo mystérieuses montrant sa maison filmée de l’extérieur. Ces cassettes sont accompagnées de dessins inquiétants. Alors que l’intrigue se développe, on comprend que ces événements sont liés à un épisode traumatique de l’enfance de Georges, impliquant un garçon algérien nommé Majid.

Georges tente de nier et de supprimer ses souvenirs et sa culpabilité liés à cet événement passé. Ses actions sont motivées par la peur et la culpabilité, bien qu’il tente de les rationaliser autrement et il est incapable d’admettre la vérité, même à lui-même ou à sa femme Anne.
Haneke utilise la mise en scène et le jeu des acteurs pour communiquer les tensions et les non-dits entre les personnages. Le film se construit autour de silences, de regards et de gestes qui traduisent les tourments intérieurs des personnages. La caméra statique de Haneke oblige le lecteur/spectateur à scruter l’image pour y déceler les subtilités du comportement des personnages ce qui renvoie au thème du film sur la surveillance et la culpabilité.

Une dynamique de pouvoir

Ingmar BergmanDans Persona (1966), Bergman nous livre une étude de la psyché humaine à travers la relation entre Elisabet Vogler, une actrice frappée d’un mutisme inexpliqué, et Alma, l’infirmière assignée à ses côtés. Bergman nous propose une réflexion sur les dynamiques de pouvoir, principalement à travers le sous-texte.

Le silence d’Elisabet n’est pas seulement une simple absence de parole, c’est une arme psychologique redoutable car en choisissant le mutisme, elle crée un vide que les autres, en particulier Alma, se sentent obligés de combler ou d’interpréter ce qui les rend plus vulnérables qu’elle.
Ce silence volontaire d’Elisabet est un moyen de se protéger. En effet, s’exprimer et en particulier verbalement est presque un aveu de faiblesse. Par la parole, nous nous exposons aux autres. Nos pensées, nos émotions, nos croyances et nos faiblesses, toutes sont contenues dans les mots. Et puis il y a ce risque d’être incompris ou bien jugés voire rejetés. Ainsi, le silence d’Elisabet est comme un mur qui empêchent quiconque d’accéder à son monde intérieur.

Le mutisme est aussi un moyen de contrôler ce que nous communiquons. On est facilement piégé par ses propres mots et parfois, on exige de nous des explications. Chez Elisabet, le silence est un mécanisme de défense. Pourquoi se jeter dans des situations conflictuelles, alors que le silence nous tient en sûreté ?
Et le silence est encore un moyen de nous préserver. Si nous ne nous exposons pas par nos paroles, nous conservons une intégrité qui pourrait éclater dans un flot de paroles.

Alma, initialement en position de soignante et donc d’autorité, se trouve progressivement déstabilisée par ce silence. Elle commence à déverser ses pensées les plus intimes, cherchant désespérément une connexion ou une réaction. Ce faisant, elle expose involontairement ses failles psychologiques, inversant subtilement la dynamique de pouvoir. Le mutisme d’Elisabet est une traversée du miroir pour Alma au cours de laquelle ses propres désirs, ses peurs et ses conflits intérieurs lui sont renvoyés violemment.

Cette dynamique silencieuse met en lumière la fragilité des rôles sociaux et des identités personnelles. Le pouvoir oscille constamment entre les deux femmes, créant une tension psychologique que nous-mêmes, en tant que lecteur/spectateur de ce film, ne pouvons empêcher de nous atteindre. Le besoin de dialogue explicite n’est nullement nécessaire. Bergman nous montre ainsi comment le silence peut être plus éloquent et plus manipulateur que les mots. Le pouvoir dans les relations humaines s’exerce de différentes manières.

Manchester by the Sea (2016) de Kenneth Lonergan

Manchester by the Sea, écrit et réalisé par Kenneth Lonergan en 2016, tire une grande partie de sa force émotionnelle de ce qui n’est pas dit par les personnages. Les silences, les regards et les gestes communiquent davantage que les dialogues dans ce drame sur le deuil et la culpabilité. Le personnage principal, Lee, est un homme brisé, renfermé sur lui-même suite à un tragique événement familial dont on comprend qu’il se sent responsable.
Manchester By The SeaSon mutisme et son visage impassible masquent une terrible souffrance intérieure que les non-dits permettent alors de suggérer. Sa relation avec son neveu Patrick, dont il devient le tuteur, se discerne par une pudeur et une incapacité à communiquer verbalement. Leurs échanges sont minimaux, maladroits, entrecoupés de longs silences. C’est par des actes plus que par des mots que Lee montre son affection et son dévouement.

Les non-dits imprègnent aussi les scènes entre Lee et son ex-femme Randi. Leur discussion lors de leur brève mais intense rencontre cristallise des années de chagrin, de regrets et d’amour inexprimés. Les mots qu’ils prononcent en disent moins que leurs expressions bouleversées et leurs gestes retenus.

Mentionnons également l’usage des analepses qui révèlent progressivement, presque sans un mot, le drame que Lee essaie de fuir. Lonergan les dévoile avec une lenteur délibérée comme moyen d’expression de la hantise des personnages. En privilégiant les non-dits, il signe un drame d’une justesse psychologique remarquable. Il filme les émotions les plus intenses avec pudeur et réalisme. Il montre que certaines blessures sont indicibles et que le chemin du deuil est intime et mutique.
La parole des non-dits se fait entendre avec force au-travers des relations humaines et du psychisme des personnages.

Clemency (2019) de Chinonye Chukwu

ClemencyCe drame suit Bernadine Williams, une directrice de prison chargée de superviser les exécutions de détenus. Le récit explore les tensions émotionnelles et morales liées à son rôle, largement à travers le sous-texte et les silences.
Bernadine maintient une façade stoïque, mais ses silences pesants et ses gestes mesurés trahissent le poids de sa fonction. Dans une scène capitale pour la compréhension de toute l’histoire, elle observe sans un mot l’exécution d’un détenu, son visage impassible ne laissant transparaître qu’un léger tressaillement qui en dit long sur son tourment intérieur.

Sa relation avec son mari s’interprète précisément par ce qui ne se dit pas entre eux, leurs conversations superficielles ne font que masquer un fossé qui ne cesse de se creuser. Lors d’un dîner tendu, les silences entre leurs échanges polis révèlent leur incapacité à communiquer vraiment et à partager leur souffrance.

Le film met également en avant le personnage d’Anthony Woods, un détenu condamné à mort dont Bernadine doit superviser l’exécution. Leurs interactions sont chargées de sous-entendus, Anthony cherchant désespérément un lien humain face à son destin tragique, tandis que Bernadine s’efforce de maintenir une distance professionnelle. Dans une scène émouvante, ils partagent un long silence à travers la vitre du parloir, car c’est à travers leurs regards au-delà des mots que s’exprime une compréhension mutuelle.

Un dernier regard au moment de l’exécution d’Anthony alors que les protocoles sont suivis dans un silence assourdissant et que les gestes mécaniques constituent un contraste avec l’émotion nous affirme l’importance des non-dits et des silences dans l’écriture d’une scène quand il s’agit d’explorer les thèmes convoqués dans l’histoire (ici, il s’agit de culpabilité, de rédemption et en fin de compte d’humanité face à un système qui impose le devoir comme morale).
Car les mots ne peuvent pas tout exprimer.

CODA (2021) de Sian Heder

CODACODA (acronyme pour Child of Deaf Adults), écrit et réalisé par Sian Heder en 2021, propose une réflexion très intéressante du silence et du chant comme moyens de communication et d’expression de soi. Cette comédie dramatique suit le parcours de Ruby, une adolescente entendante dans une famille de sourds, qui, à cette période charnière de sa vie, se déchire entre ses rêves de chanteuse et ses responsabilités familiales.

Le silence est omniprésent et prend de multiples significations dans ce récit. C’est d’abord le monde silencieux de la langue des signes dans lequel évoluent les parents et le frère de Ruby. Pour eux, le silence n’est pas un vide mais un mode de vie, en soi une identité culturelle. Les scènes dans lesquelles la famille est réunie baignent ainsi dans un silence riche en interactions visuelles et tactiles. Mais le silence revêt aussi une dimension plus pesante pour Ruby. Il symbolise le poids des non-dits, des frustrations et parfois de la solitude qu’elle ressent en tant que seule entendante.
Son déchirement intérieur entre deux mondes s’exprime souvent par des regards silencieux, des soupirs retenus.

Le chant rompt ces silences et offre à Ruby une échappatoire salvatrice. Sa voix cristalline incarne son identité propre, ses aspirations. Les scènes de chorale ou de répétition avec son professeur Miles sont des parenthèses vibrantes où elle s’épanouit loin des responsabilités familiales. L’une des scènes les plus puissantes marie subtilement silence et chant, quand Ruby interprète en langue des signes Both Sides, Now de Joni Mitchell pour sa famille. Le silence des spectateurs sourds rencontre l’émotion du chant ; il y a là un moment de communion par-delà les différences.

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