ÉCRIRE LE MYSTÈRE – 9

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Les conventions du mystère #2
Choisir un cadre, une époque ou un milieu original pour se distinguer

Le septième art a depuis longtemps été fasciné par le genre du polar. Ce dernier attire d’ailleurs à lui l’imagination des cinéphiles comme un aimant surpuissant. Au-delà des intrigues alambiquées et des personnages charismatiques, c’est souvent la sélection minutieuse du cadre qui distingue les chefs-d’œuvre du film noir des œuvres plus éphémères. Dans un paysage cinématographique où le polar prolifère, il incombe aux auteurs et aux autrices de faire preuve d’originalité pour se distinguer parmi la foultitude.
En choisissant de situer l’action dans une période historique rarement explorée, un milieu professionnel insolite ou un lieu peu représenté sur grand écran, les scénaristes offrent à leur lecteur/spectateur une perspective inédite et une expérience cinématographique singulière.

Ruelles sombres et enfumées d’une métropole des années 1940, atmosphère suffocante d’une petite ville de province ou les couloirs immaculés d’un laboratoire scientifique ultramoderne, le cadre choisi devient un personnage à part entière, influençant l’esthétique, l’ambiance et les thèmes explorés dans le film. Ce contexte sert de toile de fond à l’intrigue qui s’en trouve magnifiée en quelque sorte par la photographie des lieux.
Ainsi, en osant sortir des sentiers battus et en optant pour un cadre original, les auteurs et autrices de polars ne se contentent pas de suivre les codes établis du genre, mais les réinventent, repoussant les limites de la créativité.

Ouvre les YeuxOuvre les yeux (1997) de Alejandro Amenábar et Mateo Gil est un thriller psychologique qui joue avec les perceptions du héros et du lecteur/spectateur. Ils ont créé un cadre à la fois familier et déstabilisant, afin de traduire la fragmentation de la réalité vécue par le personnage principal, César.

Le choix de situer le récit dans un Madrid contemporain était délibéré. Il fallait ancrer le récit dans un environnement réaliste, presque banal, pour mieux troubler cette réalité par des événements étranges et inexplicables. Les rues, les bâtiments, les intérieurs sont ceux de la vie quotidienne de César, mais ils deviennent progressivement les lieux d’un rêve éveillé.
Lorsque César se retrouve seul dans une Madrid désertée, cela crée un sentiment d’étrangéisation, de distanciation. Ce milieu urbain normalement animé, vidé de toute présence humaine, devient soudainement presque menaçant. C’est la première fêlure dans la réalité de César, et elle instaure d’emblée une atmosphère d’étrangeté qui ne fera que s’amplifier.

Alors que l’intrigue progresse, les lieux familiers se chargent de nouvelles significations qui symbolisent l’état mental fluctuant de César. Son appartement, habituellement un lieu de sécurité et de confort, devient le théâtre de révélations pour le moins troublantes. Et le bar qu’il fréquente avec ses amis, par nature espace de socialisation insouciante, se mue en un endroit où il est confronté à l’hostilité et au rejet.

Créer des personnages principaux atypiques, avec une psychologie et un passé développés

arc dramatiqueLisbeth Salander, l’héroïne iconoclaste née de l’imagination foisonnante de Stieg Larsson, bouscule les conventions du roman policier. Bien loin des enquêteurs stéréotypés, elle incarne une nouvelle génération de héros et d’héroïnes qui sortent résolument des sentiers battus.

Véritable électron libre dans le paysage du polar suédois, cette jeune femme marginale et insoumise arpente les artères de Stockholm, le cœur lourd de blessures secrètes. Son apparence provocante, entre look gothique et attitude punk, impressionnerait presque les malfaiteurs qu’elle pourchasse sans relâche. Mais sous cette carapace de dure à cuire se dissimule une âme profondément meurtrie. Les traumatismes de son enfance ont façonné son caractère affirmé et sa méfiance viscérale envers la société. Gagner sa confiance relève de la gageure, tant elle semble sur la défensive.

C’est pourtant cette dualité fascinante qui confère à Lisbeth Salander toute sa singularité. Aussi fragile qu’intraitable, elle déjoue les pièges d’une psychologie trop lisse et s’impose comme une figure romanesque d’une rare complexité. Un formidable pied-de-nez aux codes éculés du genre, que Larsson dynamite avec un plaisir non dissimulé.
Alors non, Lisbeth n’a rien d’une compagne idéale pour partager un moment de convivialité. Mais son tempérament volcanique et ses facultés intellectuelles hors du commun en font une héroïne qu’on ne peut pas facilement oublier. La preuve éclatante qu’un polar repose d’abord sur un personnage principal résolument hors norme.

Varier les ressorts de l’intrigue en y intégrant une thématique ou une problématique de société peu abordée dans le genre

PolissePolisse réalisé par Maïwenn en 2011 illustre parfaitement comment un polar peut se démarquer en traitant une thématique délicate et méconnue. En l’occurrence, le long-métrage s’intéresse au quotidien d’une brigade de protection des mineurs, un univers rarement abordé au cinéma.

Plus que l’enquête policière traditionnelle qui sert de fondement dramatique, Polisse entraîne le lecteur/spectateur dans le quotidien éprouvant de ces flics confrontés à la maltraitance infantile. Le film ose montrer sans fard la réalité sordide des affaires de pédophilie, d’inceste ou de négligence parentale. Il expose la difficulté pour ces policiers de garder la tête froide face à l’insoutenable.
Mais la qualité de Polisse réside dans sa capacité à dépasser le simple constat pour étudier l’impact psychologique de ces affaires sur les enquêteurs. Comment ne pas être affecté par ces enfants brisés ? Comment ne pas ramener chez soi ces images traumatisantes ? Le film ausculte avec justesse la façon dont ce métier si particulier affecte la vie privée et l’équilibre mental des policiers.

En s’écartant des intrigues classiques du polar pour braquer sa caméra sur un pan méconnu de la police, Maïwenn renouvelle le genre et lui insuffle une dimension sociologique passionnante. Polisse questionne notre rapport à l’enfance, les dérives d’une société qui peine à protéger ses membres les plus vulnérables. Cette étude minutieuse d’une thématique dérangeante, couplée à une immersion dans un service de police atypique, propulse Polisse bien au-delà du polar conventionnel. Le film prouve qu’un sujet audacieux et une approche empathique peuvent donner naissance à une œuvre coup de poing qui marquera durablement les esprits.

Preuve que le cinéma policier, lorsqu’il a le courage de sortir des sentiers battus, se révèle un formidable outil pour disséquer les maux de notre société. Un pari créatif audacieux qui permet au genre de se réinventer en permanence.

Les MisérablesLes Misérables, réalisé par Ladj Ly en 2019, s’inscrit dans la lignée des polars à dimension sociale. Tournant le dos aux scénarios convenus du genre, il ausculte sans fard le quotidien sous haute tension des quartiers populaires en France.
Au cœur de l’intrigue, Stéphane, fraîchement intégré à la BAC de Montfermeil, en région parisienne. Il se heurte à la réalité crue de ces cités où couvent les ressentiments. Un univers fragmenté, où s’opposent communautés et intérêts divergents. Jusqu’au jour où un dérapage des forces de l’ordre vient embraser ce baril de poudre.

Bien plus qu’un énième polar, Les Misérables radiographie un territoire de la République en souffrance. Avec un réalisme quasi documentaire, il capte les conditions de vie dégradées, les tensions identitaires et la défiance envers un État perçu comme absent. Le terreau fertile d’une colère sourde qui ne demande qu’à exploser.

Fort de sa connaissance intime de Montfermeil, Ladj Ly pose un regard sans concession sur ces quartiers abandonnés. Sa mise en scène brute, à l’épaule, insuffle au récit une énergie explosive. Sous sa caméra, la banlieue devient le miroir grossissant des fractures de la société française. En faisant le pari audacieux de coupler son récit policier à un propos éminemment politique, Les Misérables prend le contre-pied des codes du genre pour se muer en une charge virulente contre les maux qui affligent les banlieues françaises.

Avec une lucidité qui force le respect, ce long-métrage érige un constat d’échec à l’encontre d’un État qui a renoncé à se soucier du sort d’une frange entière de ses administrés. Il met en exergue le gouffre abyssal des inégalités, la relégation spatiale et l’impasse existentielle qui attisent un profond ressentiment et une irrépressible soif de rébellion parmi les laissés-pour-compte de ces cités en déshérence.
Ladj Ly pointe la faillite des politiques publiques qui ont précipité la ghettoïsation de ces territoires et la rupture du contrat social. Son film se veut un cri d’alarme, un sursaut de conscience destiné à secouer l’apathie des décideurs face à la déliquescence du lien civique dans ces enclaves oubliées de la République. Les Misérables fait du septième art un tribunal citoyen, un brûlot incendiaire qui met son pouvoir de déflagration au service d’une dénonciation sans ambages des angles morts du modèle français d’intégration. Un pamphlet qui exhorte à une réforme en profondeur des paradigmes d’inclusion pour conjurer le spectre d’une fracture irrémédiable du corps social.

Soigner particulièrement le mobile et la psychologie du coupable pour humaniser l’histoire

Mystic River de Clint Eastwood, sorti en 2003, illustre cette volonté de donner une réelle profondeur psychologique au personnage du criminel. Loin des méchants manichéens, le film sonde avec une troublante ambiguïté la figure de Jimmy Markum. Lorsque la fille de Jimmy est sauvagement assassinée, il se lance dans une quête obsessionnelle pour retrouver le meurtrier. Mais au fil du récit, Eastwood dévoile la part d’ombre de ce père meurtri. Ancien truand, Jimmy n’hésite pas à recourir à des méthodes expéditives et à se faire justice lui-même.

Mystic River

Le regard incisif d’Eastwood se garde de tout manichéisme et s’aventure dans les tréfonds de l’esprit tourmenté de ce père endeuillé. Pareil à un scalpel émotionnel, il dissèque avec une minutie chirurgicale les affres d’une âme à la dérive, rongée par un chagrin indicible et un cuisant sentiment d’impuissance face au drame qui a foudroyé son enfant. Au fil d’un récit oppressant qui vous happe inexorablement, s’esquisse en filigrane la silhouette d’un être profondément meurtri. Les strates enfouies de son vécu ressurgissent, des spectres malveillants qui exhument les blessures mal pansées, les traumatismes, les démons intérieurs soigneusement relégués dans les limbes de l’oubli.

Autant de lézardes intimes qui compromettent son équilibre psychique précaire et le font inexorablement basculer dans une spirale délétère d’autodestruction.

Si la raison peine à absoudre ses actes répréhensibles, l’étude de cette psyché humaine si singulière nous invite à reconsidérer notre impression. Car derrière le faciès du criminel se devine en transparence un homme écartelé entre ses pulsions les plus sombres et une douleur viscérale, insoutenable. Une âme morcelée, en proie à une lutte intestine contre ses propres démons intérieurs, qui suscite un trouble empathique chez le lecteur/spectateur.

Avec une acuité dérangeante, Eastwood parcourt les méandres les plus obscurs de la psychologie humaine, sonde les racines du Mal qui peuvent germer dans un esprit fragilisé. Il nous entraîne dans une exploration troublante de cette zone crépusculaire où l’inhumain se mêle étroitement à l’humain, où le bourreau et la victime se confondent en une seule entité torturée. Une plongée abyssale dans les profondeurs insondables de l’inconscient qui ébranle nos certitudes rassurantes et révèle la déconcertante complexité de l’âme humaine. En auscultant avec cette précision d’orfèvre les mécanismes de défense de l’esprit face au trauma, les stratégies de survie mentale déployées pour affronter l’intolérable, Mystic River s’affranchit du simple récit criminel et nous entraîne à sa suite dans une fascinante exploration des arcanes les plus secrètes de la psyché humaine. Une éblouissante démonstration de la propension unique du Septième Art à sonder les recoins les plus nimbés de mystère de notre intériorité, pour en exhumer toute la troublante complexité.

En refusant le manichéisme, Mystic River interroge la part d’ombre qui sommeille en chacun de nous. Le film suggère que dans des circonstances extrêmes, un homme ordinaire peut basculer dans l’irréparable. Une ambivalence qui révèle la complexité de notre nature humaine. Cette volonté de sonder la psyché du criminel, de comprendre sans excuser pour autant, insuffle au film une puissance émotionnelle rare. Elle invite le lecteur/spectateur à une réflexion nuancée sur le Bien et le Mal, loin des postures morales simplistes.
Mystic River prouve ainsi qu’un polar gagne en intensité lorsqu’il ose apercevoir l’humain derrière le monstre. En donnant une épaisseur troublante à son méchant, Eastwood signe une œuvre qui hante durablement les esprits. Interroger les zones grises de l’âme humaine est peut-être difficile mais c’est un pari gagnant.

Oser une construction ou une narration non-linéaire

D’un point de vue théorique, jouer avec la chronologie et la structure narrative permet de surprendre le lecteur/spectateur et de dynamiser le récit. Cela crée un effet de curiosité et pousse à s’interroger sur les liens entre les différents événements présentés dans le désordre. Les analepses et prolepses sont des procédés classiques pour obtenir cet effet de non-linéarité. Cette construction perturbe les habitudes et les attentes et nous force à une lecture plus active pour reconstituer mentalement la chronologie. Bien utilisée, elle densifie l’histoire et permet des révélations progressives qui maintiennent l’intérêt.

Jackie BrownDans Jackie Brown, Quentin Tarantino déploie les ressorts d’une narration non-linéaire, dont la scène emblématique de l’échange d’argent constitue une véritable prouesse d’écriture scénaristique. Cette séquence nous est livrée par le prisme d’une mosaïque de points de vue entrelacés. Telles les facettes d’un kaléidoscope, les perspectives de Jackie, Ordell et Max se succèdent et s’entrechoquent et nous donnent à voir cette scène sous des éclairages nouveaux. Chaque regard dévoile une part de vérité, chaque angle apporte sa pierre à l’édifice de l’intrigue qui se trame sous nos yeux.

En nous faisant pénétrer dans l’intériorité de chacun des personnages, là où les enjeux se cristallisent et les destinées se jouent, Tarantino morcelle la linéarité pour mieux la recomposer. Non seulement nous sommes surpris mais notre curiosité s’en trouve aiguisée et, en conséquence, notre intérêt envers l’œuvre.
Ce choix de morceler le récit agit comme un révélateur, distillant avec une subtilité redoutable les indices qui permettront au lecteur/spectateur de reconstituer l’énigme de l’intrigue et de saisir rétrospectivement toute l’ingéniosité du plan ourdi par Jackie.

Mais Tarantino ne s’arrête pas là dans son jeu malicieux avec la temporalité. Il réitère ce procédé à la fin du film, insérant une analepse aussi inattendue que savoureuse, une pièce manquante qui s’imbrique parfaitement dans ce mécanisme narratif. Ainsi, on découvre que Jackie a agi avec un coup d’avance, subtilisant subrepticement une partie du magot avant même l’échange.

IrréversibleIrréversible (2002) de Gaspar Noé utilise une structure narrative à rebours, c’est-à-dire en commençant par la fin et en remontant jusqu’au début. Cette approche non-conventionnelle perturbe fortement les attentes du lecteur/spectateur mais crée paradoxalement un effet puissant de curiosité.

Le film s’ouvre sur les conséquences tragiques d’un événement violent, puis dévoile progressivement les circonstances qui y ont mené, ce qui nous force à reconsidérer constamment notre perception des personnages et de leurs motivations au fur et à mesure que la chronologie se reconstitue. Cette construction à rebours densifie considérablement l’impact émotionnel du récit car chaque scène apporte un nouvel éclairage sur les précédentes, crée des révélations étonnantes qui maintiennent un intérêt et une tension constants.

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