Les gestes de l’instant scénique sont un concept développé par Erich Auerbach. L’instant scénique décrit la façon dans les autrices et les auteurs capturent et représentent des moments de la vie réelle. Les gestes résument les détails concrets et les expériences individuelles pour traduire la complexité de la vie humaine.
Selon Erich Auerbach, ces gestes de l’instant scénique offrent une plasticité (c’est-à-dire des caractéristiques physiques). Cette plasticité implique que les expressions et mouvements des personnages ne sont pas rigides ou figés mais peuvent être remodelés pour répondre aux besoins émotionnels et narratifs du moment, de la situation, des circonstances ou instant scénique.
Cette flexibilité permet une représentation plus riche et nuancée des personnages et des situations, améliorant l’engagement et la compréhension de la lectrice et du lecteur.
Invoquons Jean-Louis Barrault. Barrault était une figure iconique du monde du théâtre connue pour ses approches pionnières de la performance et sa profonde compréhension de la physicalité du jeu.
Pour comprendre cette plasticité dont parle Eric Auerbach, approfondissons les concepts de malléabilité et d’adaptabilité. Barrault, un maître du mime et du mouvement expressif, a défendu l’idée que le corps de l’acteur est l’instrument originel de la narration, qu’il est capable de pénétrer dans les profondeurs émotionnelles et narratives sans dépendre des mots.
Marcel Marceau
A l’instar de Marcel Marceau, un maître du mime aux performances silencieuses et pourtant si éloquentes, nous éclairerons davantage l’art de Jean-Louis Barrault. Le mime Marceau donnait vie à l’invisible et à l’inexprimé. Avec ses mouvements, il peignait et sculptait des émotions, des contes et des sentiments contre le vide.
Dans le monde enténébré du silence, Barrault tisse son art lui aussi. Un murmure silencieux qui parle à l’âme. C’est une langue étrangère à nos oreilles, mais familière à nos cœurs ; un dialecte de l’indicible qui éclaire les recoins les plus sombres de notre être avec la lumière crue de l’inexprimé. Dans ce domaine, les concepts de malléabilité et d’adaptabilité ne servent pas simplement d’outils à l’expression ; ils sont ce lexique neuf à travers lequel la performance converse avec son auditoire.
Les acteurs empruntent la grâce intuitive des mimes. Ils utilisent tout leur être pour transmettre des récits complexes et des émotions. Ils plient, tordent et remodèlent leurs corps. Ils s’adaptent au récit. Ils deviennent le récit. Ils lui permettent de couler à travers eux car ils sont l’intermédiaire, le moyen plutôt que le messager.
La fluidité du mime crée un dialogue universel qui ignore la langue et touche directement aux émotions et expériences humaines. À travers cet échange silencieux, le mime, tout comme Barrault l’avait envisagé, devient un pont entre l’éphémère et l’éternel. Il invite le lecteur/spectateur dans un espace partagé de compréhension et de sentiment que les mots seuls ne pourraient jamais pleinement dire.
Une sculpture vivante
L’approche de Barrault considère le corps de l’acteur comme une sculpture vivante, capable de transformations infinies. Ainsi qu’un artiste devine l’œuvre cachée dans la pierre brute, Barrault percevait en l’être humain un tableau vivant, capable de dépeindre toute la gamme des passions et maintes histoires. La malléabilité, dans ce contexte, concerne la capacité de l’acteur à transformer son corps et ses gestes pour servir le récit ; qu’il incarne les mouvements gracieux d’un amoureux ou la posture voûtée du désespoir.
Chaque transformation est l’adaptabilité en action. Il s’agit de prendre ce corps qui est à nous et de le transformer en quelque chose d’entièrement différent ! Tout comme l’artisan de la pierre. Sauf que, au lieu d’un ciseau de sculpteur et d’une pierre, l’acteur utilise ses propres muscles et mouvements pour raconter une histoire. Heureux ? Il étire son visage en un large sourire. Triste ? Il voûte ses épaules et traîne des pieds, comme un chiot perdu sous la pluie.
Il s’agit de se courber et de bouger comme l’histoire le demande au mime. Parfois, il doit être léger sur ses pieds, comme un jeune homme qui courtise une dame (mais le mime y ajoute un peu plus de grâce). D’autres fois, le mime doit être tout affalé, comme s’il portait le poids du monde sur ses épaules. Mais sembler n’est pas suffisant, c’est aussi qu’il faut ressentir ! L’acteur doit y mettre tout son cœur, pour que son public sache exactement ce qu’il se passe à l’intérieur.
Et c’est bien de cela dont Jean-Louis Barrault parle : prendre son corps et le transformer en une œuvre d’art vivante et qui respire.
Un espace de création
Pour Jean-Louis Barrault, la scène était un espace sacré de création, où chaque représentation constituait un acte unique de genèse artistique. Cette vision s’incarne dans la malléabilité et l’adaptabilité, principes de sa philosophie. Elles permettent à l’acteur d’être pleinement présent dans le monde fictif. Cette présence dynamique de l’acteur dans son environnement confère au théâtre vivant son caractère fascinant et imprévisible. Dans la souplesse de son art, l’acteur se métamorphose, artisan et œuvre à la fois, modelant et se laissant modeler par le récit qui s’écrit.
La scène se transforme en un véritable atelier d’alchimiste où l’acteur, tel un magicien de l’âme, transmute les émotions brutes en or pur d’expression artistique. Chaque geste, chaque silence, chaque regard est une touche peignant sur la toile du moment présent les couleurs émotionnelles de l’être humain.
L’adaptabilité est un dialogue constant entre l’essence du personnage et l’âme de l’acteur. C’est dans cet espace sacré que l’acteur, guidé par son intuition, fend les eaux tumultueuses de la performance et découvre les rivages inexplorés de la condition humaine.
La malléabilité devient ainsi l’expression ultime de la liberté créatrice, un acte de foi dans le pouvoir de l’imagination. Pour Jean-Louis Barrault, l’acteur se fond dans son rôle jusqu’à en oublier la frontière entre le fictif et la réalité. C’est dans cette fusion, cette alchimie entre l’être et le paraître, que réside le véritable miracle du théâtre : un moment éphémère de vérité partagée, un instant hors du temps où, ensemble, acteurs et spectateurs touchent du doigt l’essence même de la vie.
Un dialogue muet
Imaginez, vous qui me lisez, une scène dépourvue de dialogue, qui ne serait pas écrite avec des mots mais avec la poésie du mouvement. C’est le théâtre de Jean-Louis Barrault, une vive expression gestuelle. C’est l’expression d’une vraie compréhension de la condition humaine. Tout comme la caméra de Marcel Carné dans Hôtel du Nord a su saisir le désir secret dans un regard à travers une salle bondée, les acteurs de Barrault deviennent des moyens de l’expression : un corps parle pour ceux qui sont à son écoute.
La malléabilité, dans le monde de Barrault, n’est pas une convulsion de la chair. C’est la touche de l’impressionniste peignant sur sa toile jusqu’à l’essence même du personnage. Rappelez-vous Pépé le Moko de Julien Duvivier. Confiné entre les murs étouffants de la Casbah, l’aspiration à la liberté de Pépé éclate non pas en mots, mais dans le jeu nerveux de ses doigts, dans le désir à jamais inaccessible que renvoie son regard.
Les acteurs de Barrault s’adaptent tout autant pour s’unir à l’esprit de l’œuvre du dramaturge. Cette adaptabilité, cependant, n’est pas un truc de métier. L’origine est toute affective. Dans Un carnet de bal de Duvivier, plusieurs scènes sont empreintes de mélancolie. Celle par exemple dans laquelle Thierry Raynal se remémore son passé et ses amours perdus. Ainsi, pour insuffler la vie au monde intérieur du personnage, l’acteur se doit de plonger dans les profondeurs de ses émotions.
Le lecteur/spectateur n’entend pas les lamentations d’un amant éconduit ; ils les voient gravées sur la lèvre tremblante, la posture affaissée ou une larme irrésistible. Ce dialogue sans mot exige une maîtrise physique. Les acteurs de Barrault ne sont pas simplement des corps récitant des répliques ; ils sont des conteurs qui jouent avec leur être tout entier.
Dans Drôle de drame, remémorez-vous la grâce avec laquelle Jouvet déambule dans son appartement exigu. Chaque mouvement, chaque pause, participe du langage physique. Nul besoin d’expliquer en mots ce qu’il se passe en lui.