L’OMBRE – TROISIÈME PARTIE : L’EGO

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Comme nous l’avons étudié lors de nos deux précédents articles, l’ombre apparaît toujours juste au-delà de la limite de l’acceptable. Car la société, ainsi que l’ego et la personæ (analogues à la société et à ses pressions dans la psyché), est par définition soutenue par ce qui est acceptable et menacée par ce qu’elle rejette.

Les monstres rencontrés au cours du parcours du héros, qui sont des images du Soi (c’est-à-dire ce qui constitue notre entièreté en tant qu’être humain : ego & ombre) oubliées, rejetées dans l’inconscient, n’apparaissent hideuses que parce qu’elles ont été écartées de la lumière de la conscience.
Et elles ne sont menaçantes que parce que nous croyons que l’ego et seulement l’ego est ce que nous sommes. Campbell réitère : la société, bien sûr, ne reconnaît pas ces aspects de notre Soi potentiel parce qu’elle ne le peut pas ; le faire serait révéler que les limites de la société elle-même, et pas seulement notre identité, sont des illusions plutôt que des vérités absolues, qui existent en soi.

De même, nous ne souhaitons pas reconnaître ces aspects de nous-mêmes ; nous ignorons d’ailleurs leur existence ou que nous les avons refoulés. Comme la société, l’ego, notre identité, dépend de tabous internes contre certaines façons d’être, d’interagir avec les autres, et, soyons honnêtes, il y a beaucoup de traits de caractère, d’attitudes et de désirs que nous nions volontairement plutôt que d’accepter qu’ils puissent même se trouver en nous.

Le véritable problème de l’ombre est précisément de trouver en nous le courage de nous regarder en face.

La question du mal

Nos notions collectives et personnelles du mal se terrent au fond de l’ombre. Pour affronter et assimiler l’ombre, il faut non seulement contempler le mal absolu, ce que Jung décrit comme une expérience rare et bouleversante, mais aussi dépasser tous nos jugements moraux en reconnaissant qu’il n’y a pas de séparation, ni même de différence, entre chacun d’entre nous, même le pire d’entre nous.
C’est aussi extrême que cela puisse paraître, mais comme Campbell prévient dans Pathway to Bliss, l’aventure est toujours téméraire. L’ombre est créée parce que l’ego reflète le besoin de la société de séparer notre identité des idées sur ce que la société considère comme inacceptable, intolérable et corrompu.

Assimiler l’ombre (et, en fait, tous les aspects inconscients du Soi) oblige à se demander si l’ego est prêt à risquer la mort. Rappelons que l’ego est le prisme à travers lequel le monde phénoménal est visible. Dans la Réalité de l’éternel, dit Campbell, il n’y a pas de dualité, il n’y a pas de distinctions ; il n’y a que l’Unité.
Le monde matériel, constitué de la matière, est simplement une illusion. Le problème fondamental est la dualité : le sens illusoire d’une séparation entre Soi et le monde.

Sans l’illusion de la séparation, il n’y aurait pas de monde, pas de concept de Soi (puisque le Soi est ou naît précisément de la dissociation entre ego et ombre). L’ego est réducteur et tant que nous y sommes attachés et à l’image de soi qu’il crée, nous sommes aveugles au divin et empêchés de nous reconnecter à l’éternel, affirme Campbell.

Le problème (c’est Campbell qui parle, je ne fais que rapporter son discours et nous pourrions d’ailleurs le faire dire à l’un ou l’autre de nos personnages) est qu’au fond de nous, nous savons que le monde n’est qu’une apparence. Nous savons que l’ego a créé le monde et que tout cela n’est qu’une grande illusion, simplement le rêve d’une âme.

Nous savons que nous sommes tous, chacun individuellement, et finalement le monde lui-même, tourner vers notre dissolution éventuelle dans le non-manifeste. Et la partie de nous qui se souvient de l’âme parfaite, endormie, en sécurité dans l’éternel (selon la doctrine de l’émanatisme), aspire à retourner à l’Unité, mais l’ego craint sa propre disparition dans cet exercice.
Une grande partie de la douleur que nous éprouvons ici est le résultat de la connaissance, à un niveau très profond, que nous avons été séparés, restreints, dissous et réduits à une vision infime de la conscience.

Nous devenons des fractions infiniment petites de notre véritable Soi, mais comme l’ego (le siège de notre conscience) rend l’éternel invisible, nous en venons à croire que nous sommes entiers et à nous identifier pleinement à l’ego.
Mais le souvenir profond de l’Unité reste une écharde dans l’esprit, et bien que l’ego n’en soit que vaguement conscient, il est souvent possédé par la peur de sa dissolution. L’ego combat l’ouverture de la conscience pour se défendre contre sa propre disparition progressive, et il le fait en justifiant son existence comme étant essentielle afin d’élider le choix et la possibilité d’en ébranler les fondements.

La volonté de l’ego

L’ego cherche à nous convaincre de la réalité absolue de la dualité (elle est nécessairement) ainsi que de la souffrance de l’existence, rajoute Schopenhauer. Il y a un caractère illusoire dans notre connaissance du monde. Tant que nous croyons que la dualité est réelle, l’existence de l’ego est sûre parce que face à elle, l’ego met en place une stratégie d’évitement : la façon de se rendre stable dans le monde de la dualité est de se singulariser.

Si nous avons raison, alors les autres ont tort, et si la dissolution survient, ce seront ces mauvaises personnes qui la méritent. Ce que nous ne voyons pas, c’est que nous sommes ainsi empêchés de connaître la vraie paix, car la survie de l’ego dépend de la poursuite de la souffrance.
L’ego ne se soucie pas particulièrement de savoir comment ou de quelle manière il est rendu spécial, seulement qu’il soit reconnu comme unique et exceptionnel. Si vous êtes suffisamment spécial, le faux espoir est que vous serez considéré comme trop précieux pour être absorbé par l’Unité. L’ego a de nombreuses stratégies par lesquelles il cherche à être exonéré de la dissolution, mais il le cherche généralement sous les nombreux traits de la droiture.

L’ego est un féroce justicier, que ce soit par le débat, la remise en cause des faits ou l’humiliation. Certains ego préfèrent dominer ceux qui les entourent, car s’ils contrôlent la situation, ils pensent pouvoir retarder leur propre dissolution. Une autre des tactiques favorites de l’ego est la victimisation. Certains ego s’accrochent à toutes formes de pathologies ou de marginalisation comme la clé de leur spécificité.
En se faisant petit, pitoyable et faible, l’ego espère qu’il sera négligé ou exempté de la punition de sa disparition. La société n’est pas non plus équitable : les sociétés sont profondément injustes (à dessein) et entretiennent impitoyablement diverses formes d’oppression systémique. Les opportunités ne sont pas distribuées de manière égale, et beaucoup sont maintenus sous le talon de fer des classes supérieures.

Il n’y a rien de mal à consacrer son énergie à la lutte contre ces inégalités, mais cela ne sert le plus grand bien que si nous agissons à partir d’une véritable compassion et non de l’addiction et de l’obsession de l’ego pour sa propre douleur.

La question de la religion

Un autre favori absolu de l’ego est de revendiquer une supériorité morale, car si l’ego peut renier l’ombre, c’est qu’il crée un argument puissant pour être épargné.

De même, le dogme du salut est souvent détourné pour devenir une illusion de l’ego : le fait que seul un groupe restreint de personnes pures vivra dans un paradis après la vie, est le fantasme de l’ego qui échappe à sa propre dissolution et survit même à la mort.
Nous ne craignons pas la mort du corps, qui est constamment malade, laid et plein d’horribles surprises, mais plutôt la perte de l’ego au profit de l’Unité, de la désintégration du je, comme si nous n’avions jamais existé.

Pour paraphraser Jung, la religion est souvent une défense contre une expérience de la divinité. Alors que les religions du monde vous guident en fait pour briser l’ego avec des enseignements sur l’amour du prochain et le non-jugement, l’ego s’empare de la moralité et l’utilise pour frapper au lieu d’entendre le message du pardon.

Mettre à mort l’ego signifie renoncer totalement au jugement comme instrument de distinction. Cela signifie renoncer à la droiture (pas facile à faire lorsqu’on perçoit chez autrui des traits qui nous exaspèrent comme l’hypocrisie, l’égoïsme ou l’égocentrisme par exemple).

Comme Campbell l’explique dans Pathways to Bliss (Les Chemins de la Félicité) : rappelons-nous qu’Adam et Eve sont tombés lorsqu’ils ont appris la différence entre le bien et le mal. Donc la manière du pardon serait de ne pas connaître cette différence. C’est une leçon évidente, mais ce n’est pas une leçon qui est très clairement prêchée en chaire. Pourtant, le Christ a dit à ses disciples : Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés.

En réalité, que vous souhaitiez le reconnaître ou non, l’ombre existe en chacun de nous, et elle rend le fait de juger les autres non seulement hypocrite mais de nous convaincre de réalités infondées donc illusoires. Il faut être clair : l’ombre nous demande de regarder à travers l’apparente dualité du monde et de reconnaître que même le mal est une illusion.

L’ego croit que sa survie même repose sur le rejet réussi de l’ombre, mais l’assimilation de l’ombre n’entraîne pas la dissolution de l’ego. L’ombre combinée à l’ego rend l’ego moins opaque, mais il demeure parmi la nature.

Faire face à l’ombre permet de desserrer l’emprise qu’elle exerce sur nos vies, nos émotions et nos réactions. Lorsque nous pouvons regarder nos propres ombres avec compassion, nous trouvons une paix véritable. Il ne s’agit pas de la dépendance à l’égard de la justice ou de la vertu ou d’une quelconque droiture, ni de la particularité de la victimisation, mais simplement de trouver la paix dans notre existence.

Si nous devons assimiler l’ombre, nous devons surmonter le problème moral de l’accepter. Ce n’est que lorsque nous nous libérons de la rectitude de l’ego que nous pouvons nous représenter (ou interpréter) toute notre humanité, y compris ses déceptions, ses maux et ses défauts.

Cela exige un niveau profond de compassion pour les autres, mais aussi pour soi-même. Ce n’est que lorsque nous parvenons à incorporer l’ombre dans notre conscience que nous comprenons qu’il n’y a pas d’épreuves à endurer pour la conserver : nous sommes déjà dignes, déjà complets, déjà rachetés. C’est une doctrine de l’accomplissement personnel.

Une vaine tentative

Il n’est bien sûr pas possible d’éradiquer le mal et la souffrance dans le monde. Ce n’est pas quelque chose que l’ego aime entendre : tant qu’il croit que le mal peut être vaincu, il peut maintenir sa croyance en la dualité, en la spécificité de l’individu et la supériorité.
Mais comme nous le rappelle Joseph Campbell, l’enfer est créé par un esprit qui est englué sur lui-même, et Satan lui-même n’est que le symbole d’un ego inflexible, intransigeant, qui refuse de s’ouvrir.

Le problème avec l’enfer est que le feu ne vous consume pas. Le feu est le symbole d’un voyage nocturne en mer. Il existe en chacun de nous un potentiel caché qui nous permettrait de faire l’expérience d’une transformation spectaculaire de la conscience. Certaines personnes qualifient ce changement profond et bouleversant de cheminement, d’autres d’épreuve. Il s’agit des deux à la fois et ce changement porte des noms différents : poétiquement, il est appelé un voyage nocturne en mer comme métaphore pour la course invisible du soleil après son coucher à l’ouest et sa renaissance à l’est, l’individuation, une quête héroïque ou encore une urgence spirituelle.
Ces dénominations sont nombreuses car l’esprit humain ne peut pas comprendre complètement ce qui provoque des changements radicaux de conscience.

L’enfer est l’annonce de l’ombre – son propre passé rejeté et des traumatismes refoulés. Le purgatoire est un lieu où ce feu est transformé en un instrument de purge qui consume jusqu’à l’épuisement le système de nos peurs, qui consume le blocage pour que l’ego s’ouvre (Réflexions sur l’art de vivre (Reflections on the Art of Living) de Joseph Campbell).

Nous nous retrouvons en enfer lorsque nous ne permettons pas au feu, c’est-à-dire l’irruption de l’ombre à la surface, de brûler l’ego. Le voyage du héros lui-même (Hero’s Journey), qui cherche consciemment ce feu transformateur et à briser la rigidité de l’ego afin de renouer avec le royaume éternel (qui unit les hommes sur le plan vertical), est rempli de l’imagerie du seuil, souvent sous la forme de rochers qui s’entrechoquent, métaphore pour un raisonnement antithétique où les oppositions (vouloir et pouvoir, connaissance et ignorance, intention et action, émotion et raison, théorie et pratique, vie et mort, le bien et le mal…) et à travers lesquels le héros doit plonger, risquant la mort et le démembrement afin de passer au pays de l’aventure.
Cette épreuve et les autres épreuves diverses qui attendent au seuil du royaume de l’inconscient indemne de dualités – tels trolls, dragons ou ogres furieux, et d’autres gardes inamicaux de toutes sortes, eux-mêmes étant tous des spectres de l’ombre du héros – sont toutes essentiellement une image qui communique le sentiment de passer outre le jugement, d’aller au-delà du jugement.

Il est impératif de comprendre que le fait de reconnaître que le monde et sa moralité sont illusoires n’est pas un blanc-seing pour blesser autrui. Comme l’explique Campbell, si votre impulsion est d’affirmer votre ego et les valeurs de votre ego de telle manière que vous détruisez d’autres personnes, si vous pensez alors être au-delà du bien et du mal et ne vous soucier d’autrui, vous êtes un monstre.
Dans ce cas, vous êtes encore animé par l’ego, par votre supériorité personnelle et ce que vous croyez être votre singularité, et non par la compassion. Assimiler l’ombre ne signifie pas de la mettre au grand jour. L’ombre ne vous demande ni de faire le mal, ni de tolérer ce qui vous heurte, ce que l’ombre demande, c’est simplement de ne pas juger.

Vivre

La vérité est que la vie elle-même est horrible. Campbell explique que la vie vit de la vie. Sa première loi est de dévorer ou d’être dévoré ce qui n’est pas rien à assimiler pour la conscience. La vie organique a évolué de manière à dépendre de la mort d’autrui pour son existence. Cette vie organique a des impulsions dont votre conscience n’est même pas consciente ; lorsqu’elle en prend conscience, vous pouvez être effrayé à l’idée que cette horreur de la dévoration est ce que vous êtes.

L’impact de cette horreur sur une conscience sensible est terrible – la vie est monstrueuse. La vie est une présence horrible et vivre consiste à accepter ce qu’elle est vraiment. L’ombre est créée, en partie, lorsque notre ego rejette et repousse cette prise de conscience de l’esprit éveillé.
Nous ne pouvons pas accepter la laideur de la vie, et plus spécifiquement, nous ne pouvons pas faire face à la possibilité que cette horreur soit notre propre nature profonde. Alors nous la cachons et l’ombre se forme.

La seule raison pour laquelle les énergies de la psyché deviennent destructrices, c’est qu’elles ont été rejetées et qu’elles se sont enracinées. En fin de compte, le mal n’est qu’une chose dont nous réfutons l’existence en nous. Comme le souligne Campbell, il n’y a rien dans ce monde qui n’émane pas du royaume éternel (si l’on accepte cette proposition ou si l’on garde l’esprit ouvert sur la différence entre le terrestre et le céleste), et les démons sont simplement des dieux que nous ne sommes pas encore assez libres pour accepter : toute personne incapable de comprendre un dieu le voit comme un démon et s’interdit elle-même de le voir autrement.

Cette radicalité de Joseph Campbell semble fondée. Les tueurs en série, les terroristes, les crimes contre l’humanité et toutes les autres figures qui suscitent une indignation quelconque sont des avatars de notre ombre collective. Lorsqu’ils surgissent dans la conscience collective, l’ombre nous demande de mettre de côté notre jugement, de ne pas condamner mais plutôt de reconnaître ces atrocités sans les juger ce qui nous tromperait en nous distinguant de ces monstres.

Bien sûr, nous ne nous réveillerons pas soudain comme un tueur en série ou un terroriste (à moins, bien sûr, d’être déjà une personne impulsivement violente, un tueur en série ou un terroriste). Le rejet et l’assimilation de l’ombre sont des actes purement spirituels : l’ego, notre sentiment d’exister, nous enserre dans nos propres limites quelles qu’elles soient. Au fond, tous les actes de mal sont des tentatives maladroites et désespérées de soulager la souffrance de la dissociation entre notre ego et notre ombre.
Et cette ombre se manifeste parfois lorsque nous agissons, à un degré ou à un autre, de manière inhabituelle lorsque nous sommes stressés, privés de sommeil, en colère et sous l’influence de toute une série d’autres facteurs de stress douloureux.

C’est simplement être capable de reconnaître que nous avons ce potentiel de l’ombre en nous. Le fait est qu’aucun d’entre nous ne comprend précisément pourquoi nous devenons une personne et pas une autre. Aucun d’entre nous ne saura jamais à quel point nous avons failli être quelqu’un d’autre – en bien ou en mal. C’est ce que nous apprend l’ombre : il s’agit d’avoir de la compassion et de l’humilité face à ce mystère, non à cette révélation.

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