ARISTOTE ET LA TRAGÉDIE

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Il y a différentes manières de lire un texte et différentes écoles qui le lisent chacune à leur manière. Revenons à Aristote et à sa Poétique.

Aristote esquisse une définition de la tragédie qui la distingue d’autres modes d’expression. Cette définition s’articule autour de quelques composants essentiels.

Un personnage

Le récit se concentre sur un personnage singulier, clairement compréhensible au lecteur/spectateur. Ce personnage sera le personnage principal de l’œuvre.

Ce protagoniste doit être une figure suffisamment fascinante ou captivante – c’est-à-dire un être avec qui le lecteur ou la lectrice peuvent se sentir en phase (cela signifie que le protagoniste ne sera pas extrêmement intelligent ou extrêmement inintelligent. Il ou elle ne sera pas un robot sans émotion ou complètement étranger à la sensibilité d’un individu moyen).

Un personnage tragique offre toujours la possibilité d’éprouver de l’empathie et pas seulement de la sympathie. Un personnage tragique ne sera pas non plus complètement antipathique (un méchant de l’histoire qui fond devant un chaton le rend aussitôt sympathique et cela nous autorise même à ressentir peut-être une empathie en regard de la situation dans laquelle il se trouve et dont on pourrait partager certains aspects).

Un personnage tragique se comprend comme hamartia et anagnorisis. Avant d’éprouver une hamartia et une anagnorisis, le personnage tragique (ou principal car tragique ici ne désigne pas un genre) connaît un revers ou est confronté à un problème important dont il n’est pas entièrement responsable.
C’est ce qu’on appelle parfois « la chute » et la réponse du protagoniste à cette chute déterminera l’action et la résolution de l’histoire.

Lorsqu’il est confronté à une grande difficulté, le protagoniste fait preuve de ce que l’on appelle souvent une « faille tragique ». Ce terme, également connu sous le nom de hamartia en grec, désigne un élément essentiel de l’élaboration de ce personnage qui motive l’action d’une tragédie et qui, souvent, prend la forme d’une erreur ou d’une faute.

Cette faille aura un rôle essentiel dans l’intrigue. Dans de nombreux cas, le concept de « faille tragique » est réduit à l’orgueil démesuré d’un personnage (hybris), mais cette simplification n’est pas toujours exacte.

L’hamartia particulière de nombreux héros tragiques a plus à voir avec l’adhésion à un ensemble spécifique de valeurs qu’avec le fait de commettre une erreur à cause d’une faiblesse ou parce que ses actions sont motivées par un orgueil excessif.
Bien souvent, le défaut tragique du héros est en fait une énergie qui est simplement appliquée avec trop de force. Considérons par exemple Antigone de Sophocle.

Antigone

Ce personnage (issu de la tragédie grecque) souffre de la perte d’un frère au début de la pièce. Pour des raisons politiques, le frère n’a pas le droit d’être enterré. Antigone pense qu’elle doit trouver un moyen d’enterrer son frère afin d’accomplir son devoir de sœur, mais on l’avertit qu’elle sera exécutée comme traître si un enterrement a lieu.

Mettant en balance son devoir envers son frère (et envers les dieux) et son devoir envers l’État, Antigone s’aligne sur le premier et enterre son frère. Son hamartia n’est clairement pas de l’orgueil. Et ce n’est pas non plus une faiblesse de son caractère.

La faille tragique d’Antigone est une insistance obstinée sur son devoir envers son frère, ce qui serait une force dans de nombreux cas. Pourtant, ce sentiment d’obligation envers les morts entraîne la perte de nombreuses autres vies.
Dans le scénario présenté dans la pièce, la loyauté implacable d’Antigone crée une chaîne d’événements qui culmine avec la mort de son fiancé et de sa future belle-mère. Et, bien sûr, Antigone meurt aussi à la fin – tout cela à cause d’un seul trait de caractère dominant.

La contre-partie de l’hamartia est l’anagnorisis. L’anagnorisis renvoie à l’idée de reconnaissance dans laquelle la vérité d’un personnage (c’est-à-dire intérieure et non l’explication de la situation dans laquelle il se trouve) est soudainement révélée. Cette reconnaissance a parfois lieu au sein du protagoniste, comme une reconnaissance de soi, une épiphanie en quelque sorte.

La reconnaissance de la véritable personnalité du personnage tragique peut également provenir d’autres personnages dans la pièce. Pour reprendre l’exemple d’Antigone de Sophocle, nous pouvons noter que le protagoniste, Antigone, n’est pas le personnage qui reconnaît finalement sa propre vérité.
C’est plutôt le chef d’État, Créon, qui, à la fin de la pièce, comprend la profonde force de caractère d’Antigone et sa propre faiblesse relative (d’un point de vue critique, la reconnaissance est centrée sur le protagoniste, la figure tragique, même si quelqu’un d’autre parvient à cette intuition).

Émotion

Selon le point de vue d’Aristote, un récit devrait posséder un niveau significatif d’intensité émotionnelle car l’intrigue seule ne suffit pas à communiquer la réponse psychologique ou émotionnelle qu’un événement particulier provoque.

Concrètement des choses doivent se produire car dans tout récit, l’action est nécessaire mais il ne devrait pas y avoir un grand nombre de ces choses afin de s’attarder sur certaines d’entre elles pour en dégager le plus possible d’émotion.

La structure compacte de la tragédie contraste avec l’ampleur d’une épopée ou d’un récit historique. Ces récits s’intéressent à la description d’une série d’événements qui se déroulent dans le temps, soulignant l’importance de l’action extérieure par opposition à l’importance d’une réponse interne ou émotionnelle aux événements.

Le tragique est une quête des profondeurs. En tant que genre, la tragédie s’intéresse à la discorde intérieure de la volonté propre du protagoniste et, en outre, à la lutte contre les autres volontés humaines qui entravent la sienne. Pour Aristote, l’intrigue de la tragédie doit être le reflet d’un drame intérieur, de sorte que le destin qui s’abat sur le héros n’est pas une chose étrangère, mais son propre moi qui se retourne contre lui pour le bien ou le mal. Aujourd’hui, nous dirions pour le meilleur ou le pire.

La portée de l’intrigue d’une tragédie est définitivement étroite et l’action résonne avec des états intérieurs de l’être.

Dans Antigone, l’action de l’histoire se déroule sur quelques jours et, surtout, les circonstances qui fournissent les matériaux de base du conflit sont déjà en place lorsque l’histoire commence (In media res qui fait que nous prenons l’action en cours de route).

Une grande partie de la tragédie est constituée par les réactions des personnages face à la situation et par leur désaccord quant aux valeurs qui doivent primer sur les autres.

Selon Aristote, l’histoire doit être centrée sur un seul personnage (le personnage principal) et avoir une portée limitée dans le temps. Le personnage principal doit subir une chute (au niveau psychologique ou social), faire preuve d’une faille tragique qui fait avancer l’intrigue et parvenir à la reconnaissance d’une vérité intérieure.

Si un texte ne présente pas ces éléments formels, ce texte n’est pas techniquement une tragédie (selon cette théorie esthétique particulière).

Quelques précisions néanmoins : un texte peut être tragique sans entrer dans le genre tragique ; la théorie critique d’Aristote va bien au-delà de l’idée de savoir si un texte a ou non une triste fin . En termes littéraires, nous discutons d’un texte entier lorsque nous parlons de tragédie, et pas seulement de la fin d’une histoire ou d’une facette d’un récit qui peut être particulièrement tragique.

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3 thoughts on “ARISTOTE ET LA TRAGÉDIE

  1. Bonjour Scenarmag, bonjour William,

    Paragraphe clé de l’article : « Le tragique est une quête des profondeurs. En tant que genre, la tragédie s’intéresse à la discorde intérieure de la volonté propre du protagoniste et, en outre, à la lutte contre les autres volontés humaines qui entravent la sienne. Pour Aristote, l’intrigue de la tragédie doit être le reflet d’un drame intérieur, de sorte que le destin qui s’abat sur le héros n’est pas une chose étrangère, mais son propre moi qui se retourne contre lui pour le bien ou le mal. Aujourd’hui, nous dirions pour le meilleur ou le pire ».

    Après, tout dépend si on décide ou non de relever son si cher protagoniste de sa « chute » et c’est cette décision qui déterminera si on reste ou non dans la tragédie car sur quelles émotions à faire naître de cet enjeu de vie ou de mort.

    Comme si on devenait enfin libre de pivoter l’angle d’un miroir pour bien viser en plein coeur (du « lecteur/spectateur ») le faisceau à offrir et partager parce qu’émanant de son propre point de vue thématique.

    Paragraphe clé en effet de ce pivot d’imagination et de créativité, si bien planté dans son socle le plus profond et solide (qu’à la seule force de sa concentration introspective puis intuitive guidant le sens et la faculté d’observation …

    (… et d’écoute car surpris dans une interview, la remarque perçue lumineuse d’une dame tenant à rappeler (tel le choix « du meilleur ou du pire ») comment pivoter (oui, par effet miroir) une pensée négative, dirait-on tragique, en pensée positive. Conférencière devenant tout à coup une actrice diffusant toute une énergie d’émotion protégeant des tragédies).

    1. La différence antique entre tragédie et comédie est que dans la comédie le héros se relève de sa chute. Ce sera donc l’auteur et l’autrice qui détermineront si le texte doit être une tragédie ou une comédie selon leur intention initiale. Merci pour ce commentaire très intéressant.

      1. Oui, si on admet que l’antique n’oppose (binairement) à la tragédie que la comédie.

        Mais on a vu depuis que les larmes, même de rire et de joie, ne coulent que de la même et unique source que la tragédie appelle tout aussi fort, à ne pas tarir.

        Ce fossé entre tragédie et comédie s’est considérablement élargi.

        On y entend encore la force et l’ampleur d’un ruissellement qui surprend parfois à déborder jusque dans les yeux.

        De douleur, de joie mais surtout d’émerveillement !

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