L’une des principales sources de fascination pour les histoires, depuis des temps immémoriaux, est la capacité des lecteurs et des lectrices à s’identifier à des personnages impliqués dans des conflits. Pour qu’il y ait conflit, il faut qu’il y ait deux choses, et ces choses ne doivent pas être simplement différentes ou même opposées l’une à l’autre, mais activement opposées l’une à l’autre.
Pour formuler un conflit, nous devons en dire plus. Dans certains cas, nous devons indiquer un autre élément extérieur pour créer une compétition. Ainsi, dans le Roi Lear de Shakespeare, les deux filles aînées du protagoniste sont hostiles l’une à l’autre (chacune s’efforce d’obtenir le contrôle total du royaume que leur père leur a partagé) et chacune finit par être en désaccord avec son père (Lear insiste pour être traité avec le respect dû à un père royal, mais dès qu’il a abdiqué en leur faveur, ces vipères le traitent comme une nuisance dont il faut se débarrasser).
La plus jeune fille de Lear, Cordelia, reste fidèle à son père, mais elle lui vaut son ire, et son déshéritement, parce qu’elle ne veut pas rivaliser avec ses sœurs en proclamant son amour profond pour lui dans un concours pour sa faveur, car elle considère cela comme un rituel inutile et avilissant.
Dans d’autres cas, il faut préciser quels sont les éléments de la situation qui sont en opposition les uns avec les autres. Ainsi, le désir de gloire et de pouvoir de MacBeth et son désir de respect envers sa femme sont en contradiction avec sa conscience, lorsqu’il cède à l’incitation de celle-ci et assassine le roi Duncan, invité dans son château, afin d’acquérir le trône pour lui-même.
Contraste et conflit
Bien que les éléments impliqués dans un conflit présentent souvent un contraste frappant entre eux, un conflit n’est pas la même chose qu’un contraste. Il peut y avoir un contraste sans qu’il y ait un quelconque conflit.
Deux personnages issus de classes sociales différentes offrent un contraste et à moins que vous n’insistiez sur les aspects prolétaire ou bourgeois (ce qui renvoie à une époque précise), il n’y a pas de conflit. Néanmoins, cette différence de classes peut participer à un conflit ainsi qu’à sa résolution. Il est aussi possible de distinguer deux personnages en conflit par des traits de caractère (quelqu’un de gentil & quelqu’un de résolument méchant par exemple) sans que la source du conflit soit le rapport qu’entretiennent la bonté et la méchanceté entre eux.
En revanche, des termes dénotent nécessairement le conflit : guerre, lutte, compétition, indécision, ambivalence… Mais ceux-ci se réfèrent en eux-mêmes à des situations dans lesquelles au moins deux facteurs sont opposés l’un à l’autre. Pour spécifier un conflit particulier, nous devons entrer dans le détail de ce que sont exactement les facteurs qui s’opposent l’un à l’autre.
Les conflits qui constituent la matière d’une grande partie de la fiction sont bien sûr des conflits qui sollicitent l’identification du lecteur/spectateur avec un ou plusieurs des personnages. Cette identification peut être distante ou intense, simple ou complexe, partielle ou entière, mais si le conflit doit fonctionner en captant notre attention, il doit solliciter une identification.
Nous pouvons nous intéresser à des conflits qui ne nous impliquent pas par identification, mais ceux-ci seront rarement, voire jamais, au centre de récits de fiction. Nous pouvons être intensément curieux, par exemple, des détails de la tectonique des plaques qui entraîne le soulèvement des chaînes de montagnes et l’écartèlement des fonds marins. Et cette curiosité de géologue, que les profanes peuvent certainement partager, peut être assez détachée de nos inquiétudes, même lointaines, concernant des calamités telles que les tremblements de terre et les éruptions volcaniques : nous pouvons néanmoins être profondément intéressés par l’étude du fonctionnement de ces processus.
Mais lorsque ce genre de détails entrent dans la fiction, ils le font en vertu des prédictions plus ou moins immédiates de personnages pris dans le genre de situations autour desquelles l’histoire se construit comme dans Le pic de Dante où le conflit provient de l’incrédulité vis-à-vis de la réalité de la situation.
Les types de conflits
Les conflits entre humains sont habituels. D’autres conflits font intervenir des humains et des non-humains animés (des animaux, des esprits ou des divinités) ou des forces de la nature (les océans, les déserts, les catastrophes naturelles).
D’autres conflits ne sont pas extérieurs. On dit souvent que l’homme est un loup pour l’homme mais il l’est aussi souvent pour lui-même. On rencontre des conflits entre des idées ou des objets qui adoptent des comportements humains. Ils seront alors des abstractions personnifiées.
Une situation dramatique est une situation, dans une œuvre narrative ou dramatique, dans laquelle des personnages sont impliquées dans des conflits qui sollicitent l’implication empathique du lecteur/spectateur dans leur situation difficile.
Souvent, nous sommes plongés directement et immédiatement dans une situation dramatique, dès le début de l’histoire, ou peu après (dans de tels cas, c’est le rôle de l’exposition de nous familiariser avec les faits de base que nous devons comprendre afin de saisir, au moins au début, la situation dramatique).
Dans d’autres œuvres — par exemple, celles qui utilisent le suspense pour capter l’attention initiale de l’auditoire — l’exposition sera employée pour générer plutôt une question dramatique. Parfois, cependant, la situation dramatique est introduite plus progressivement, à mesure que l’action se déroule (cela peut se produire dans les œuvres qui utilisent le suspense pour capter notre attention pendant que nous prenons connaissance d’autres objets d’intérêt).
[Le suspense ne donne pas de réponses]
Certaines histoires suscitent notre intérêt pour la situation dramatique elle-même, pour ce qu’elle offre aux regards, un combat de rue par exemple qui ne soulève aucune compassion pour les lutteurs mais dont le spectacle est réjouissant (souvent, une question dramatique vient d’ailleurs s’attacher à l’issue du conflit), tandis que d’autres exploitent la situation dramatique pour attirer l’attention sur un point d’éthique ou de prudence (une morale), ou pour nous intéresser aux particularités du caractère d’un ou de plusieurs des agents impliqués dans l’action.
Et lorsque nous nous empêtrons enfin dans une situation dramatique, nous pouvons découvrir que sa nature est plus riche et plus complexe que lors de sa première apparition dans l’histoire, ou que sa nature change d’une manière à laquelle nous devons prêter attention.
On dit souvent que le conflit est l’essence de la fiction mais nous devrions éviter de nous enfermer dans l’illusion que toutes les histoires tournent exclusivement, ou principalement, ou même pas du tout, autour du conflit. Nous voulons rester ouverts à la possibilité que le matériel avec lequel nous devons travailler soit conçu pour satisfaire d’autres intérêts que le conflit, ou des intérêts supplémentaires.
Lorsque nous réalisons que nous sommes pris dans un suspense, nous voulons être attentifs à la possibilité qu’une partie de la stratégie de l’histoire consiste à nous mettre en présence d’une situation dramatique.
En même temps, il se peut que l’histoire que nous lisons ne cherche pas à solliciter notre identification dans une situation conflictuelle. Il se peut qu’il s’agisse d’une histoire qui fonctionne principalement au niveau du suspense, ou à la manière d’une parabole.
Le pourquoi d’une situation dramatique
De même, lorsque nous nous trouvons confrontés à une situation dramatique, nous devons être attentifs au fait qu’elle peut être motivée par des objectifs ultérieurs. Au fur et à mesure que la situation dramatique se précise, nous nous demandons : « Et alors ?« . Pourquoi l’auteur choisit-il de nous présenter précisément cet ensemble de conflits ? Cela ferait-il une différence si la situation était différente à tel ou tel égard ?
Une telle curiosité est nécessaire si nous voulons être à l’écoute des questions que l’histoire veut soumettre à notre réflexion. Si nous sommes simplement impliqués de manière plus ou moins immédiate dans la situation dramatique, nous risquons de rester aveugles à l’intérêt de sa présence dans l’histoire en dernière analyse.
En même temps, il existe des histoires qui visent plus ou moins exclusivement à nous faire vivre l’expérience indirecte de l’élaboration d’une situation de conflit. Il se peut que nous trouvions de l’intérêt dans les hypothèses sur lesquelles repose l’histoire, même si nous soupçonnons l’auteur de ne pas s’y intéresser ou de ne pas en être conscient.
Mais il est également possible d’apprécier une telle histoire en fonction de ses propres termes. Cela ne sera pas possible si nous exigeons qu’elle mette ses conflits au service de buts qu’elle n’a aucun intérêt à poursuivre. Ce type de flexibilité dans l’utilisation du concept de conflit est essentiel si nous voulons que notre écriture soit sensible plutôt que difficile – si le concept doit favoriser l’engagement dans la variété des expériences offertes par l’écriture plutôt que de l’entraver.
La question dramatique est différente de la situation dramatique. En fait, l’une des fonctions de la question dramatique – qui doit être posée sur la table presque immédiatement – est de retenir notre attention jusqu’à ce que nous puissions nous orienter vers les préoccupations plus profondes de l’histoire, parmi lesquelles peuvent figurer les questions thématiques en jeu dans les divers conflits dans lesquels l’histoire est censée nous impliquer.
Certaines histoires nous plongent directement dans la situation dramatique initiale elle-même. Mais d’autres nous présentent la situation dramatique (ou, si l’on préfère, un ensemble de situations dramatiques liées entre elles) seulement après que d’autres événements se soient produits.
Cela signifie que nous devons garder distincts dans notre esprit les concepts de situation dramatique et d’exposition. La situation présentée dans l’exposition peut correspondre ou non à ce que nous appelons ici une situation dramatique – ou même à la situation dramatique particulière avec laquelle nous sommes d’abord familiarisés.
De plus, l’exposition (comme le terme est utilisé dans les discussions sur les œuvres littéraires) n’est pas synonyme de question dramatique (l’exposition a pour fonction de soulever, dans l’auditoire, la question dramatique. L’exposition peut aussi nous faire connaître la situation dramatique).
De même, il ne faut pas confondre le concept de question dramatique avec le concept de situation dramatique. La question dramatique et une situation dramatique sont tous deux des instruments d’implication du lecteur dans l’action.
La première a trait à la curiosité à l’égard des conséquences. La seconde a trait à l’engagement de nos sentiments dans des situations de conflit, à travers notre volonté de nous identifier de manière imaginative aux agents et aux forces à l’œuvre dans l’histoire.
Une œuvre donnée peut chercher à nous engager dans les deux dimensions, ou dans l’une (principalement ou exclusivement) ou l’autre. Il peut bien sûr arriver, dans certaines intrigues, que notre suspense sur la façon dont les choses se dérouleront soit un suspense (ou une question dramatique) sur la façon dont un conflit particulier qui nous intéresse sera résolu.
Se glisser dans la peau du personnage
Dans La rivière du hibou, un court-métrage de Robert Enrico adapté d’une nouvelle de Ambrose Bierce, le lecteur s’identifie intensément à la lutte désespérée du protagoniste pour échapper à son exécution en tant qu’espion capturé en territoire ennemi, et cet espoir qu’il parviendra à s’en sortir est aussi lié à l’anxiété de savoir s’il pourra survivre (il y a toujours deux aspects dans une notion, tout comme le pile et le face d’une même pièce de monnaie).
Mais cela n’établit pas qu’en général le suspense porte toujours et uniquement sur la façon dont un conflit particulier se terminera, ou que si nous nous identifions étroitement à un protagoniste qui est impliqué dans un conflit, nous avons nécessairement des doutes sur la façon dont le conflit sera résolu.
Nous pourrions vouloir intensément savoir comment une expérience se déroulera, mais nous ne devons pas nécessairement nous préoccuper de savoir si un personnage concerné par cette expérience sera satisfait ou une hypothèse soulevée par cette expérience se révélera correcte ou décevante, ou si nous avons d’autres enjeux dans le résultat (si, par exemple, cela mènera à un nouveau traitement contre le cancer à temps pour sauver quelqu’un qui nous est cher).
Dans Œdipe Roi, nous savons dès le départ non seulement que l’action se terminera par un désastre, mais aussi en quoi consistera exactement ce désastre (le fait que cette célèbre pièce soit étonnamment dépourvue de question dramatique a, en quelque sorte, renforcé la fascination des spectateurs au fil des siècles pour la situation difficile du protagoniste, et constitue un indice important de ce que peuvent être les préoccupations thématiques globales de Sophocle).
Le fait que la question dramatique et la situation dramatique soient logiquement distinctes est également un facteur important pour que nous puissions être disposés à revivre une expérience (souvenir, réminiscence, sentiment ou émotion) que nous avons déjà vécue comme de revoir un film ou de relire une histoire.
Le terme de situation dramatique n’est généralement pas utilisé pour désigner n’importe quelle situation caractérisée par un conflit auquel une œuvre narrative ou dramatique cherche à nous intéresser. Il est plutôt employé pour désigner un conflit dont l’action de l’histoire cherche à nous faire participer à ce conflit. Une situation dramatique (dans ce sens technique particulier du terme) fera partie de l’action que le récit met en avant comme présente.
L’exposition
La question se pose : la situation dramatique doit-elle être révélée dès le début de l’histoire ? La situation dramatique (telle que le terme est utilisé en fait) est-elle la situation conflictuelle par laquelle commence une histoire ?
On peut choisir d’utiliser cette expression de cette façon. Cependant, si nous le faisions, les expressions situation dramatique initiale et situation dramatique d’ouverture contiendraient une redondance.
[La situation dramatique d’ouverture d’une histoire est en fait l’exposition dans laquelle les conflits sous-jacents sont établis, donnant le ton, définissant le cadre et présentant certains des personnages.]
Et puis la tournure des événements, tout comme dans la vie réelle, crée des situations. Pourquoi distinguer une situation initiale alors que, tout comme dans la réalité, des situations antérieures ont pu amener à la situation actuelle qui servira d’exposition (de séquence d’ouverture en fait ou Opening Sequence). Nous aimerions pouvoir faire la distinction entre les situations de conflit antérieures dans une histoire continue (factuelle ou fictive, en somme s’interroger sur ce qu’il s’est passé avant) et les situations de conflit dans lesquelles elles évoluent par la suite.
Une situation dramatique désigne en fait l’ensemble des situations dramatiques possibles dans un récit. Il n’y a pas à proprement parler de situation dramatique initial.
Il y a seulement, à des fins de lisibilité (de compréhension) du récit, un ordre, une structure qui désigne une exposition faisant partie d’un acte Un, d’un début. Mais rien ne vous oblige. Donc, une situation dramatique initiale est un faux problème. Il serait vain de chercher l’origine d’un récit puisque chaque situation est un résultat. Les conditions qui ont mené à telle ou telle situation sont forcément antérieures. Que vous décidiez par laquelle des situations possibles commencer est totalement libre. Vous pouvez exposer un orphelin ou bien commencer par une situation décrivant des résistants (de n’importe quelle époque) dont les actions et les décisions ont pour résultat de rendre orphelin un enfant.
Après avoir dit tout cela, nous voudrions souligner qu’un lecteur expérimenté sera attentif dès le début à tous les indices qui pourraient aider à clarifier ce qui constitue une situation que le récit présente dès son ouverture afin de capter son attention et solliciter son engagement dans l’histoire à venir.
Ce serait un choix d’auteur ou d’autrice que de poser dès l’exposition que le personnage principal est orphelin si il ou elle juge que cette situation (issue de conditions préalables antérieures à l’histoire elle-même) est nécessaire et suffisante pour que son lecteur/spectateur accepte volontairement cette exposition comme un moyen de s’investir émotionnellement dans le récit à venir (et à d’autres situations).
Ce lecteur s’intéressera également à toute situation de conflit antérieure à l’action principale sur laquelle l’histoire attire notre attention au cours du développement de nouvelles situations dramatiques. Le fait que nous n’ayons pas de terme spécial pour désigner une situation dramatique initiale ne signifie pas qu’il n’existe pas de situations antérieures posées avant le début du récit.
La situation conflictuelle
Un conflit qui nous est présenté dans l’action actuelle de l’histoire doit-il être résolu pour l’attacher à la situation dramatique qui le décrit ?
Ce serait limiter le concept même de situation dramatique. Une situation dramatique est d’abord un moyen d’impliquer le lecteur/spectateur dans les actions et les drames. Puisque la source qui alimente une situation est forcément le conflit, le résoudre ou non dans la situation dramatique où il apparaît importe peu (seules les exigences de l’histoire commandent s’il faut ou non résoudre maintenant le conflit ou plus tard).
Il n’entre pas dans la définition d’une situation dramatique que le problème qu’elle soulève doit être nécessairement résolu avant la fin du récit. Lorsqu’on examine une situation dramatique, c’est-à-dire lorsqu’on réfléchit à l’histoire avant de se mettre vraiment à l’écrire, on peut se poser trois questions d’ordre général concernant celle-ci :
- La situation dramatique que met en place l’histoire doit-elle être résolue ? Si vous décidez de ne pas la résoudre, vous laissez à vos lecteurs et lectrices tirer eux-mêmes les conclusions qu’ils jugeront selon leur propre vécu et expériences de leur propre vie.
- Comment exactement cette situation dramatique a t-elle pu naître et se développer (ou ne pas se développer) comme elle l’a fait ? Quels sont les facteurs et conditions causaux cruciaux qui ont joué un rôle dans son déroulement et dans l’obtention de cette résolution particulière ou de cette impasse ?
Dit autrement, Que s’est-il passé (c’est-à-dire Quoi) ? Pourquoi et Comment cela s’est-il passé ? Et surtout, Pourquoi et Comment cela a t-il été possible ? - Quels objectifs thématiques possibles pourraient être servis en observant de plus près une situation dramatique qui change, ou ne change pas, précisément de cette manière ?
Dit autrement, Que cherchez-vous à dire par cette situation dramatique ?
Et ce dire justifie vos efforts et votre volonté d’agir (d’écrire). Nous voulons veiller à éviter toute confusion. Et lorsque nous invoquons un concept, nous devons être conscients que nous ne le faisons pas simplement pour en dire quelque chose (par exemple, décrire le banal et le familier ne devient intéressant que s’il est utilisé à d’autres fins, telles que de le dénoncer).
Nous voulons utiliser le concept pour nous aider à remarquer ce qui a besoin d’être remarqué, et non pour porter notre attention sur une impasse.
Cet article est certes un peu difficile à suivre. Il n’est pas simple d’être à la fois pratique et théorique. Cependant, il est partie intégrante de nos recherches que nous portons à votre connaissance. Cela représente beaucoup de travail et nous souhaitons le partager. Merci de votre soutien.