Une scène n’est pas la plus petite unité de sens dans une histoire. Lorsqu’ils écrivent, les auteurs possèdent le pouvoir quasi divin de créer quelque chose à partir du néant. De créer des mondes là où il n’y en avait pas et d’insuffler la vie à des personnages dont le parcours est entièrement de leur cru.
Pour faire quelque chose à partir de rien (et mieux encore, pour le faire bien), il est important de comprendre la nature de la chose que l’on essaie de créer. Pour les auteurs de fictions, un élément majeur de cette composition est la structure. Chaque histoire est un enchaînement d’événements. Cet ensemble peut être décomposé en actes, qui sont constitués de chapitres contenant des scènes.
Au-delà de la scène
Une scène, c’est une étendue et un temps. C’est un lieu et une durée. Elle se constitue aussi de moments qu’en langue anglaise, on nomme beats. Robert McKee définit un beat comme un échange réglé sur le mode de l’action et de la réaction. En termes plus simples, un beat serait un moment entre une action et une réaction, où lecteurs et lectrices comprennent que quelque chose est sur le point de changer, ce qui les amène à se demander ce qu’il se passera ensuite.
Par exemple, dans Orgueil et Préjugés de Jane Austen lorsque Fitzwilliam Darcy avoue son amour à Elisabeth, comment celle-ci va t-elle réagir est un beat, un moment où ici l’attitude d’un personnage, son point de vue est sur le point de changer ou bien la relation qui unit ces deux êtres se trouvera profondément ébranlée.
Ces moments sont une force vitale de la scène. Chaque scène a besoin d’au moins un nœud dramatique, c’est-à-dire que si rien ne change dans la vie de vos personnages à la fin d’une scène, celle-ci n’a pas de but ni de direction. Sans ce renversement de la position d’un personnage, votre scène est condamnée.
Ces nœuds dramatiques ne sont pas nécessairement de grands moments. Le plus simple des changements peut faire avancer votre intrigue, et ce sont souvent ces points d’inflexion subtils qui constituent l’essentiel d’une histoire, parsemée de quelques moments de véritable suspense qui tiennent les lecteurs en haleine.
Les beats appartiennent aussi aux conventions des genres comme par exemple la rencontre entre deux êtres qui sera le point de départ d’une destinée nouvelle dans une romance.
Pour se faciliter la tâche, il serait même possible de planifier ces moments qui articulent une scène comme on planifie les événements d’une intrigue. Cela pourrait permettre d’éviter les digressions.
La nature des moments
Les moments peuvent être d’action ou d’émotion. Les temps d’action définissent ce que la théorie (et pratique) narrative Dramatica nomme Objective Storyline (c’est-à-dire la série d’événements qui explorent le conflit externe qui concerne tous les personnages du récit) tandis que les temps d’émotion déterminent les arcs dramatiques des personnages (c’est-à-dire la série d’événements qui explorent le conflit interne et le développement des personnages).
Ainsi les beats ont tout à voir avec la destinée de vos personnages. Néanmoins, il est important de noter que l’action et l’émotion jouent un rôle tout aussi complexe et interdépendant dans les récits bien développés. Les êtres humains sont, après tout, des créatures émotionnelles. Nos sentiments déterminent souvent nos actions, tout comme les actions des autres provoquent des réponses émotionnelles en nous.
Cette interaction entre l’action et l’émotion est la raison pour laquelle de nombreux moments de l’intrigue et des arcs dramatiques présentent des similitudes, voire se rejoignent. Lorsqu’un personnage craint pour la vie d’un être cher, il peut être amené à se porter volontaire à la place de celui-ci. Ainsi, l’action externe (une menace par exemple) engendre une réaction émotionnelle qui engendre à son tour une action externe.
Les conflits externes et internes ne décrivent pas des lignes dramatiques indépendantes et autonomes. Au contraire, ils se justifient mutuellement comme si l’un expliquait l’autre. On peut peut-être même parler de causalité.
Ces moments déterminent aussi le rythme d’un récit. Plus une histoire contient de temps, plus son rythme est rapide. Moins il y en a, plus le rythme est lent et mesuré. Considérez la différence entre un thriller et un drame familial, par exemple.
Comme un battement de cœur, les histoires bien développées doivent être régulières. Bien sûr, le rythme d’une histoire peut s’accélérer jusqu’à des moments de tension importants, mais cette augmentation doit se faire progressivement et en douceur. Si les temps sont irréguliers, le lecteur aura l’impression que quelque chose ne va pas. Peut-être les derniers chapitres ont-ils été précipités, avec trop de moments (ou de mouvements) qui se succèdent par définition rapidement.
Ou bien l’intrigue comporte trop peu de mouvements pour maintenir l’intérêt des lecteurs.
Toutes les scènes ne se ressemblent pas
Mais la plupart d’entre elles s’articulent comme
- Un conflit
- aux conséquences physiques (le personnage est touché dans sa chair)
- et internes (le personnage est touché dans son âme)
- qui sera résolu.
Une succession que l’on peut rapporter aussi au récit lui-même :
- Une introduction où nous faisons connaissance avec les personnages et nous comprenons alors que l’un d’entre eux n’est pas totalement satisfait de sa vie ou du moins qu’il ne tardera pas à prendre conscience de son mal-être.
- La première partie de l’acte Deux décrit les actions que cette insatisfaction partagée entre le personnage principal et les lecteurs et lectrices, qui ne se contentent plus de l’observer mais participent à son tourment, suscitent et cette action ajoute à la tension dramatique.
- Cela amène le personnage principal à connaître une crise majeure. Cette crise est l’expression du conflit principal. Elle est aussi l’occasion d’un nœud dramatique majeur du récit.
- Puis vient le moment du climax. Après la crise (qui est tout à fait intime au personnage), celui-ci connaît comme une anagnorisis, c’est-à-dire qu’il découvrira sur lui-même, sur sa situation, une vérité qu’il n’osait affronter jusqu’à présent.
- Le climax est aussi le moment de la résolution. Le personnage fait face aux conséquences. L’issue quelle qu’elle soit refaçonnera sa réalité.
Si une scène ne vous semble pas fonctionner, livrez-vous à un brainstorming :
- Ne manque t-il pas un mouvement dans cette scène comme une prise de décision d’agir ou de ne pas agir sciemment ? McKee parle de polarité inversée : par exemple, une scène débute plutôt positive, à la fin de la scène ou de la séquence (qui est en elle-même une unité constituée de plusieurs scènes), la polarité est devenue négative.
Tous les personnages présents dans la scène devraient y participer d’une manière ou d’une autre pour justifier cette scène. - Tout comme la crise majeure du personnage principal lorsque tout semble perdu pour lui et qui est un moment structurel du récit (et donc nécessaire si vous optez pour une telle structure), la plupart des scènes devrait comporter un tel moment dramatique où le personnage connaît une telle tension que cela le force à réagir.
Cette réaction cependant ne doit pas advenir trop tôt dans la scène. Cette réaction doit être préparée afin d’être légitime et crédible. Donc, entre l’introduction et la crise, y a t-il eu suffisamment de préparation ? - Pouvez-vous expliciter que ce qu’il se passe en particulier dans une scène présente un rapport plus ou moins aigu avec l’ensemble, le tout de votre histoire ? Dit moins pompeusement, est-ce que cette scène que vous avez écrite se justifie non seulement dans l’histoire mais aussi à ce moment de l’histoire ?
- Et puis, laissez-vous assez de temps à vos personnages pour qu’il se confronte avec les conséquences d’une action avant de les jeter dans une nouvelle situation ? Si vous ne leur accordez pas ce temps pour eux, vous perdez en humanité. En outre, vous devrez trouver encore d’autres actions pour remplir vos pages alors que quelques actions et leurs conséquences bien pensées peuvent suffire à quelques 200 pages.
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