Si vous vous êtes interrogé sur la structure dramatique de votre récit, vous êtes certainement tombé sur Freytag lors de vos recherches.
Connu comme Triangle de Freytag ou Pyramide de Freytag, il s’agit d’organiser son récit, le rendre en quelque sorte intelligible.
Gustav Freytag
Gustav Freytag est un auteur du dix-neuvième siècle. Il s’intéressait à la tragédie grecque classique et au drame shakespearien. C’est en étudiant ces deux ordres littéraires que Freytag eut l’intuition de la pyramide d’un modèle structurel.
Selon Freytag, nous pouvons distinguer cinq moments dans un arc narratif. Pour ceux qui se sont penchés sur la théorie narrative Dramatica, cet arc narratif est désigné comme Objective Story Throughline et ce qui permet de dire que cet arc est objectif est que la dramatis personæ (l’ensemble des personnages) est concerné par les événements du récit.
Ce récit ne nous est pas conté du point de vue d’un personnage ou du point de vue d’un narrateur qui pourrait avoir été influencé par ce qu’il se passe dans l’histoire. C’est le regard imagier d’une caméra qui nous renvoie ce qu’elle capte.
Le premier moment : l’introduction
Considérons d’emblée que la pyramide de Freytag convient particulièrement à la tragédie. La comédie est moins concernée mais on peut néanmoins s’en approcher. C’est la magie des mots. Tout comme le Hero’s Journey ou la structure en trois actes, la pyramide de Freytag est d’abord un champ d’études pour celui ou celle qui cherche à organiser son récit.
C’est une des nombreuses approches que l’auteur ou l’autrice peut emprunter pour construire son histoire de manière cohérente et satisfaisante. C’est tout un art que de conter les choses.
L’acte Un est conçu pour orienter le lecteur et mettre l’histoire en mouvement. Dans l’esprit du lecteur se pose alors deux questions : Où suis-je ? Et Que se passe t-il ?
L’introduction sert donc à établir un lieu et un temps mais aussi des événements et une temporalité (les événements peuvent être simultanés, généralement, ils sont unis par un lien chronologique ou par un lien logique de cause à effet).
En tant que lecteur (ou spectateur), vous êtes amené dans un nouvel environnement – donc le premier acte doit établir les circonstances dans lesquelles les personnages se trouvent, c’est-à-dire là où l’auteur ou l’autrice les ont jetés.
Cette introduction peut se comprendre comme une exposition et un incident déclencheur. L’exposition établit un portrait plus ou moins grossier des personnages et des relations qui les unit (d’ailleurs, sans ces relations, le récit aurait moins de goût).
L’exposition met en place le monde de l’histoire. Il est important de bien penser ce monde parce que le personnage principal viendra en butte contre les valeurs de ce monde envers lesquelles il est très critique. Cette exposition apporte aussi les événements passés sous forme d’analepses.
Le récit des actions passées dans ce premier moment de l’introduction sert pour permettre au lecteur de comprendre les enjeux de la future intrigue. L’acte Un n’est pas cause première. Souvent, l’histoire s’enracine dans le passé et pourrait remonter le temps à l’infini (s’il existe un tel infini).
Et puis, il y a cet incident déclencheur. C’est le premier point de déviation de la normalité. Il faut comprendre que cette normalité des choses n’est rassurante qu’en apparence. Ceux qui s’y conforment sans esprit critique sont déjà tout empreints de la rigidité de la mort (opinion personnelle).
Donc, cet incident déclencheur proposera de manière impromptue autre chose au personnage principal. Il hésitera bien entendu. On ne se jette pas la tête la première dans l’inconnu surtout quand celui-ci montre déjà des atours d’une adversité que l’on pressent difficile.
Même quand cela est très subtil, presque imperceptible, il se passe quelque chose ou il s’est passé quelque chose qui constituera un déclenchement narratif : un événement, une découverte ou une nouvelle idée qui inaugure un changement.
Le mot est lâché : une fiction dramatique, c’est le récit d’un changement.
Le second moment : la montée en puissance
Freytag nomme cet acte Deux rising action. En somme, l’action s’intensifie.
Le deuxième acte de la pyramide de Freytag est une période intermédiaire de tension montante et de complexité croissante de l’intrigue. Les événements initiés par l’incident déclencheur prennent maintenant de l’ampleur, car l’acte Deux révèle ce qui est en jeu pour les personnages, tout en offrant une fausse promesse d’espoir : une lumière au bout du tunnel.
Les enjeux, la tension dramatique et cet espoir se manifestent par le suspense, une certaine anxiété distillée par la tension ou bien cet acte deux continue le développement des personnages.
Considérons la pièce d’Arthur Miller : Mort d’un commis voyageur. La montée en puissance est incarnée par tout un ensemble de scènes mineures qui orientent inéluctablement l’histoire dans une sorte d’accélération vers son climax, c’est-à-dire l’ultime confrontation avec l’adversité sans que l’issue de cet ultime conflit soit prévisible.
Parmi ces scènes, il y a Biff et Happy qui parlent de leur désillusion inquiète envers leur vie actuelle, mais aussi de la conduite de nuit de plus en plus irresponsable de leur père. L’incident déclencheur est précisément lorsque Linda, la femme de Willy, le père de Bill et Happy, implante dans l’esprit de Willy qu’il devrait demander à son patron de lui trouver un poste en local plutôt que de l’envoyer au loin sur les routes.
Une seconde scène révélatrice de ce mouvement inhérent à l’intrigue se justifie lorsque Biff et Happy déplorent l’impuissance de leur père envers leur mère, mais elle le défend, expliquant leurs difficultés financières et confessant que Willy a tenté de se suicider.
Notez que le concept de suicide annoncé relativement tôt dans l’histoire est un indice qui implante déjà dans l’esprit du lecteur l’acceptation d’un comportement qui pourrait autrement le confondre s’il n’avait pas été révélé.
Le troisième moment : le climax
Je dois avouer une nuance. En effet, je considère la plupart du temps que le climax correspond à un affrontement final dont l’issue porte le message de l’auteur ou de l’autrice. Dans la tradition de la tragédie, le climax se situe à l’acte Trois.
D’un point de vue plus moderne, ce troisième moment est devenu un grave moment de crise pour le personnage principal. A ce moment du récit, tout semble perdu pour le héros. Certaines théories le considère même comme le point de non-retour. Jusqu’à ce moment, le personnage principal avait encore la possibilité de revenir en arrière, de sortir de son aventure.
Assez souvent, cependant, c’est l’entrée dans l’acte Deux, l’espace-temps de l’intrigue proprement dit, qui constitue ce point de non-retour. La prise de conscience de ses enjeux (personnels ou non) par le personnage principal rend son engagement irréversible. C’est une articulation majeure de l’histoire qui rend de plus en plus légitime l’idée d’un changement nécessaire.
La tragédie grecque classique a aussi donné un autre dispositif dramatique appelé anagnorisis. Il s’agit d’une reconnaissance. Ce procédé est devenu plutôt un moyen pour le personnage principal de confronter non pas un quelconque ennemi, mais lui-même. Le personnage s’ouvre à lui-même. Parce que la crise a cela de bon que le personnage a un sursaut.
De l’abîme, il pose enfin un regard sur quelques unes de ses profondeurs et découvre qu’il possédait déjà en lui une vérité cachée par les mensonges dont il avait été nourris et qu’il avait trop facilement acceptés depuis bien trop longtemps.
C’est bien d’une réalisation intérieure dont nous parlons comme de prendre conscience d’un courage alors que nous nous étions persuadés d’être lâches. Intérieur s’oppose à extérieur. Ce terme ne se comprend ici que dans cette contradiction entre un corps et une âme dépouillés de leur véritable essence. L’être de fiction est un être en devenir qui aspire définitivement à autre chose. Cette chose n’est pas le monde extérieur mais se trouve en soi.
Tout cela devrait mener au climax qui n’est pas le dénouement. Le dénouement est une image d’un horizon possible pour le personnage maintenant qu’il a résolu son problème. L’issue du climax est ce moment où votre message est établi avec le plus de force. Vous lirez probablement de ci de là qu’il s’agit d’une révélation.
Une révélation pour le personnage et la découverte du message de l’auteur ou de l’autrice. C’est le point de votre discours en somme.
Reprenons Mort d’un commis voyageur. Sachant que Willy a des pensées suicidaires, le lecteur/spectateur comprend que, si la mauvaise fortune (c’est en cela qu’un récit est dramatique) de la famille persiste, Willy sera tenté par l’idée de la prime de l’assurance-vie comme solution à son problème (pour ces notions de solution, de réponse au problème posé par l’intrigue, la théorie narrative Dramatica est très instructive).
La tension atteint un nouveau sommet lorsque Willy demande à son jeune patron un emploi à New York. Le patron refuse et le renvoie, laissant Willy trahi et en colère. À partir de ce moment, l’intrigue est définitivement hors du contrôle des personnages, les attirant irrésistiblement vers ce que la tragédie grecque nommait la catastrophe puisqu’il s’agit précisément d’une tragédie.
Le quatrième moment : la chute
Vous le constatez, la tragédie grecque ordonne les moments différemment de ce que des choses plus modernes ont pris l’habitude de suivre. La crise constitue ici un quatrième acte. Cette crise ou chute est cruciale dans un récit. Inconsciemment peut-être, lecteurs et lectrices l’attendent.
S’il y a quelque chose de prévisible dans un récit, c’est bien la chute du personnage principal (peut-être quelques restes judéo-chrétiens bien ancrés qu’on le veuille ou non). Une fois que le protagoniste franchit le point de non-retour, l’intrigue avance avec un sentiment croissant d’inévitabilité. C’est une tragédie, donc le lecteur ressent (ou plutôt pressent) toujours un sentiment de catastrophe imminente.
La tension dramatique est encore plus palpable parce qu’elle est dorénavant chargée de tout ce qu’il s’est passé depuis le début de l’histoire. S’il y a un moment au cours d’une histoire qui subjugue et laisse un tel sentiment d’impuissance chez le lecteur ou la lectrice, c’est cet état de vulnérabilité que fait prendre conscience l’inévitabilité de la tragédie et la tension dramatique s’insinue sans effort.
Et c’est cela qui compte. Accepter que la vie est tragique et s’en désespérer mais pour mieux l’apprécier.
Le cinquième moment : la catastrophe
Pour dire en quelques mots ce qu’est cette catastrophe, on peut considérer que toutes les peurs du personnage principal (normalement suggérées lors du premier acte) ne sont plus des peurs mais des faits. Par exemple, ce personnage qui a toujours eu peur de la pauvreté se retrouve ruiné.
La tragédie a fait de ce moment la conclusion de la tension qui n’a cessé de se construire jusqu’à présent. La tragédie n’a nul besoin de représenter seulement le côté sombre des choses. Elle peut aussi être un triomphe. Ce qui la distingue néanmoins, c’est que le coût de ce triomphe est grand et irréversible. Il dépasse les personnages.
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Bonjour et joyeux Noël William !
Etant moi-même justement en plein dedans, je me permets d’ajouter puisque reconnaissant en effet la même structure (selon notamment Dara Marks relue récemment pour s’armer), qu’il faut aussi comprendre la courbe ascendante comme une résistance à la transformation (outre à l’oppression pendant qu’on y est …) et que de la « rising action » au « climax » la libération est rendue possible puis enfin acquise (ou l’échec voire la mort, dans la tragédie).
Ceci dit, Forster semble la conformer la structure externe et comme ton article William, il a parfaitement raison (si on admet que le récit abrite les fondations de son et ses personnage(s) qui l’habite(nt).
On le voit dorénavant tous les jours où la question de vie ou de mort est tellement exacerbée que résister est certes compliqué mais que se libérer sera d’autant plus mérité !