Nous portons tous un masque social. Vous est-il déjà arrivé de sourire à une fête alors que vous étiez en fait ennuyé, en colère, triste ? Avez-vous déjà félicité chaleureusement quelqu’un lorsque vous ne le pensiez pas vraiment ? Prétendu une confiance en soi alors que nous tremblions d’angoisse à l’intérieur ? Nous l’avons tous fait.
Vos personnages fictifs le devraient aussi.
Répression
Les personnages fictifs peuvent supprimer leurs sentiments. Dans la littérature victorienne, les jeunes filles ne montraient pas le désir puissant qui bouillait en elles. Cela ne se faisait pas et était prétexte à l’écriture autant en comédie qu’en tragédie.
En fait, les personnages de romans sont des imitations de ce que nous faisons dans la vie réelle. Le personnage reproduit la personne. Cela peut grandement aider à la plausibilité lorsque nous voyons qu’un personnage agit par émotion véritable, cache une émotion véritable ou est paralysé par une émotion véritable. Malheureusement, cette imitation peut également être source de confusion si elle est mal gérée.
Car l’émotion détermine le comportement et le comportement détermine l’histoire, nous dit Nancy Kress. Et l’émotion elle-même ? Elle découle de deux autres concepts essentiels : la motivation et et le passé du personnage.
Ce que votre personnage ressent est le produit à la fois de ce qu’il veut à ce moment de l’intrigue et de son vécu jusqu’à présent.
Posons qu’un personnage est le produit de tout ce qu’il lui est arrivé. Il est la synthèse de tous les événements qui pris séparément ne disent rien sur la personne mais assemblés en un tout décide de qui est la personne et, étrangement, ce tout qu’est la personne (et donc le personnage qui imite la personne) règle aussi les événements ne serait-ce que par les choix qu’il a fait au cours de sa vie.
Mais il est évident que vous ne pouvez pas nous montrer tout ce qu’il lui est arrivé, et même si vous le pouviez, nous nous ennuierions rapidement. Le passé d’un personnage, comme tout ce qu’il se passe dans la fiction, est une question de sélection. Vous choisissez les parties que vous pensez que nous devons connaître afin de comprendre qui est ce personnage lorsque nous faisons sa connaissance.
Qui est-il alors ?
Cela dépend du type d’histoire que vous écrivez. Pour une nouvelle, ou certains romans d’action, il se peut que nous n’apprenions pratiquement rien de la vie d’un personnage avant le début de l’histoire. Si James Bond avait des difficultés à approcher les filles au collège, nous ne le saurions jamais. Mais ce serait intéressant de creuser cette idée (pourquoi pas dans le forum ?)
Dans d’autres livres, nous n’apprendrons peut-être rien du passé des personnes, mais nous serons informés des événements qui précèdent immédiatement le fil de l’histoire. Dans d’autres livres encore, en particulier les romans sur des jeunes qui sortent de l’adolescence, le passé peut avoir une grande part dans l’histoire grâce aux analepses (les retours en arrière), aux réminiscences, souvenirs et aux dialogues qui révèlent certaines choses sur l’histoire personnelle.
Pour de tels œuvres, il s’agit de résoudre le problème issu du passé et donc de dépeindre ce passé dans son intégralité. D’autres œuvres découpent une tranche du passé. Pour Nancy Kress, ce qui compte, c’est que vous, l’auteur, connaissiez le passé de vos personnages. Vous devez avoir un sens du passé de vos personnages. Ce n’est qu’alors que vous pourrez décider quelle part de ce passé doit entrer dans votre histoire maintenant. Votre décision sera fondée sur la motivation. La motivation et le passé sont donc intimement liés.
Motivation : que veulent les personnages ?
Selon Nancy Kress, la motivation est la clef de voûte de toute l’histoire. Cela semble logique de penser que le conflit vient des motivations des personnages. Vous pouvez créer des personnages fascinants, hantés par leur passé, créer un monde si détaillé qu’on puisse le sentir, mais tout cela ne restera que des ébauches à moins que vos personnages ne fassent quelque chose. Et ils ne feront rien sans motivation, sans être motivés à agir.
Être motivé, cela signifie que l’on veut quelque chose. Pousser le désir jusqu’à ce qu’il devienne un besoin. Anna Karenine, par exemple, veut connaître le véritable amour. Parfois, vos personnages ne savent même pas ce qu’ils veulent, mais vous, l’auteur, vous le savez.
Parfois, tout ce qu’ils veulent, c’est qu’on les laisse tranquilles. Mais c’est une règle absolue selon Nancy Kress dont je ne fais que rapporter les propos (et la fiction a très peu de règles, on peut en discuter dans le forum) que quelqu’un doit vouloir quelque chose, sinon vous n’avez pas d’histoire.
Faites une liste de ce que vos personnages pourraient bien vouloir. Le genre de votre histoire vous donne déjà quelques pistes. Un enquêteur par exemple voudra résoudre un meurtre. Mais il y a presque toujours beaucoup plus. Le détective peut aussi vouloir être pris au sérieux, arrêter de boire, empêcher sa fille de devenir une prostituée, se venger d’un précédent avec ce même criminel, exprimer une rage profonde et primaire contre le monde…
Le méchant de l’histoire aussi veut des choses qui ne sont pas évidentes. Quelque chose l’a amené à commettre une transgression : Qu’est-ce que c’était ? Quelles furent les circonstances du braquage d’une banque par exemple.
Il y avait probablement une motivation plus profonde. Pourquoi a-t-il cambriolé la banque ? Oui, il voulait de l’argent, mais on ne braque pas une banque pour s’en procurer. Pourquoi ce personnage l’a-t-il fait ? Peut-être parce qu’il est le genre de personne qui croit toujours qu’elle peut s’en tirer à bon compte. Comment ce personnage en est-il arrivé là ? Il faut expliquer la mens rea, l’intention de commettre un acte criminel.
S’emparer du passé des personnages
Il se peut que le passé des personnages n’ait aucun droit de cité dans l’intrigue, surtout si vous ne travaillez pas le point de vue du méchant de l’histoire. Mais vous devez le connaître, car cela affectera ses actions. Un voleur qui croit qu’il ne peut pas être attrapé agira bien différemment, et de manière plus imprudente, qu’un voleur qui planifie soigneusement toutes les éventualités parce qu’il croit qu’il peut être attrapé.
Si vous avez quelques difficultés à construire un personnage, alors, cherchez à lier le passé et les motivations actuelles. Le résultat pourra être tout à fait crédible.
Maintenant, vous ne pourrez pas éviter les présomptions du lecteur.
Le critère est généralement l’hypothèse du lecteur sur la motivation. Si nous savons que James Bond est dans le domaine de l’espionnage, nous savons déjà ce qu’il veut : arrêter les méchants. Il serait vain de fouiller le passé de James Bond pour expliquer cela.
Idem pour expliquer pourquoi un détective veut attraper un meurtrier, une jeune femme veut retrouver l’homme qu’elle aime, un homme veut protéger ses enfants ou une femme veut réussir dans un milieu d’hommes. Toutes ces motivations ont un sens intuitif dans la vie contemporaine.
Notez cependant que le contexte importe. Une jeune femme qui tente de trouver sa place dans un milieu habituellement occupé par des hommes, sa motivation peut nous sembler évidente aujourd’hui.
Supposons que ce récit relate un même parcours mais dans les années 1900. C’est bien moins évident car elle ne correspond pas aux présupposés sociétaux pour les jeunes femmes de l’époque, et il faut beaucoup plus détailler son vécu pour rendre sa motivation réelle pour nous. Pour Nancy Kress, il est important que le lecteur comprenne pourquoi cette jeune femme est différente. Là encore, le passé devient une motivation, le degré d’inclusion de ce passé dans le déroulement de l’intrigue étant déterminé par les préjugés du lecteur. D’où la presque nécessité pour l’auteur d’être son premier lecteur.
Le problème de l’analepse est que, par définition, le passé est déjà écrit. L’analepse raconte des événements du passé, et non du présent de l’histoire. Elle manque donc d’immédiateté. Pire encore, elle interrompt les événements de la ligne dramatique actuelle, lui faisant perdre son élan.
Le passé d’un personnage est une interruption qui donne l’occasion au lecteur/spectateur de se désengager du récit et éventuellement d’y perdre l’intérêt qu’il lui portait.
Pour éviter cela, Nancy Kress propose de réfléchir à l’endroit où vous plantez cette réminiscence. Il y a trois façons d’inclure des informations sur le passé :
- le détail en passant
- un rapide aperçu
- le véritable flashback
Le détail en passant
Le détail le plus simple est de l’inclure dans une scène en cours. De cette façon, il n’interrompt pas l’élan de l’histoire et ne fait pas sortir le lecteur du temps de l’histoire. Vous pouvez ainsi transmettre une quantité surprenante d’informations.
Ces informations peuvent être de différents types : visuelles, lignes de dialogue… par exemple, dans un dialogue entre deux personnages, mention est faite d’un coup de téléphone reçu la veille. Cette information ne fait pas partie de l’action en cours mais elle est nécessaire pour la compréhension de cette action.
Un cadre sur un mur dont le contenu peut être divers : une photo de famille révélant des liens qui n’avaient pas été explicites jusqu’à présent, un diplôme pour indiquer l’expertise de la victime par exemple et qui peut se révéler un indice important.
Plus poétique, un vieux cheval à bascule trônant à la place d’honneur dans le salon d’une femme sans enfant et même un jardin envahi de mauvaises herbes peut révéler la personnalité de son propriétaire ou bien marquer sa disharmonie parmi les autres habitants du quartier aux jardins soignés.
Une fois que vous aurez pris l’habitude de ce genre de choses, vous constaterez que ces petits détails font quatre choses : ils fournissent des informations sur ce qu’il s’est passé car s’il avait fallu montrer ce qu’il s’est passé, peut-être que le rythme de l’histoire en aurait pâti. Ils permettent de préfigurer les événements à venir, ils agissent comme analepse mais aussi en prolepse permettant d’anticiper peut-être l’orientation de l’histoire comme ce diplôme dans le cadre sur le mur indique pourquoi on aurait assassiné son détenteur.
Ils caractérisent un personnage de la même façon que sa tenue vestimentaire ou ce qu’il possède, et lorsque le lecteur/spectateur perçoit cet indice, cela le met en attente de quelque chose. Vous le maintenez dans votre histoire.
Un rapide aperçu
Plus élaborée est la scène insérée dans la ligne dramatique actuelle. Cela interrompt l’histoire, mais si vous vous en tenez à une ou peut-être deux scènes, la plupart des lecteurs/spectateurs ne se sentiront pas ébranlés.
Ce rapide aperçu d’une scène du passé produit les mêmes résultats que précédemment. Le lecteur/spectateur assiste à la scène. Le passé devient présent ce qui crée parfois un léger vertige quand il s’agit de revenir au présent du récit.
A la lumière des événements passés, on peut anticiper ce que sera l’avenir. L’auteur peut prendre son lecteur à contre-pied sur ses expectations puisqu’il est dans la nature humaine d’être toujours en attente de quelque chose.
Le fait qu’un personnage raconte sa propre histoire en dit long sur la façon dont on se raconte sa propre vie. La scène devient un phantasme, une projection forcément subjective.
Cependant, cela a du sens car cet aperçu rapide est totalement dédié à nous donner une impression sur la réalité du personnage, sur qui il est, sur qui il croit être.
C’est un style qui lui est propre. Cela montre comment le flashback peut accentuer la caractérisation. Il fournit des éléments de fond mais aussi insiste sur un matériel dramatique qui permet de dégager un style unique et distinctif pour un personnage particulier.
Le véritable flashback
Un flashback nous donne une scène du passé avec une dramatisation complète : dialogue, action, pensées (comportements, attitudes, postures), tout pour nous faire sentir que nous sommes présents lorsque les personnages interagissent.
Cependant, un flashback n’est pas un présent narratif ; le passé est écrit et il s’est produit avant le début de l’histoire et n’a donc pas l’immédiateté viscérale des événements du présent. Certaines parties de la vie des personnages sont reconnaissables et le lecteur peut supposer qu’elles sont vraies, et d’autres doivent être expliquées pour que le lecteur puisse participer à la ligne dramatique spécifique d’un personnage surtout s’il s’agit du personnage principal.
La partie qui doit être expliquée est ce passé que vous devez inclure, la partie de la pierre angulaire qui doit être en surface, visible.
Dans Casablanca, l’histoire entre Rick et Ilsa est dramatisée pour nous en un seul flashback. Nous sommes invités dans les souvenirs de Rick et nous assistons à une version résumée de leur histoire d’amour à Paris et de la façon dont il a été abandonné par Ilsa sous la pluie à la gare.
Nancy Kress insiste sur le fait que le flashback doit s’imposer naturellement. Cela signifie que suffisamment de choses intéressantes se sont déjà produites dans le récit pour nous ancrer fermement dans son présent avant que l’auteur nous entraîne dans le passé de ses personnages.
C’est pourquoi les flashbacks ne doivent jamais être votre première scène.
Ils ne devraient pas non plus suivre un « présent » manquant de présence comme pour compenser un manque de matière, comme si l’analepse venait combler les manquements de l’action présente (ce serait bien que nous en discutions dans le forum).
Les flashbacks ne doivent pas raconter la majeure partie de l’histoire. Les lecteurs veulent vivre les événements en première main, au fur et à mesure qu’ils se produisent. Si nous devons sans cesse faire des flashbacks dans chaque chapitre pour nous faire part de moments critiques dans la vie des personnages, Nancy Kress nous suggère que nous avons peut-être commencé notre fiction au mauvais endroit. Commencez plus tôt.
Enfin, le moment de la transition entre le présent du récit et l’analepse est à considérer. Si cette analepse semble arbitraire ou artificielle, l’ensemble du flashback perdra également son pouvoir de conviction. L’action ou le personnage a besoin d’une raison dramatique pour que cet événement passé soit raconté à ce moment précis.
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