Toutes les fictions dramatiques ont besoin de personnages. Ils peuvent être très nombreux comme dans Anna Karenine de Tolstoï ou simplement deux comme dans Construire un feu de Jack London. Néanmoins, les personnages doivent être inventés. D’où vos personnages proviennent-ils ? Et comment pouvez-vous être sûrs qu’ils feront de bons personnages ?
Quatre sources possibles
Vous pourriez être vous-mêmes un modèle d’inspiration pour vos personnages, ou bien peut-être vous pourriez vous inspirer de personnes réelles que vous connaissez personnellement ou dont vous avez entendu parler et puis l’imagination, la vôtre ou celle des autres, est un bon outil si ce n’est un compagnon.
A la source
Dans un sens, chaque personnage que vous créez sera vous-mêmes. J’ajouterai à ce propos de Nancy Kress qui me sert de support à cet article, ce vous-mêmes n’est pas votre je, votre être véritable, ce qui est permanent en chacun de nous mais ce sera le vous-mêmes de votre vécu, de vos expériences.
Vous n’avez jamais assassiné, mais la rage de votre meurtrier fictif sera tirée des souvenirs de votre propre colère. Vos scènes d’amour utiliseront vos propres moments de douceur. La scène dans laquelle votre personnage se sent humilié s’inspirera de votre propre expérience d’une humiliation, même si les circonstances sont totalement différentes et que vous ne pensez même pas consciemment à ces circonstances.
Les émotions de nos personnages s’inspirent de nos propres émotions. Nos émotions sont les seules que nous ayons vécues intimement. On y est habitué.
Parfois, cependant, vous pourriez vouloir utiliser votre vie plus directement dans votre fiction, en dramatisant des incidents réels. La force dramatique sera bien présente parce que vous étiez présents et présentes. Ces incidents de votre vie que vous relatez plus ou moins dans votre fiction ont déjà en eux une crédibilité.
Plus important encore, nous rappelle Nancy Kress, vous étiez là émotionnellement. Vous avez ressenti toute l’exaltation, la peur, la panique, la tendresse ou le désespoir que la situation évoquait. Un incident biographique bien relaté peut donc avoir un énorme pouvoir de fiction.
Mais un souvenir biaisé
Vous souhaitez créer un protagoniste basé directement sur vous-mêmes ? Le problème – et c’est un problème très important – est que presque personne ne peut se voir objectivement sur la page. En tant qu’auteur, vous êtes trop proche de votre complexité.
Il est donc très difficile de prendre de la distance et de devenir son propre lecteur, qui ne sait pas que la méchanceté affichée du personnage dès la première scène est en fait tout à fait légitime et s’explique.
Vous le savez, et vous le ferez ressortir plus tard dans l’histoire… mais à ce moment-là, il sera peut-être trop tard. Le lecteur ne sait que ce qu’il se trouve sur la page lorsqu’il lit, et non ce qu’il se trouve dans votre esprit et dans votre cœur au moment où vous l’écrivez.
Il peut donc être plus facile et plus efficace d’utiliser des situations ou des incidents de votre vie et de les faire vivre à un personnage qui n’est pas vous. Rachel Samstat, l’héroïne de Nora Ephron (La brûlure), est plus insolente et plus drôle lorsqu’elle est quittée par son mari que ne le serait une personne réelle (et que ne l’a été probablement Nora Ephron).
Vous pouvez bien sûr toujours incorporer des aspects de vous-mêmes mais en utilisant votre propre expérience avec un personnage de fiction autre que vous-mêmes, vous pouvez tirer parti de votre connaissance d’initié de la situation, tout en gagnant une objectivité et un contrôle que la situation initiale, trop intense pour être gérée objectivement, n’avait pas.
Des personnages de fiction en partie réels
Tout comme les personnages basés sur vous-mêmes, les créations fictives basées sur d’autres semblent être plus efficaces lorsqu’elles sont phagocytées.
Le fait d’utiliser des individus directement peut, comme dans le cas de l’utilisation de soi-même, limiter à la fois l’imagination et l’objectivité. Ainsi, au lieu d’utiliser votre oncle exactement comme il est, pensez à combiner ses traits saillants avec ceux d’autres connaissances ou avec des qualités purement inventées.
Vous pouvez créer exactement le personnage dont vous avez besoin pour votre intrigue. Supposons, par exemple, que votre oncle soit d’un tempérament soupe au lait et d’un esprit vif lorsqu’il se met en colère et éprouve des remords plus tard à propos des choses terribles (mais très drôles) qu’il a dites alors qu’il était en colère.
Mais votre personnage fonctionnerait mieux s’il était imperméable aux remords, restant en colère de manière calme et impénitente. Et vous avez un ami qui possède un tel caractère. Combinez votre oncle avec votre ami rancunier si cela sied à la fois votre intrigue et le personnage qui lui donne vie.
La combinaison de personnages vous donne ainsi une plus grande flexibilité dans votre liberté d’auteur. C’est ainsi aussi que l’on prend possession d’un archétype (et non un stéréotype) et qu’on l’altère soit en rajoutant soit en soustrayant des qualités et des comportements. Un personnage de fiction peut être ainsi analysé en qualités, comportements et postures provenant de différentes personnes connues de l’auteur.
L’autre, cet inconnu
En plus des assemblages d’attributs de personnes que vous connaissez, vous pouvez également fonder vos êtres de fiction sur des personnes que vous ne connaissez pas personnellement mais dont vous avez seulement entendu parler ou découvert chez d’autres auteurs.
Cela peut très bien fonctionner car vous n’êtes pas envahi par de nombreux faits. Vous composez en fait votre personnage, la personne ou le personnage de référence n’étant qu’un stimulant pour l’inspiration.
Perdons-nous de vue un moment, je veux dire, imaginons. Nous lisons un article dans un journal quelconque qui rapporte qu’une dame totalement inconnue (et le journaliste n’en sait pas plus, le sujet ne mérite pas vraiment une investigation) a fait un don de 5 millions € à une clinique vétérinaire qu’elle n’a visité qu’une seule fois il y a une dizaine d’années.
L’article est sobre et évite adroitement de présenter la clinique vétérinaire comme l’heureuse gagnante d’une loterie. Pourtant cet article a attiré votre attention. Et entre l’attention portée et l’intention, parfois, il n’y a que quelques questions à se poser.
Et vous vous demandez qui pourrait faire un tel acte. Alors vous commencez à imaginer l’histoire et la personnalité de cette femme. Elle était venue dans cette clinique pour son chat. Que signifiait ce chat pour elle ? N’y avait-il dans la vie de cette femme personne d’autre qui aurait pu mériter sa générosité ?
En peu de temps, vous avez créé un personnage complet, intéressant et poignant, quelqu’un sur lequel vous pourriez avoir envie d’écrire. Oui, vous avez commencé avec des informations de seconde main, mais maintenant le personnage est entièrement à vous.
L’imaginaire, un lieu de création
La création de personnages purement inventés est en fait très similaire à celle de personnages basés sur des inconnus, nous dit Nancy Kress. Avec un inconnu, un petit aperçu de cette autre vie éveille l’imagination de l’auteur. Par exemple, une femme apparemment d’une soixantaine d’années entre dans le café. Sans un mot, un simple échange de regards rapide comme l’éclair entre le patron et elle, et il lui apporte un café à la table où elle s’est assise.
Le silence de la femme et du patron pris dans cette habitude est plus bruyant que l’assourdissant et absurde brouhaha du lieu. Quelques instants plus tard, son café avalé, la femme s’en retourne après avoir laissé un peu de monnaie sur la table. C’est la première fois que vous veniez dans ce café. Providence ou hasard, peu importe, mais cette femme hante dorénavant votre esprit.
Les personnages inventés, eux aussi, commencent généralement avec une idée qui surgit dans l’esprit de l’auteur. L’auteur attise ensuite cette étincelle pour en faire un personnage à part entière.
Voyez aussi qu’un personnage ne vient jamais seul. Quelle que soit la source, le personnage est pris dans une situation. Votre prochaine tâche consiste à examiner attentivement ce personnage et sa situation afin de décider si le personnage peut soutenir une histoire. Bien entendu, cela dépend en partie de ce que vous pourriez écrire sur ce personnage et si vous êtes vraiment inspiré à son sujet.
Tous les personnages d’une histoire n’ont pas la même importance. Le personnage principal, Anna Karénine, Harry Potter… sont évidemment ceux qui retiennent le plus l’attention du lecteur et de l’auteur. C’est eux que l’on retrouve au moment du climax, l’ultime confrontation, la résolution de la question dramatique posée dès le début de l’histoire ou au plus tard au point médian de celle-ci, la scène dont le résultat porte décidément le message de l’auteur et son point de vue sur la question qu’il a lui-même posée.
Des personnages sont donc nécessaires à l’histoire et intéressants en soi ; ce sont ceux qui remplissent les fonctions : protagoniste, antagoniste, mentor, sidekick (l’allié soit du héros, soit du méchant de l’histoire)…
Les autres ont des petits rôles. Ils ne sont pas particulièrement développés (ce qui ne signifie pas qu’aucun effort ne devrait leur être consenti) et sont, pour l’essentiel, des meubles légèrement animés dans votre décor pour paraphraser Nancy Kress.
L’arc dramatique : critère de sélection
Le personnage principal est un personnage qui se transforme de manière significative à la suite des tribulations qu’il connaîtra au cours de votre histoire. Il apprend quelque chose ou devient une personne meilleure ou pire, mais à la fin de l’histoire, il ne possède plus la même personnalité avec laquelle nous avons fait sa connaissance.
Ce changement, avec ses différentes étapes (ce qui explique le mot arc qui dessine dans l’espace un mouvement comme sur un tableau noir), est appelé l’arc émotionnel de l’histoire. C’est plus joli que arc dramatique ou arc transformationnel que l’on emploie souvent pompeusement pour masquer sa crainte de dire les émotions.
Considérons La loi du plus faible, un thriller juridique de John Grisham. Michael Brock est un avocat très ambitieux qui consacre sa vie à sa carrière, c’est-à-dire à servir son ambition.
Au dénouement de cette histoire, Michael Brock s’est séparé de sa femme qu’il aimait pourtant au début de leur rencontre, se retrouve plutôt désargenté et décide de consacrer sa vie aux sans-abris de Washington. En conséquences collatérales, il redécouvre aussi l’amour avec une autre (pas parce qu’elle est plus proche de lui maintenant mais parce que Michael est aussi dans sa seconde chance, dans le souffle de sa vraie nature).
Ces changements externes sont dus au fait que Brock a changé en interne. Son monde s’est élargi et sa compassion s’est approfondie à la suite d’événements très dramatiques : pris en otage par un sans-abri désespéré, une fusillade et la mort d’un enfant.
Michael Brock, en tant que protagoniste ET personnage principal, est un être appelé à changer. Son arc émotionnel est très large. Il conserve son libre-arbitre (je ne cherche pas à trancher le débat sur l’illusion possible d’une telle affirmation) en tant que protagoniste dont la fonction est effectivement un mécanisme d’agir, son action fait avancer l’intrigue.
Et il est aussi déterminé car, en tant que personnage principal, quelque chose doit changer en lui. Cela peut être radical, un retournement complet de sa personnalité après un moment de crise (les grecs appelaient cela la metanoïa que nous considérerons dans le sens exact de retournement et non de conversion comme les esprits religieux se sont plus à s’accorder).
Ou bien il se raffermit dans ses idées, dans une vérité qu’il possédait déjà mais sur laquelle il doutait encore. Il lui fallait des épreuves (celles qui mènent à la metanoïa) pour aller à la rencontre de lui-même, de sa véritable nature.
Peut-être est-ce quelque chose de transcendant ou quelque chose d’immanent, dans un cas comme dans l’autre, le personnage principal va à la rencontre de lui-même. Il se trouve.
Habituellement, il devient meilleur. Pourtant l’auteur ne cherche généralement pas à faire de la morale. Il communique son point de vue à travers son récit. Considérez cela comme son intention. D’ailleurs, il peut développer ses raisons dans la note d’intention précisément.
Et si mon personnage principal ne change pas
C’est possible. James Bond, du moins jusqu’à Daniel Craig, est un monolithe. Par contre, il aura toujours une influence sur un autre personnage. Il sera l’agent du changement de cet autre. L’arc dramatique est bien présent par un personnage interposé.
D’autres personnages ne changeront pas parce que le message de l’auteur est qu’ils succomberont du fait même de leur aveuglement. Ces histoires présentent l’idée que certains ne peuvent pas changer mais sont au contraire enfermés dans des schémas destructeurs, qu’ils soient personnels ou sociétaux.
Dans ce genre de fiction, le protagoniste, peut-être par défi, par refus d’une autorité quelle qu’elle soit, termine l’histoire comme il l’a commencé. Un exemple en est le livre de F. Scott Fitzgerald, The Great Gatsby.
Jay Gatsby ne peut pas devenir autre chose que ce qu’il est : idéaliste, irréaliste et passionné par l’amour. Cette obstination le tuera. Daisy et Tom Buchanan ne changeront pas non plus. Fitzgerald, par son narrateur, nous dit explicitement qu’ils continueront à être indifférents, à gâcher la vie des autres et à se réfugier ensuite dans la sécurité de leur immense fortune.
Seul le narrateur, Nick Carraway, changera – ce qui est l’une des raisons pour lesquelles il est le narrateur. Fitzgerald voulait que quelqu’un dans son roman change parce que l’auteur en lui avait des choses à dire sur cette société de l’ère du jazz, et qu’un personnage dégoûté de toute la scène sociale était le meilleur moyen de les faire valoir.
Le brainstorming à la rescousse
Il y a cent façons de raconter une histoire, et plus vous pensez cette histoire avant de commencer, plus vous avez de chances de trouver la combinaison qui enflammera votre imagination et mènera à la meilleure fiction que vous puissiez écrire.
Intelligence, Action et Imagination : ce sont trois domaines où l’art d’écrire peut se révéler esthétique. Commencez par vous poser quelques questions préliminaires. Vous avez déjà une idée de la situation sur laquelle vous voulez écrire, car les personnages apparaissent rarement du néant.
- Suis-je vraiment intéressé par ce personnage ? Est-ce que je peux le projeter dans des circonstances dramatiques, est-ce que je peux lui imaginer une vie antérieure, lui inventer des lignes de dialogue ? Sinon, vous n’écrirez pas très bien à son sujet.
- Ce personnage ou cette situation (on imagine toujours au moins un personnage dans une situation) sont-ils innovants et intéressants ? Un homme politique corrompu n’a rien de bien nouveau et d’excitant. Par contre, si vous tentiez d’expliquer sa faute par sacrifice pour l’amour de sa femme (la corruption de l’homme serait le seul moyen de sauver la femme), vous tenez peut-être là un personnage qui peut capter l’attention d’un lecteur.
Le personnage principal est le récipiendaire de la compassion du lecteur, de son empathie. C’est ce qu’on nomme l’identification. Ce n’est pas le personnage que l’on reconnaît mais les sentiments, émotions et épreuves (comme le deuil par exemple) par lesquels il passe. Cette innovation serait alors une sorte de captatio benevolentiæ qui permettrait de créer un courant de sympathie envers un personnage même si celui-ci nous apparaît comme un transgresseur. - Puis-je maintenir une objectivité et une subjectivité suffisantes (car cet exercice d’être à la fois distant et parti pris est difficile) sur ce personnage, pour pratiquer ce triple état d’esprit – auteur, personnage et lecteur – au fur et à mesure que j’écris ?
- Et si je veux en faire mon personnage principal, est-ce que ce personnage donne l’impression d’avoir la capacité de changer grâce à l’arc émotionnel que je prévois pour lui ?
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