Flora Tristan femme de lettres, militante socialiste et féministe écrit dans « L’union ouvrière » en 1845 « L’expérience d’une femme de la classe ouvrière, ne se limite pas aux discriminations dont elle est victime sur le lieu de travail, aux barrières invisibles qu’elle rencontre en tant qu’ouvrière. Elle est aussi soumise à un assujettissement légal et quotidien au pouvoir du chef de famille.[…] L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire même. »
Presque 150 ans plus tard, Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux sous François Hollande dans son interview sur France Inter du 13 avril 2020 dit que « ce qui fait tenir la société, c’est d’abord une bande de femmes : elles sont majoritaires dans les équipes soignantes même si nous remercions aussi avec autant de gratitude les hommes ; elles sont majoritaires aux caisses des supermarchés, dans les équipes qui nettoient les établissements qui travaillent encore… Tout ce qui tient la société, qui nous permet d’inscrire une temporalité dans nos têtes, de nous projeter, ce sont les femmes qui le font. Depuis longtemps, ce sont les femmes qui portent les métiers de soin en général. »
Et pourtant, le personnel soignant travaille avec des sur-blouses découpées dans des sacs poubelles. Ils utilisent des masques périmés, sont sous payés. Une élève infirmière volontaire dans une unité Covid19 dans l’Hérault raconte son quotidien sur France3 région (du 17 avril 2020t). Elle travaille comme n’importe quel « professionnel » mais est « payée comme une stagiaire » : 30 € par semaine pour 35 heures de travail, soit 1,17 € de l’heure. Et elle doit dans ce même temps travailler pour ses examens qui sont maintenus ce qui est impossible.
Les auxiliaires de vie, les aides soignantes, les aides ménagères, toutes les personnes intervenants au domicile de patients/clients et n’étant pas rattachées à une entreprise ou à une association (particulier-employeur ou indépendant) ont très largement été mises de côté. Cette branche étant à 90% représentée par des femmes et n’étant pas dans le système classique du salariat se retrouve livrée à elle même. Les dispositions d’accès aux masques mises en place par le gouvernement ont été changées par trois fois depuis le début du confinement et avec des conditions toujours plus compliquées.
Pour ces personnes, avoir accès à des masques demande de réunir les pièces suivantes: un justificatif de l’employeur (délivrée par l’URSSAF), l’attestation d’attribution de la PCH de l’employeur (plan de compensation du handicap fourni par la MDPH qui est l’organisme qui accompagne les personnes handicapées), un document strictement personnel qui contient de nombreuses informations intimes, une attestation de l’URSSAF, un bulletin de paie récent (délivré par le CESU) et la pièce d’identité de la personne concernée.
Tout ça pour neuf masques par semaine
Il faut également prendre en compte que certains particuliers-employeurs sont des personnes handicapées avec des déficiences cognitives plus ou moins importantes et que sans une tierce personne, la récupération de ces informations et leur mise à disposition aux salarié-e-s relèvent de l’impossible. Pour ce qui est des gants et des sur-blouses, les salarié-e-s doivent se débrouiller eux-mêmes.
Les auxiliaires qui sont rattaché-es à des services d’aides à la personne ne sont pas pour autant mieux loti-e-s. Ils/Elles interviennent aux domiciles de dix à vingt personnes par jour avec pour seules protections des gants et un seul masque pour la journée. Sachant que ces salarié-es sont amené-es à faire les toilettes, à faire des transferts, c’est à dire à être en contact physique avec les patients et si un patient est malade et asymptomatique et donc n’est pas au courant qu’il est vecteur de la maladie du covid19, l’intervenant-e sera forcément contaminé-e et sera contaminant-e à son tour. C’est une lourde responsabilité , extrêmement anxiogène.
Les télétravailleuses ne sont pour autant pas épargnées. Elles sont peut être à l’abri du virus mais se retrouvent à gérer leur travail, les enfants, les charges domestiques, tout cela en même temps.
Les charges mentales (Le principe de la charge mentale ménagère est introduit par Monique Haicault en 1984 dans son article la gestion ordinaire de la vie à deux. Elle y décrit comment, chez une femme en couple qui travaille, son esprit demeure préoccupé par les tâches ménagères et la gestion du foyer, charge cognitive importante [absente de l’esprit du conjoint], constituant l’articulation de la double journée que mène celle-ci) sont décuplées.
On pourrait penser que le fait que les deux moitiés (pour un couple hétérosexuel) soient présentes à la maison permette une répartition des taches domestiques et de l’éducation des enfants plus juste et plus sereine et pourtant ce n’est pas le cas pour tous.
Selon un sondage de l’institut Harris Interactive pour le secrétariat d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes sur un échantillon de mille vingt cinq personnes de plus de 18 ans(1), 58% des femmes en couple estiment assurer la majorité des tâches domestiques. Un pourcentage encore bien trop élevé. Cela crée des tensions au sein d’un tiers des couples. Tensions qui se décuplent en fonction de critères de vie (nombre d’enfants, taille de l’habitation, ressources du foyer, accès à un jardin…) Malgré cela, 95% des hommes interrogés se disent satisfaits de la répartition des tâches domestiques dans leur couple contre 80% des femmes. Des chiffres élevés qui méritent d’être interrogés selon Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations : « Est-ce que les femmes se déclarent satisfaites parce qu’elles ont envie de faire le ménage, intégré cette contrainte, considèrent qu’elles font mieux le travail, ou parce qu’elles s’épargnent ainsi des querelles ? » .
Dans son article sur Slate mis en ligne le 31 mars 2020, intitulé « Confinement: la révolution de l’égalité dans les foyers n’aura pas lieu » Lucile Quillet écrit :
« En attendant, pour éviter les disputes et arrêter les pleurs des petits habitués à les réclamer, les femmes vont capituler et faire [ce que leur conjoint leur refuse de faire], pour tenir jusqu’à la journée suivante. Elles achètent la paix plus que l’égalité. C’est elle qui leur permet de rester debout, ou même juste en vie ».
Des témoignages
Céline Piques, porte-parole d’Osez le féminisme déclare : « Ce qu’on voit, c’est que les hommes et les pères ne font pas les tâches domestiques non par manque de disponibilité mais de volonté. L’abandon des privilèges masculins est refusé, et ce sont toujours aux femmes de s’occuper des tâches les plus ingrates et les plus chronophages »
Dans un article de 20 Minutes Société publié le 8 avril 2020, Aline mère de deux enfants témoigne « Le confinement marque la fin d’un mensonge entre moi et moi-même. Avant, je me persuadais que s’il ne faisait rien à la maison, c’était parce que le boulot le fatiguait ou qu’il était rarement là. Maintenant qu’il est au chômage technique et qu’il n’en fait pas une, la vérité m’éclate à la tronche ».
Emilie, mère de deux jeunes enfants et confinée avec son compagnon témoigne pour « L’Express » du 30 mars 2020 « Je devais être la cheffe d’orchestre : organisation du travail de classe, des cours de yoga, de la routine quotidienne, les menus, la couture des masques. Tout mettre en place pour que chacun se sente bien, au risque de totalement m’oublier…«
Pour les mères célibataires qui n’ont d’autre possibilité que de tout gérer c’est une vraie galère, à cela s’ajoute les refus de commerces de les accueillir avec leurs enfants comme en témoigne Mathilde sur France3 région « Arrivée devant le magasin, le vigile sort en tendant les bras et il me dit : « non je ne peux pas vous laisser entrer. C’est interdit aux enfants »
Pour les familles monoparentales faire garder leurs enfants le temps de faire des courses n’est pas possible ; les drives des centres commerciaux sont saturés ; elles n’ont pas d’autres solutions que de se rendre dans les commerces avec leurs enfants.
Rester belles malgré tout
A cela s’ajoute les injonctions à rester belles, minces, sexy et désirables pour que les hommes puissent continuer à les supporter. A avoir envie d’elles.
Sur les réseaux sociaux, de nombreuses blagues défilent sur les avant/après du confinement montrant des femmes mal coiffées, mal épilées. Sur le fait que les hommes vont enfin découvrir la « vraie » femme qui vit avec eux et qui leur fera peur au naturel.
Beaucoup d’articles de presse s’adressant principalement aux femmes parlent de « commandements » de beauté, (ce mot en dit suffisamment sur la liberté de ne pas s’y plier) prétendent que le confinement est le moment idéal pour prendre soin de soi, pour faire du sport, pour s’offrir un moment de bien-être en s’épilant et se gommant la peau. Des vidéos sur la plateforme Youtube apprennent à se couper les cheveux seuls, à se fabriquer des cires orientales et des gommages maisons. Des coachs sportifs proposent des exercices fitness pour muscler les abdos, muscler les cuisses, tous ces vilains endroits ou la graisse et la cellulite s’accumulent.
Citant Simone de Beauvoir, Sophie Barel,, doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication,, spécialiste de la représentation du corps féminin, nous rappelle que l’intime est politique » : La culture de l’injonction et de l’opression aux corps feminins traverse largement le temps et l’espace et les murs de nos maisons n’y sont pas moins perméables. Il faut rester belles quoiqu’il arrive, comme si notre fonction première était d’être désirable.Il suffit de voir les femmes toujours épilées, même dans les films post-apocalyptiques. Ces représentations témoignent bien à quel point c’est ancré chez tout le monde, hommes comme femmes. Ces dernières vont culpabiliser de ne pas être parfaites et pour les hommes c’est acquis que nous devons l’être. Nous n’avons pas la même autorisation à la nonchalance.
Il y a une urgence sanitaire mondiale mais le plus important c’est que les femmes restent à leur place et surtout qu’elles n’en prennent pas trop.
Olga Volfson,, journaliste et militante féministe anti-grossophobie, écrit sur « Terrafemina » : Je suis grosse et je refuse d’être votre enfer » . Elle relate cette grossophobie ambiante.
Le vrai problème du confinement, ce sont tous ces vilains kilos que l’on va prendre pendant. Vous imaginez ? Si c’est pour ressembler au bonhomme Michelin une fois autorisé·e·s à profiter, enfin, de la saison du maillot de bain… À quoi bon survivre […]. Il ne faudrait surtout pas qu’on pense un instant qu’une pandémie planétaire puisse être plus grave qu’un manquement envers le sacro-saint culte de la minceur ! »
Un besoin de justice sociale
Et pourtant, les violences conjugales ont explosé(, sur les réseaux sociaux toujours, lieux de rassemblement plus que d’habitude en ces temps de confinement, les comptes « Fisha » ont explosé sur « Snapchap » et « Telegram » notamment.
Ce sont des vidéos ou des images sexualisées de jeunes filles majoritairement mineures qui sont diffusées sans leur consentement avec des informations personnelles permettant de les identifier. Les auteurs de ces comptes demandent à leurs abonnés de leur transmettre des images à caractère sexuel de leurs ex-copines ou de filles de leur entourage, souvent mineures, et les diffusent en boucle.
Avec le confinement, ces comptes « ont explosé », selon Justine Atlan, directrice générale de l’association E-enfance, qui reçoit actuellement plus de 350 appels par semaine sur la ligne nationale NET Ecoute contre le cyberharcèlement. (https://www.netecoute.fr/ ou par téléphone au 0 800 200 000).
20% des appels aboutissent à un signalement aux plateformes internet par NET Ecoute, contre 10% avant le confinement, et cela « majoritairement du fait des comptes fisha.
« L’enfermement du confinement » accentue ce sentiment « d’impasse », prévient Justine Atlan. « Les victimes se retrouvent encore plus seules face à leur écran, sans opportunité de partage de leurs problèmes avec leurs pairs dans le cadre de l’école (…) ou avec un adulte référent autre que le parent« .
Bien qu’il existe des moyens de signaler ces délits et d’en obtenir des dédommagements (deux ans de prison et 60.000 euros d’amende), cela n’en reste pas moins une expérience violente et traumatisante pour les victimes.
Je réponds avec cette petite note « la charge mentale le covid et l’écologie ». Je prends tardivement connaissance mais avec plaisir de votre blog et des réactions de plusieurs femmes dont la perspicacité valide (si je puis le dire ainsi) le travail d’enseignement et de recherche mené depuis les années 1970 sur et autour de la notion de charge mentale. Ces messages confirment que la « charge mentale de gestion-exécution » des activités assurant le maintien de la vie familiale, loin de diminuer avec les technologies domestiques tend plutôt à augmenter avec de nouveaux types de charge.
Ces nouvelles préoccupations correspondent à une hausse du niveau de la conscience globale. Directement liées aux conditions matérielles d’existence des individus et des familles, elles touchent à des degrés divers toute la population. Bien que la politique des Etats soit concernée en priorité, la complexité des responsabilités est renvoyée aux pratiques individuelles quotidiennes et au final à la charge mentale domestique.
De nature sociétale il s’agit principalement de trois nouveaux domaines de gestion : la santé physique et mentale des membres de la famille, la santé globale de la planète terre et du monde vivant, enfin le maintien en équilibre du budget familial qui nécessite le contrôle et la sobriété de chacun dans la mondialisation effrénée de la production/consommation.
Au sein des familles les nouvelles charges de gestion de santé nécessitent toujours plus de vigilance et un renouvellement régulier des connaissances, ne serait-ce que celles concernant la qualité des produits alimentaires et de tout ce qui concourt à la bonne santé des membres de la famille. En effet le Care est devenu un champ de pratiques individuelles et collectives essentielles, rendues plus visibles depuis le Covid. Le souci de l’état de la planète et le respect du vivant se traduisent au quotidien par le contrôle d’une quantité de gestes ordinaires qui vont du tris des déchets, des économies d’eau, d’énergie, d’empreinte carbone, aux pratiques d’achats en cycles courts ou encore aux pratiques quotidiennes de mobilité non polluantes. De son côté le domaine du budget aux prises avec le harcèlement consumériste des modes de vie impose aux individus et aux familles un contrôle constant des pratiques de dépenses afin de maintenir l’équilibre entre consommer et s’endetter. Ces responsabilités, parmi d’autres mais peu présentes dans les enquêtes, relèvent de la conscience individuelle et de la conscience globale. Quoi qu’il en soit, toutes se répercutent sur la charge mentale.
En enjoignant les femmes à mieux s’organiser, comme cela est proposé par des gestionnaires professionnels et de management ou par des psychologues qui doivent faire face au burn out de leur clientèle féminine, les conseils utiles ne font pas changer les choses en profondeur. Ce sont encore les femmes qui doivent individuellement prendre en charge le changement.
Je voudrais souligner combien la crise sociétale engendrée par le covid a révélé la place essentielle qu’occupe la charge mentale de gestion-exécution en tant que pivot reliant organiquement et vitalement la sphère socio-économico-politique qu’est la famille, conçue comme une entreprise fabriquant de l’organisation, à la sphère de la production des biens marchands. Celle-ci ne peut exister ni durer sans l’autre. Par sa position charnière la charge mentale met en évidence l’interdépendance réciproque et dynamique des deux sphères.
Les propositions de « dé-charge mentale » avancées par vos communicantes sont porteuses de transformations sociales qui iront s’élargissant car elles concernent les rapports hommes/femmes et davantage en profondeur le système socio-politique des rapports sociaux de sexe, déjà bousculé par le mouvement #meto et ses suites actuelles. Monique Haicault Aix en Pce, mars 2021