Peut-on dire que nous sommes tellement entourés d’histoires, tellement soutenus et informés par elles, que nous remarquons à peine leur existence comme quelque chose de distinct de nous.
Il existe des histoires depuis le début de l’humanité. D’abord oralement et qu’en sera t-il demain ?
Les histoires servent à tout. C’est un dispositif qui permet de faire taire les enfants, de nous parler du monde, de façonner notre façon de penser le monde, d’agir sur lui et… de nous faire acheter des choses.
Plus puissamment, peut-être, les histoires soutiennent les grands systèmes de croyance. Moïse ne s’est pas contenté d’annoncer les Dix Commandements, c’est en titubant qu’il est revenu de la montagne.
La prophétie sans un peu de narratif n’est qu’une prédiction, un horoscope sans éclat. Et c’est un sermon ennuyeux sans paraboles. Ou pire même, de la propagande.
La transmission de votre message, qu’il s’agisse d’une boîte de haricots ou du sens de la vie, a donc besoin d’une histoire.
Des rouages internes
Étudier les histoires de l’intérieur, c’est prendre de la distance avec elles. Et c’est aussi être beaucoup plus difficile à séduire.
Pénétrer l’intimité des choses, leur réalité peut-être, c’est aussi ne plus vouloir s’enchanter par une forme, forcément extérieure, superficielle, mais parfois si douce.
Mais sachons qu’il y a plus profondément une sorte de beauté.
Au bout d’un certain temps, nous constaterons que ce qui compose l’histoire, cet assemblage fin et puissant d’éléments dramatiques, est aussi beau que l’histoire elle-même.
Les histoires nous racontent le monde
Les histoires que nous regardons ou lisons nous permettent un aperçu des coins du monde dont nous pourrions normalement être exclus. Et nous sommes des créatures curieuses. Notre progrès et notre survie, tant en tant qu’individus qu’espèces, en dépendent.
De cette façon, les histoires maintiennent le récit de l’humanité, une tradition aussi ancienne et vitale que le poème épique et le troubadour errant.
Mais les histoires nous racontent aussi. Shakespeare a décrit les histoires comme un miroir dans lequel nous pouvons voir tout ce qui est bon en nous, tout ce qui nie le bien, et les idées dominantes qui influencent nos pensées et nos actions.
Ainsi, les histoires peuvent nous révéler les grandes vertus telles que le courage, la confiance, la loyauté, la dignité ainsi que, plus misérables, la méchanceté, l’envie, la lâcheté, l’arrogance ou l’orgueil… mais tout peut être légitimer.
Selon Robin Mukherjee, l’histoire (historia en latin signifie le récit de ce l’on a appris, ce n’est pas seulement une expérience mais aussi une connaissance par la recherche), est liée à une forme de sagesse (qui se découvre au cumul de nos expériences et de nos connaissances acquises).
La sagesse nécessite un certain degré de conscience de soi. C’est cet attribut de conscience de soi, de réflexion, qui nous distingue des autres animaux avec lesquels nous partageons (souvent difficilement) notre écosystème.
C’est une idée qui fait partie intégrante du nom même que nous nous donnons en tant qu’espèce. Homo sapiens signifie un homme qui pense, avec sapiens lié à la conscience de soi.
Une histoire n’est donc pas seulement un outil que nous utilisons, mais elle est essentielle à ce que nous sommes.
Ainsi, le récit n’est plus seulement un divertissement mais aussi la prise de conscience de notre identité et de notre fonction en tant qu’être humain.
Une expérience collective
Cette assertion que nous propose Robin Mukherjee est une hypothèse. Peut-être veut-il nous mettre en condition en tant qu’auteurs. Et le pluriel d’auteurs est voulu.
Car selon Mukherjee, nous sommes fiers de notre individualité, mais il y a un plaisir à subsumer notre singularité parfois fragile dans la force collective d’un plus grand bien.
Nos sentiments, amplifiés par l’expérience partagée, peuvent être savourés à nouveau, aussi cyniques ou sages que nous soyons devenus.
Peut-être que par l’expérience collective, sommes-nous en mesure de mieux apprécier le présent de notre existence, si difficile à expliquer parfois.
Nos expériences sont de la matière que nos mots mettent en forme dans un récit. Et l’auteur se nourrit aussi des expériences d’autrui. Un autrui qui est toujours prêt à partager.
Ils le font parce que nous avons tous besoin d’être entendus, d’être validés. Les forces de l’oubli sont aussi puissantes que les forces de la créativité.
Et si nous ne sommes pas tous sur le point de disparaître à jamais, peut-être qu’une panique résiduelle d’être laissé derrière pendant que la tribu se déplace hante nos instincts les plus primordiaux.
Écrire, c’est avoir quelque chose à dire. Un étonnement, un scandale pour l’esprit, une injustice parfois banale, parfois sous couvert de l’autorité et on a alors un besoin urgent de dire sa vérité.
Il y a les tribuns et ceux qui sont mal à l’aise à s’exprimer autrement que par l’écriture.
En évoquant une représentation esthétique du monde réel, les auteurs offrent la possibilité de nous projeter dans une expérience (une situation) sans risque, par personnage interposé en quelque sorte.
En même temps, nous pouvons apprécier, à travers les récits, des expériences subtiles pour lesquelles il n’y a pas de mots, ou pour lesquelles aucun mot ne ferait l’affaire.
C’est ce qui distingue les histoires des essais, des analyses académiques ou des sermons. Ces derniers peuvent parler de ces questions. L’histoire nous invite à les vivre.
La signification des histoires est si profondément enracinée, parfois au-delà des limites de la langue, qu’elle peut être interprétée, à tout moment, selon les contours du paysage que chacun s’est construit.
L’auteur ou le conteur peuvent s’efforcer de guider ce paysage intérieur, mais seulement jusqu’à un certain point. La publication d’écrits puissants invite la participation de leur destinataire.
Parfois, même un auteur ne peut exprimer le sens de son œuvre que par l’œuvre elle-même. Ce qui motive la communication, c’est le sens intuitif qu’elle doit avoir.
CAMPBELL : LE MESSAGE DES MYTHES