La peur a bonnes raisons d’exister. Comprendre la peur peut faire toute la différence.
Pour Pat Schneider, la plus grande des peurs qui nous empêchent d’écrire est la peur de la vérité que nous pourrions découvrir.
Nous avons tant revêtu le monde d’explications et d’interprétations qu’il nous est devenu familier. Le monde est dangereux. Les autres sont dangereux.
Mais au mieux, nous savons nous y prendre.
Néanmoins, la part inconsciente en nous en sait plus que la conscience ne veut bien l’admettre. Nos rêves nous laissent entrevoir nos secrets dans un langage obscur. Écrire, c’est comme rêver. Parfois les mots que nous écrivons nous en disent plus que ce que nous sommes prêts à entendre.
Et Pat Schneider s’interroge. Et si soudainement, nous observions nos propres expériences d’un point de vue différent ? Si nous retirions le masque ? Si nous pouvions revoir cette femme ou cet homme que nous avons peut-être oubliés ou perdus ? Ou faire face à cette ombre effrayante ?
Nous-mêmes.
Cauchemars des profondeurs
Je ne vais pas rentrer dans les détails mais, semble t-il, la conscience de soi ou notre identité personnelle (vue comme la permanence de soi-même malgré le temps qui passe), la vérité de notre propre vision, de notre propre interprétation de notre monde, celui que nous expérimentons au quotidien, tout cela peut nous paralyser.
Se dire à travers notre écriture, aller droit à notre propre vérité et alors ? Que pourrions-nous perdre ?
Des évidences surgiraient. Peut-être que cet amour n’est pas l’amour, que cette croyance n’est pas celle que nous voulions, si nous la voulions.
La confiance donnée est-elle vraiment récompensée ? Peut-être qu’un monde s’effondrerait. Que trouverons-nous dans les ruines ? Quelle vérité ? Quelle récompense ?
Chacun doit trouver ses réponses. L’écriture est un moyen d’y parvenir. On se raconte dans des récits personnels. On invente des fictions. Par l’écriture, on découvre des choses ou des faits sur nous-mêmes originaires souvent de l’enfance et se dévoile alors que ce que nous pensions connaître de nous-mêmes, ce n’est pas nous. Ce n’est pas vraiment nous.
La peur peut nous faire cesser d’écrire. Ou simplement, comme le disait Thomas d’Aquin, il y a des choses qui ne pourront jamais être dites.
Pat Schneider pense que la peur est néanmoins une bonne amie de l’écriture. Car là où il y a de la peur, il y a certainement un trésor à découvrir. Quelque chose d’important est caché. Prenez cet ange de Michel-Ange. Croyez-vous que ce bloc de marbre était si opaque que Michel-Ange n’y puisse voir déjà son ange avant même le premier coup de marteau ?
Nommer les choses
Ce qui est nommé ne fait plus peur. La puissance de ce qui se terrait en nous est certes tout autant destructrice nommée ou non mais cette puissance presque magique n’agit plus contre nous. La nommer, c’est la domestiquer.
Il y a ce conte de Hans Christian Andersen, Le briquet. Un soldat rentre chez lui. Son son chemin, il rencontre une vieille sorcière. Celle-ci l’envoie en mission dans les profondeurs d’un arbre creux (ou un puits, l’idée est à l’image des profondeurs) et lui remet pour se protéger son propre tablier à carreaux bleus.
Dans ces profondeurs, il se rend successivement dans trois pièces qui recèlent chacune un trésor (du cuivre d’abord, de l’argent ensuite et plus profond encore, de l’or).
Chaque pièce est gardée par un chien aux yeux effrayants. Le soldat fit alors ce que la sorcière lui avait dit. Il posa chaque chien sur le tablier magique et ce geste les rendit inoffensifs.
Il découvrit d’abord le cuivre et le chargea dans ses poches et sacs. Plus loin, il découvrit une seconde pièce avec un trésor d’argent. Il se débarrassa du cuivre et emplit d’argent poches et sacs.
Plus profondément encore, il découvrit une troisième pièce avec un coffre contenant de l’or. Il se débarrassa de l’argent et emplit d’or poches et sacs.
Chacun d’entre nous peut interpréter les contes, les fables, les légendes et les mythes comme bon lui semble. La littérature et les essais ne manquent pas pour se forger sa propre opinion.
Pour Pat Schneider, Le Briquet de Andersen est une métaphore (notons que beaucoup de ce que l’on écrit ou lit est une métaphore) de notre créativité.
Il y a du danger à s’enfoncer dans l’inconnu. Ce que nous trouvons dans cet inconscient, où la créativité est possible, peut exiger toute notre habileté, toute notre intuition.
Cela peut nous changer, nous redéfinir totalement. Mais pour Pat Schneider, il faut prendre ce risque pour être auteur.
Écrire n’en laisse pas moins d’être une formidable aventure dans un inconnu empli de périls.
Ce tablier de la sorcière, l’auteur le possède aussi. Il a été tissé de son imagination et de sa voix. Il faut croire en son imagination qui ramène nos propres images de nos propres profondeurs et nous devons faire confiance à notre voix pour les articuler.
D’abord de cuivre, notre écriture deviendra argent. Et d’argent, notre écriture deviendra d’or. Comprenez bien ce terme devenir. Devenir, c’est abandonner quelque chose de soi.
Autoriser les autres
L’écriture d’un auteur progresse nécessairement par la pratique. Il ne peut en être autrement. Il doit accepter que l’on juge de sa valeur et ne pas se terrer dans son orgueil. Quelle témérité orgueilleuse de vouloir donner des leçons et de ne pas accepter d’être soi-même jugé sur son travail (si vous n’êtes pas d’accord, les commentaires sont ouverts à tout argument) !
La pratique consiste à écrire de nouvelles histoires et d’abandonner ce qui a déjà été écrit. C’est aller de l’avant. C’est comme de laisser le passé décider de ce nous sommes maintenant. Nous ne sommes pas déterminés par notre passé et nos actes ne sont pas surdéterminés (quelles que soient nos croyances par ailleurs).
On abandonne et on continue.
J’ai pris exemple sur la mémoire. Considérons alors nos habitudes. Il y a celles qui déterminent notre quotidien que Camus accusait de participer de l’absurdité et de la viduité de nos existences.
Et il y a nos habitudes de pensées. Pour être véritablement auteur, il faut se débarrasser de nos vieilles habitudes, se remettre en question.
Il nous faudrait remettre en cause ce que nous sommes. Pour grandir, il nous faut ouvrir nos cœurs (donc aux autres ou en pâture aux autres, qu’importe puisque c’est l’acte de s’ouvrir qui compte, non les conséquences).
Être auteur, c’est une soif d’apprendre et c’est aussi un courage. Souvenons-nous de cette promesse (Évangile de Jean, verset 32 du chapitre 8) : vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira.
Pat Schneider interprète cette vérité comme une souffrance. Cette souffrance mène à la sagesse néanmoins (c’est souvent une souffrance morale plus qu’une mortification).
Souffrir ainsi est ce qui rend possible l’art de l’auteur, ce qui renforce sa puissance en tant qu’artiste.
Voir
La cécité n’est pas l’amie de l’auteur ou de l’artiste. Ces chiens aux regards déformés ne sont pas féroces. Ils se laissent prendre par le soldat. Lorsque nous serons prêts, ils nous laisseront passer. Ils révéleront nos secrets. Mais c’est à nous de nous préparer.
Flannery O’Connor a écrit autrefois que quiconque qui a survécu à son enfance possède maintenant les informations nécessaires et suffisantes pour toute la vie jusqu’à ces derniers jours. Intuitivement, beaucoup d’auteurs cherchent les images de leur enfance pour du matériel. Ce n’est pas par complaisance. Pour Pat Schneider, ce serait même une démarche artistique.
On se souvient par moments des images de notre enfance. Puis on les oublie. Certaines remontent à la surface selon un cycle ou parce que les circonstances magiquement les ont invoquées.
Il existe tout un tas de raisons émotionnelles à ce processus. Et lorsque la passion s’en mêle, notre conscience s’emmêle. Mais notre inconscient sait tout. Il est omniscient nous concernant. Il est le véritable narrateur de notre vie, du moins du récit de notre vie.
C’est un narrateur qu’il faut entendre car ce qu’il dit va à l’essentiel. Les souvenirs sont des images en quelque sorte nettoyées de leurs scories. L’inconscient a éliminé ce qui n’était pas important. Il a gardé le plus douloureux. Il a conservé par devers lui le trouble que la conscience croit renvoyer d’un revers de main.
Ce que l’inconscient garde, ce sont les images qui nous touchent émotionnellement. C’est par nos émotions que l’inconscient nous tient en son pouvoir. En nos profondeurs, nous retrouvons des informations qui sont des émotions.
Ainsi, Pat Schneider peut affirmer que chaque petit souvenir qui se rappelle à notre esprit est comme un code, un indice, un sésame vers des informations émotionnelles importantes.
Et un monde se met en place avec l’émotion.
Un événement quelconque s’il est suffisamment pertinent peut exciter notre esprit à rappeler un souvenir. Cette mémoire d’un passé vécu peut être traumatique. Ces expériences vécues peuvent être celles d’une reconnaissance ou d’une compréhension nouvelles de notre monde ou de nous-mêmes.
Un parcours émotionnel
Beaucoup ne comprennent plus ce que les souvenirs cherchent à nous dire. Notre inconscient ne l’a pas oublié. Et si nous faisons l’effort de nous concentrer sur ces images à l’étrange mélange de réalité et d’imaginaire, nous pourrions percevoir des mouvements, des couleurs, des odeurs… et le flux de l’information émotionnelle que gardait jalousement l’inconscient se jette dans le conscient.
Le cuivre et l’argent sont mis de côté et nous nous emparons de l’or.
Et qu’importe si lors du processus, notre imagination colore de ses fantasmes nos souvenirs. La chose qui compte est d’atteindre à la vérité. Et c’est par la métaphore que nous pouvons nous saisir de cette vérité autrement inénarrable.
Nous n’élaborons pas la métaphore. Elle nous est donnée par notre inconscient. Elle est le récit de nos vies, un assemblage factuel et fictif. Et par notre écriture (il y a d’autres moyens d’expression), nous pouvons partager ces détails divins comme le disait Vladimir Nabokov.
Si notre écriture est sincère, claire, notre allocutaire percevra aussi nos images et participera par l’apport de ses propres expériences émotionnelles dans le monde que nous lui décrivons.
Le Briquet de Andersen ne nous décrit pas un soldat qui s’enfonce dans les ténèbres des profondeurs sans avis et protection. La vieille femme lui montre l’accès de l’abîme. Elle le prévient des rencontres qu’il y fera et lui donne cet objet magique, ce tablier qui doit aider le soldat à vaincre les résistances et les menaces.
Notez aussi que le soldat n’offre aucune résistance à la vieille femme, ne la juge pas non plus. Sed contra d’une foule, l’individu accepte l’aide et la magie de la vieille femme.
L’artiste devrait accepter ce qui lui fait peur s’il veut exercer son art. Il partage ses expériences et la nécessaire sagesse qu’il en tire. On s’aide mutuellement à compléter le voyage solitaire pour accomplir nos quêtes individuelles.
Le génie du briquet
La vieille femme a missionné le soldat pour qu’il lui rapporte une seule chose : un vieux briquet. En contrepartie, elle lui fait la promesse d’un trésor. L’accord entre ces deux-là semble juste.
Le soldat réussit son épreuve mais il ne remplit pas sa part du marché. Il garde le briquet et tue la vieille femme et s’en va vivre ses propres aventures accompagné du génie du briquet.
Ce retournement de situation est surprenant. Nous pouvons néanmoins tenter d’apporter de la signification si nous le considérons comme une métaphore des relations entre l’homme et la femme, entre la jeunesse et la vieillesse.
Le message sous-entendu a affaire avec l’arrogance, la cupidité, l’égoïsme et le pouvoir. C’est un sombre récit. Du moins, cette noirceur cache peut-être un autre sens.
Si nous nous donnons la peine de réfléchir davantage à cette métaphore, nous pourrions dévoiler ce qu’il se cache au-delà de l’apparence.
L’interprétation qu’en fait Pat Schneider est que ce récit nous conte le passage d’un temps dans un autre. Il existe dans nos vies un moment où nous devons franchir un seuil. Nous devons nous séparer de nos parents, de nos professeurs, de nos mentors, ceux-là même qui nous ont montré le chemin.
Et fort de ce que nous avons appris jusqu’à ce moment, nous larguons nos amarres pour une nouvelle liberté.
Nous rompons d’avec la dépendance lors de ce processus d’individuation et cela peut être parfois difficile, psychologiquement violent.
Et Pat Schneider sous-entend davantage dans la métaphore. Elle y voit une vie intérieure. La vieille femme et le soldat seraient deux facettes de la même psyché.
Elle interprète alors cette vie intérieure comme une tendance de tuer, lorsqu’on a réussi, cette part de nous-mêmes qui fut la source de notre art (en tant qu’auteur, artiste ou artisan ou simplement producteur de quelque chose).
Avec le temps qui passe, nous méprisons ce récit de nous-mêmes que fut notre enfance. Nous nous amputons d’une part de nous-mêmes pourtant nécessaire à notre créativité.
Nous ne sommes entiers qu’avec cette part. Si nous laissons le passé guider nos vies, nous ne sommes pas entier. Si nous méprisons notre passé, nous ne le sommes pas non plus.
Il ne s’agit pas d’une acceptation inconditionnelle du passé. S’aveugler sur son passé, c’est se couper avec une réalité, des expériences vécues, une force voire une sagesse acquise que nous ne devons pas avoir peur de dire.
Cette peur de dire est ce qui nuit à notre créativité. Elle nous empêche de nous exprimer quelle que soit la forme que nous pourrions donner à cette expression.
Pour Pat Schneider, cette honnêteté doit être mise au service des autres. Il y a de l’humilité et de la grâce dans l’art. Car lorsqu’on possède notre propre tablier magique et que nous savons où trouver notre or, peut-être qu’être artiste serait d’aider autrui à vaincre ces grands chiens aux regards si étranges qui gardent moins farouchement qu’il n’y paraît le trésor ou le Graal de tout un chacun.
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