Pour Joseph Campbell, il est important d’être à l’écoute des exigences de sa propre vie spirituelle et des pensées de son cœur, de ses passions.
Il ne porte aucun jugement sur aucune croyance en disant cela. Il dit simplement que s’être constitué une vie rangée comme réglée, c’est se décentrer en regard du simple fait d’exister.
Selon Campbell, le monde est rempli de personnes qui ont cessé de s’écouter. Le danger d’intégrer un système, d’obéir à ses exigences sans esprit critique est contraire à la nature humaine.
Il serait dans l’essence de l’être humain non pas tant de désobéir mais plutôt de ne pas se soumettre, d’accepter en soi cette possibilité de dissidence.
Un esprit créatif
Un esprit créatif ne peut être compris que comme s’exprimant hors de limites imposées. La création tout comme l’acte héroïque porte en germe un besoin de révolte.
Puisque c’est la nature humaine qui est concernée, nous serions tous capables d’être des héros. Certes, nos vies actuelles reflètent apparemment qui nous sommes. Nous pouvons si nous le voulions nous mettre non pas tant en situation de péril mais en des circonstances qui pourraient évoquer ce qu’il y a de plus grand en nous plutôt que de montrer dans notre quotidien ce qu’il y a de plus bas.
Joseph Campbell aime à raconter cette histoire. Il s’agit d’une légende iroquoise que l’on retrouve néanmoins assez souvent dans les mythes et légendes amérindiens. Campbell la nomme : Le refus des prétendants.
Il était une jeune fille très jolie qui vivait avec sa mère à la limite du village. Elle était assez fière et son orgueil lui faisait détourner le regard des garçons qui tentait vainement de l’atteindre par sa mère. Cette pauvre mère était bien ennuyée du comportement de sa fille envers les garçons.
Un jour que la mère et la fille ramassaient du bois dans la forêt, une terrible obscurité les enveloppa, Ce n’était pas la nuit qui tombait. Une telle obscurité ne pouvait être que l’œuvre d’un magicien.
La mère dit alors à la fille qu’elles allaient se construire un wigwam ici à l’aide des écorces des arbres et faire un feu avec un peu de bois.
Plus tard, la mère s’endormit.
Alors un magnifique guerrier, très glorieux, apparut. Il dit à la jeune fille : Je suis venu pour t’épouser et j’attendrai ta réponse.
La jeune fille accepta. La mère donna sa bénédiction. Pour prouver le sérieux de ses propos, le guerrier glorieux remis en cadeau à la mère la ceinture de wampum qu’il portait à la taille.
La jeune fille avait accepté parce que pour elle les simples êtres humains n’étaient pas assez dignes de son amour. Avec ce guerrier si particulier, c’était autre chose.
Le guerrier l’emmena dans son village et la présenta aux autres membres de sa famille. Tout semblait aller pour le mieux.
Le lendemain, le guerrier lui dit : Je pars chasser.
Et lorsque se referma la toile qui protégeait l’entrée du wigwan, la jeune fille entendit cet étrange bruit.
Elle passa la journée enfermée dans la hutte. Le soir venu, elle entendit de nouveau cet étrange bruit.
La toile s’ouvrit brusquement et apparut un prodigieux serpent avec sa langue qui dardait. Il posa sa tête sur les genoux de la jeune fille et lui dit : Maintenant, débarrasses-moi des poux qui sont sur ma tête.
La jeune fille s’exécuta. Elle trouva une foultitude d’horribles choses sur la tête du serpent et elle les tua toutes. Un moment plus tard, le serpent se retira. Et la toile se referma sur le wigwan.
Un moment après, la toile s’ouvrit de nouveau et laissa le passage au glorieux guerrier. Il dit à la jeune fille : As-tu eu peur de moi sous ma précédente forme ?
Et la jeune fille lui répondit que non. Sincèrement, elle n’avait pas eu peur.
Le jour suivant, le guerrier partit chasser et la jeune fille s’en alla dans la forêt pour ramasser du bois. Elle y rencontra un énorme serpent se prélassant sur les rochers. Puis un second, puis un troisième, une foule de ses bêtes.
Le découragement se saisit d’elle. Et elle en vint à regretter son foyer d’antan.
Le rituel
Le soir venu, le même rituel que la veille, le serpent d’abord, le glorieux guerrier ensuite, se renouvela. Le troisième jour, la jeune fille en eut assez.
Elle décida qu’elle devait tenter de fuir. Elle était dans la forêt réfléchissant à ce qu’elle devait faire maintenant. C’est alors qu’elle entendit une voix.
Elle se retourna et vit un petit vieillard qui lui dit : Ma petite, tu es dans les problèmes. L’homme que tu as épousé fait partie d’une fratrie de sept frères. Ce sont de grands magiciens. Et les êtres de cette sorte n’ont pas le cœur dans le corps.
Sous le lit de l’aîné des frères, il y a un sac contenant les sept cœurs. C’est lui que tu as épousé. Procures-moi ce sac et nous pourrons continuer l’aventure.
Elle retourna au village, trouva le sac et s’enfuit en courant. Une voix s’éleva : Arrêtes-toi. Crois-tu vraiment que tu puisses m’échapper ? Jamais tu ne le pourras !
A ce moment, la voix du vieil homme lui dit : N’aies pas peur. Je t’aiderai.
Et il la sortit des eaux. Elle ignorait où elle se trouvait.
Que signifie cette légende pour Joseph Campbell ? C’est une représentation de cet état où nous nous trouvons lorsque nous quittons la réalité, la terre ferme pour ce territoire inconnu de notre inconscient.
C’est la jeune fille elle-même qui s’est détachée du monde pour un domaine transcendant dans lequel elle s’est retrouvée piégée par les puissances négatives de l’abysse (symbole des eaux, du chaos originel).
Elle est alors sauvée par le vieil homme qui illustre des puissances plus élevées. Cette histoire n’est pas seulement un avertissement.
A contrario, elle est un appel à s’élever hors de soi, à atteindre un lieu de pouvoirs mais aussi de grands dangers.
La question est de savoir si nous serons capables de nous y adapter. Si nous pouvons gérer ces forces qui présentent un réel risque et que nous choisissons pourtant, nous en tirerons alors une gloire (selon les mots de Campbell) qui nous donnera la vie qui est véritablement la nôtre.
Si nous ne parvenons pas à comprendre ces forces, à être aveuglés comme le fut la jeune fille, ce sera alors un mariage démoniaque.
Comme nous ne pouvons pas saisir directement ces plans transcendants de notre existence, il nous faut un médiat. Et ce médiat, ce sont précisément les mythes et les légendes.
Il y a ce que nous pouvons connaître et ce qui ne pourra jamais être découvert. C’est un mystère transcendant à toute recherche humaine. Nous ne pouvons pas connaître par l’expérience la source de la vie.
Les mythes apportent la connaissance
Pour Joseph Campbell, il est important de vivre sa vie en pensant en connaître le mystère ainsi que son propre mystère. Cela donne un nouvel élan, un nouvel équilibre, une nouvelle harmonie à la vie.
En thérapie par exemple (un exemple donné par Campbell) lorsqu’un individu comprend ce qui le meut intérieurement, les choses s’arrangent pour lui. Il sait ce qu’est la vie. Et pour Campbell, penser en termes mythologiques a le même effet qu’une thérapie.
Tout comme cette dernière, le mythe nous débarrasse de nos anxiétés ou du moins nous fait plus facilement accepter l’inévitable de nos vies. S’il y a un aspect négatif aux choses, évidemment qu’elles possèdent aussi un côté positif.
Le mythe nous aiderait alors à voir cet aspect positif des choses alors que nous avons tendance à n’en percevoir et à ne s’imprégner que de la valeur négative.
Il s’agit simplement de dire oui ou non au serpent.
La vie elle-même est une aventure avec son roi Arthur, ses chevaliers médiévaux et ses sauroctones. Les dragons sont des représentants de la cupidité. Ils sont le dragon Smaug de Tolkien, pensée unique du peuple des nains pour la cupidité et le pouvoir.
Mais ce que garde le dragon dans sa grotte, il ne peut en faire aucun usage. Notre ego est ce qui nous éloigne de notre véritable soi. Joseph Campbell nous rappelle que nous nous enfermons nous-mêmes dans la grotte du dragon.
L’ego, c’est une représentation. C’est la conscience que nous avons de nous-mêmes. Et elle est souvent erronée, loin de ce soi qui nous permettrait de connaître la véritable expérience de la vie.
Tuer le dragon, c’est s’ouvrir vers le monde, vers l’autre.
Campbell cite l’expérience de Jung à propos d’une jeune femme venue le consulter pour un sentiment accablant de solitude qu’elle ressentait en tous moments.
Elle se représenta prise dans la roche jusqu’à la taille. Elle se trouvait sur une plage et ses cheveux volaient aux grands vents. Toute son or, principe de vie, était aussi pris dans la roche.
Puis un éclair de lumière frappa la roche. Et l’or fondit et recouvrit la roche. La roche maintenant renvoyait des reflets. Non pas le sien (ce n’est pas le mythe du miroir qui est évoqué ici) mais ceux, identifiés, de ses amis.
Cette jeune femme n’a jamais été seule. Elle s’est seulement enfermée elle-même dans son petit espace de vie. Prendre conscience de cela, c’est tuer le dragon. Nous avons tous des peurs. Ou bien nous y succombons ou bien nous tuons le dragon.
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