Margaret Atwood le confirme : le temps est inhérent à la fiction. Les choses de la fiction sont rythmées par le temps. Elles possèdent aussi leur propre durée. Ce qu’elles ont été se confond avec ce qu’elles sont ici et maintenant et qui n’est déjà plus.
Un poème peut se passer du temps mais dans une œuvre de fiction, le temps passe, les individus changent, les événements se succèdent. Même un projet documentaire n’y échappe pas.
La perception du temps
N’entrons point en philosophie. Considérons plutôt que le temps peut être vu comme un cycle : les heures s’égrènent, les saisons se succèdent…
Ou bien comme un segment avec un point de départ, une genèse et un point d’arrivée, une révélation.
L’auteur fait le choix de la manière qu’il représentera le temps. Dans An experiment with time en 1927, J.W. Dunne parle de rêves prémonitoires dont il a lui-même fait l’expérience.
Pour Dunne, ces visions du futur sont personnelles au rêveur et ne peuvent être en aucun cas la description d’événements futurs partagés par un plus grand nombre.
Dunne avait sa propre théorie sur le temps qui dépasse cet article. Néanmoins, c’est bien Dunne qui a inspiré J.B. Priestley dans Time and the Conways de 1937, une histoire qui débute au lendemain de la première guerre mondiale lorsque les Conway célèbre aussi le vingt et unième anniversaire de Jay et que tout ce monde regarde avec espérance et confiance vers le futur.
C’est alors que le temps s’immisce dans une sorte de rêverie lorsque Key se retrouve seule et offre à Key et au lecteur (et spectateur puisqu’il s’agit d’une pièce de théâtre adaptée d’ailleurs en 1985 pour la télévision) une vision très sombre de ce que sera le futur de chacun des personnages de 1919.
Priestley n’a pas été le seul à avoir une vue alternative du temps comme un motif central de l’œuvre.
Mettre en doute la linéarité du temps (ou du moins en proposer une autre alternative) peut préoccuper les auteurs parce qu’ils ont eux-mêmes vécus une ou plusieurs expériences tout à fait personnelles qui ont mis à mal certaines certitudes comme l’a cherché à le prouver J.W. Dunne (et bien que ses théories n’ont pas rencontré de confirmation par la science qui a besoin de reproduire les phénomènes).
Les théories de la science elle-même peuvent grandement influencer des auteurs à revoir la conception linéaire du temps puis d’autres recherches peuvent être séduisantes pour un auteur comme celles sur la prémonition et le pressentiment.
La mythologie et la religion peuvent aussi nous interpeller à revoir la définition de la nature du temps si tant est que celui-ci puisse jamais être défini.
Peut-être même que notre imaginaire, un moteur de notre imagination qui a tendance à s’emballer très facilement (et parfois inutilement) peut nous emmener vers des considérations plus ou moins étranges sur le temps.
Une expérience personnelle
L’intemporalité est ressentie (à défaut d’être vécue) de bien des manières.
Celle d’un Maître Eckhart par exemple et de son mystique détachement du temps et de l’espace ou bien notre spontanéité elle-même ou encore la spontanéité créatrice selon Henri Bergson, une spontanéité bergsonienne (une intuition) qui lutte contre la matière soumise au temps qui la dégrade nécessairement.
La dissociation aussi qui est une perte de contact avec la réalité nous permet une approche du temps qui peut être très efficace dans une histoire.
Si un auteur se préoccupe plus ou moins du temps dans son projet, ce sont en effet quelques pistes à explorer.
La physique nous emmène aussi vers des mondes imaginaires où le temps se perçoit différemment. Selon Einstein, la mesure du temps et de l’espace dépend de variables individuelles telles la position et la vitesse de celui qui observe le temps.
Pour quelqu’un qui voyagerait à la vitesse de la lumière ou du moins proche de celle-ci, des choses qui seraient encore dans notre futur pourraient s’être déjà produites pour ce voyageur. Imaginez ce qu’un auteur peut faire avec une telle théorie. Il pourrait créer un modèle alternatif du temps dans lequel le passé, le présent et le futur seraient simultanés.
La question qu’on peut se poser est de savoir si ces trois concepts qui nous donnent une idée de la nature du temps, ainsi confondus, existeraient encore.
Après tout, peut-être que notre perception actuellement encore limitée, engendre aujourd’hui ce sentiment de séquentialité, de succession de moments.
Je vous invite à vous pencher sur la rétrocausalité ou causalité inversée. Une chose que l’on peut retenir de cette hypothèse est que des événements présents peuvent rétroactivement déterminés des événements antérieurs.
Prémonition
Les expériences menées sur la prémonition ont prouvés que les informations données sur des événements autant futurs que passés étaient précises et détaillées. Quelques recherches suffisent à démontrer l’exactitude de cette affirmation ou du moins montreront que les résultats obtenus sont supérieurs au simple fait du hasard.
De même, vous pourriez explorer ce que l’historien des religions Mircea Eliade pensait de l‘homo religiosus (c’est-à-dire le sacré) et de l’homo sapiens ou l’homo faber (c’est-à-dire le profane) pour distinguer le temps séquentiel du profane et la recréation cyclique d’un univers hors du temps.
Ce ne sont que quelques recherches à entreprendre plus ou moins profondément pour nourrir votre propre créativité et votre imagination.
Le temps séquentiel
L’expérience commune du temps est qu’il y a seulement un instant qui dépend d’un instant qui l’a précédé et qui se transforme déjà en un nouvel instant. Nous ressentons une impression de continuité parce que nous avons conscience du mouvement qui anime le moment actuel entre un moment passé et l’anticipation de moments immédiatement futurs.
Le poète espagnol du quinzième siècle Jorge Manrique écrivait que nos vies sont comme les rivières qui se jettent dans la mer pour y mourir. Toutes les expériences ne sont qu’éphémères et ne se répètent pas et mènent inéluctablement à la même fin.
Maintenant, en tant qu’auteur, soit on accepte l’écoulement incessant des moments qui constituent nos vies, soit on tente de figer le passage du temps en ressentant de toutes nos fibres, de tous nos sens, le moment présent.
Le temps disjoint
Le temps cependant n’apparaît pas séquentiel pour tout un chacun. Ceux qui souffrent d’un dysfonctionnement psychologique (qu’elles qu’en soient les raisons) ne peuvent être conscients que de souvenirs immédiats et connaître des lacunes quant à leur vie passée.
Mais sans être un problème neurologique ou psychologique, il nous arrive à tous de connaître le temps de manière erratique dans nos rêves d’abord et puis même éveillé.
Soudain des souvenirs oubliés, refoulés pour Sigmund Freud et son concept d’inconscient, peuvent faire surface sans qu’un quelconque ordre chronologique ne soit respecté.
Il nous est aussi difficile de nous souvenir de nos rêves alors même que nous émergeons du sommeil et pourtant nous venons juste d’en faire l’expérience.
Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme de Laurence Sterne commencé en 1760 aborde dans la littérature cet important concept de la tentative désespérée de maîtriser le temps.
Et puis il y a aussi cette notion de durée mise en avant par Henri Bergson qui fait de l’expérience du temps un vécu intime, personnel en sorte que le temps devenu subjectif n’est pas perçu à l’identique par chacun d’entre nous.
Plusieurs auteurs se sont ainsi intéressés à l’idée de l’écoulement du temps comme par exemple une année à l’échelle humaine vécue comme une minute chez les dieux.
Le temps suspendu
Suspendre le temps est quelque chose de très attirant pour nous, devenus simples mortels ou naturellement ainsi conçus. Mais comme le remarque Edgar Allan Poe dans La vérité sur le cas de M. Valdemar si l’âme peut survivre (ne serait-ce qu’un peu plus longtemps au corps), le corps, quant à lui, n’est destiné qu’au pourrissement.
On peut aussi y voir (ou interpréter) que le corps sans l’âme ou l’âme sans corps sont inséparables.
Et que le vivant doué d’un esprit, d’un souffle de vie, d’une essence ou encore d’une grâce est incapable de vivre ou de complètement mourir dès lors qu’une séparation artificielle des deux (telle que l’a imaginé Poe) ne mène qu’à un état transitoire dans des sortes de limbes où le temps suspendu n’est qu’un artifice à retarder l’inéluctable.
Suspendre le temps, c’est nier notre réalité. La matière se dégrade naturellement. Dans Ubik, Philip K. Dick nous montre l’horreur d’être un semi-vivant alors que l’amour porté à l’être aimé refuse de le laisser partir et fige son corps dans un désastreux égoïsme (nourri par l’argent dans cette nouvelle).
L’immortalité ne sera décidément jamais un attribut humain. Certes, le transhumanisme et sa vision de l’évolution nécessaire de l’humanité (comme rien ne peut se perdre) envisage déjà de nouvelles espèces intelligentes pour lesquelles le temps ne serait plus aux conséquences si terribles.
Hiro, l’un des personnages de la série Heroes possède un charisme particulier : il peut suspendre le temps par sa volonté. Utilisée pour réparer les torts (en somme, faire le bien), cette caractéristique ne l’en tue pas moins lentement.
Les statues de marbre et Good Bye, Lenin partagent un trait commun. Ces deux œuvres figent le mouvement, l’élan vital dans un moment idéal. L’art nous offrirait ainsi une vérité que la réalité, que nous vivons au présent, est non seulement incapable de nous révéler mais qui nous tuerait aussi.
Mircea Eliade dirait que c’est par le sacré, idée ou forme sur lesquels le temps ne laisse aucune trace, que nous pouvons être totalement accompli. Mais nul homme ne peut voir la face de Dieu. Le temps suspendu n’est pas un refuge.
Et il n’y a pas que dans le documentaire.