Il existe un fiction particulière qui fonctionne aussi bien en littérature, au cinéma ou à la télévision qui mélange un peu les genres et qui contient en son sein quelques séquences de détails que nous pouvons qualifier de techniques telles que des autopsies et que les anglo-saxons nomment procedural genre.
Pour ceux que cela intéresse, un documentaire pourrait même être écrit selon ce procedural genre pour en augmenter l’intérêt narratif.
Mais qu’est-ce que ce procedural genre ?
En télévision, procedural genre réfère à un genre de programmes dans lequel un problème est d’abord introduit, puis investigué avant d’être résolu et tout cela dans le même épisode.
La durée moyenne d’un épisode est d’environ 60 minutes et le thème est souvent associé à un crime ou à une transgression quelconque.
Alors que la sitcom commence avec un problème que le personnage principal se crée lui-même et que ce problème ne fait qu’empirer tout au long de l’intrigue menant à autant de désastres et de complications avant que le personnage principal ne capitule devant l’évidence et que les choses redeviennent normales, dans le procedural genre, c’est l’inverse qui se produit.
Chaque épisode commence avec un problème que le personnage principal cherche à résoudre. Ce problème est alors démêlé morceau par morceau par autant de révélations et de découvertes jusqu’à ce qu’au dénouement, le personnage principal est récompensé de ses efforts et les choses redeviennent normales. Dans un procedural genre, le personnage principal possède en lui la solution. Ses efforts consistent alors à remonter logiquement les faits pour faire apparaître la solution.
Ce fonctionnement succinct est précisément le moteur de l’intrigue. Voyons comment Les experts (CSI : Crime Scene Investigation) est un modèle du genre et partant, comment appliquer un tel moteur à un projet de scénario.
Le pilote de Les experts (saison 1 en 2000 et 2001) couvre en fait les épisodes nommés Pilot (Équipe de nuit) et Cool Change (Un millionnaire malchanceux). Le dénouement du pilote signifie donc le dénouement de Cool Change.
Le dénouement
Cool change reprend exactement où Pilot s’est clos. Il donne davantage de consistance à Catherine et Nick, établit définitivement Grissom comme le leader de l’équipe et introduit Sara Sidle (qui deviendra un personnage récurrent malgré son absence de Pilot).
Dans Pilot, Gil Grissom résout un crime et dans Cool change, l’équipe pardonne à l’un de ses membres d’avoir commis une erreur après tout bien humaine.
Une fiction a un impact sur son lecteur/spectateur. C’est cet effet qui est recherché par l’auteur. La fiction produit une expérience et c’est cette expérience qui est proposée au lecteur.
L’expérience que propose ce pilote en deux parties des Experts commence par un sentiment d’omniscience assez euphorique lorsque la solution du crime est fournie au lecteur.
Il faut se souvenir que Glissom boucle l’affaire de manière assez spectaculaire : il revient en arrière afin d’assister à un crime tel qu’il s’est vraiment produit et parvient à voir des choses (ou du moins à les comprendre) à la lumière de cette étrange reconstitution.
Cool Change offre une autre expérience au lecteur. Warrick veut démissionner. Il avoue à Grissom que son addiction pour le jeu a entraîné la mort d’un stagiaire. Grissom refuse la démission de Warrick parce que si Warrick a merdé alors toute son équipe a fait de même. Grissom dit à Warrick qu’ils sont tous coupables et lui rend son insigne.
Contrairement néanmoins à la sitcom où le dénouement est un retour bien ordonné à la normalité, il n’y a pas ce sentiment d’union dans le procedural genre. Chacun s’en retourne dans ses pénates, en solitaire. Warrick, par exemple, se retrouve seul sur le parking.
Dans un procedural genre, chacun est face à lui-même. Ce qui laisse entendre que la résolution des problèmes qui préoccupent tous les personnages ne peut être une fin en soi. La nature humaine est foncièrement corrompue. Le triomphe apparent du bien à la fin de chaque épisode est une illusion. Ce sentiment d’incomplétude est alors une ouverture vers le déploiement de la série et le succès des Experts ne dément pas cette analyse.
Le moteur de l’intrigue
Dans un procedural genre, le moteur de l’intrigue est sensiblement le même d’épisodes en épisodes (chaque série qui relève du procedural genre a mis en place son propre moteur) : le conflit existe entre les forces qui génèrent le problème et un mode opératoire qui va le résoudre (spécifique selon les séries. En effet, Les experts est un exemple formel. Maigret ou Columbo sont d’autres exemples d’un même paradigme).
La spécificité du paradigme (ce que j’ai nommé le mode opératoire) est ce qui caractérise l’innovation de chaque série entrant dans ce genre du procedural genre. Une fois qu’un mode opératoire est retenu comme condition de la résolution du problème, la série n’en change plus et propose à chaque fois de nouveaux problèmes toujours résolus par le même mode opératoire.
Les experts : Recréer ce qu’il s’est passé
La preuve matérielle est au cœur de chaque intrigue. Comme le mentionne Holly Gribbs dans le pilote, la clef pour être lucide dans ce métier (c’est-à-dire performant) est de réserver son jugement jusqu’à ce que la preuve légitime ou nie l’hypothèse.
Dans chaque épisode, plusieurs théories s’avèrent possibles quant à l’élucidation du crime et il est alors normal que les enquêteurs remettent naturellement en question leurs convictions à chaque fois qu’une nouvelle pièce à conviction est découverte.
C’est ainsi que Les experts innove par rapport à des séries comme Maigret ou Columbo. Dans Les experts, c’est l’aspect scientifique du médico-légal qui importe non l’intuition des enquêteurs.
Si vous me permettez une expression poétique, je dirais que Les experts s’articule autour du concept de nature humaine foncièrement corrompue (depuis la Chute d’Adam) et que seule la science (ou bien l’omniscience de la raison) est la solution.
Les experts nous décrit des gens ordinaires qui sont entraînés dans des tentations extraordinaires vers le péché.
Et c’est au cœur de nos cités que cette corruption se manifeste naturellement. Ce que cherche à nous dire Les experts, c’est que seule la raison est capable de résoudre nos difficultés dans notre relation aux autres. Si nos passions nous attirent vers d’autres réponses, nous devons résister.
Dans Les experts, il arrive souvent que les enquêteurs soient obligés de réviser leur jugement devant l’apparition de nouvelles preuves même si cela leur déchire le cœur.
Par ailleurs, et c’est évident dans le pilote (Cool Change), les affaires ne mettent pas en jeu des criminels endurcis et machiavéliques (comme dans Columbo par exemple) mais au contraire des gens de notre quotidien qu’un événement imprévu incite à dévoiler la véritable nature comme ce joueur qui remporte 40 millions de dollars et qui n’hésite plus à mépriser sa petite amie.
La part chthonienne de nos personnalités perd souvent son opacité sociale pour émerger brutalement dès qu’une sollicitation un peu forte vient frapper nos esprits.
Cette façon de faire est propre aux Experts. Nestor Burma ou Maigret propose encore d’autres approches qui les rendent uniques.
La laideur de l’être humain qui ne se manifeste jamais aussi bien que dans la quotidienneté constitue le premier temps du moteur de l’intrigue. Ce premier temps est le problème et le second mouvement consistera alors à résoudre ce problème, Nos esprits ne cessent de passer du temps consacré à la résolution de problèmes.
Le choix des experts est la méthode scientifique. A partir d’une analyse des détails ou des données, Grissom n’émet pas des hypothèses sur le passé, sur les faits possibles.
Il voit précisément les faits. Contrairement à un Sherlock Holmes où l’enquêteur prend le temps d’interroger des témoins ou des suspects potentiels, Grissom s’en méfie parce que cela introduit une faillibilité humaine scientifiquement incompatible. Le vieux débat entre raison et passion sera toujours vivace.
Le moteur qui donne son élan aux Experts se source entre l’opposition d’une nature humaine qui engendre nécessairement des erreurs (chacun perçoit le monde de manière très subjective ainsi deux témoins verront la même chose différemment) et la raison (représentée ici par le médico-légal).
Les personnages
Lorsque nous faisons la connaissance de Grissom, il est en train de déduire la mort d’une victime à la longueur des vers qu’il examine. Un peu plus tard, il rencontre quelqu’un qui lui dit ne pas se sentir trop bien. Alors, Grissom retire du réfrigérateur un bocal d’insectes et en propose à la personne lui affirmant que ces insectes lui permettront de réguler sa glycémie.
Pour prouver son argument, Grissom se saisit d’un insecte et le mâche. Pourquoi une telle scène ?
Pour démontrer que Grissom est d’abord un scientifique. Bien sûr, nous éprouvons une répulsion à l’idée d’avaler des insectes. Mais c’est bien là un problème humain. La nature humaine est irrationnelle. Elle ignore que les insectes sont bons pour réguler notre glycémie.
Le conflit majeur de l’intrigue est la lutte entre la passion et la raison et Grissom est résolument du côté de la raison.
Pour s’opposer à la raison vient alors Warrick Brown. Brown est un être passionnel qui privilégie l’humain malgré que c’est une cause d’erreur et de folie. Notez cependant que le procedural genre (tout comme la sitcom, d’ailleurs) ne prend pas position. Il ne cherche pas à nous convaincre que la raison est meilleure que la passion ou l’inverse. Les arguments pour les deux aspects de ce moteur qui fait fonctionner cette série ont autant de poids les uns que les autres et cela donne de la matière dramatique passionnante.
Quant aux autres personnages, ils oscillent entre la raison et la passion selon les situations. Il faut prendre garde d’ailleurs à ce que soit introduit d’abord les deux aspects les plus extrêmes du monde (ici, ce seront Grissom et Brown) et seulement ensuite les autres personnages.
L’intrigue d’un procedural genre
Le plus simple est de commencer par poser la solution d’un problème et ensuite de remonter les différentes étapes qui ont mené à cette solution.
Dans le cas d’un épisode comme ceux des Experts, les auteurs imaginent un crime (ou une transgression) le plus ingénieux possible et construisent à rebours toutes les preuves qu’il faudra découvrir pour le résoudre. Ces indices seront bien sûr disséminés dans les scènes antérieures au dénouement.
Pour prendre un exemple du pilote des Experts, une transgression implique des prostituées qui droguent et volent leurs clients en se badigeonnant les seins avec une drogue. Différentes scènes nous montrent un homme inconscient avec les lèvres fortement décolorées, une femme inconsciente qui ne présente aucune décoloration des lèvres et une troisième scène où les médecins examinent la jeune femme et découvrent une décoloration des seins de celle-ci.
Alors qu’elle apparaissait comme une victime, il s’avère en fait qu’elle est l’agresseur et que son arnaque s’est retournée contre elle. Il y a une dialectique entre les indices : affirmation et négation de l’affirmation. En s’emparant de cette dialectique, le personnage principal parvient alors à se saisir de la vérité.
Par contre, s’il suffisait de rassembler les indices, il n’y aurait pas beaucoup de suspense. Leurres, fausses pistes et diversions en tous genres doivent aussi être de la partie. Le but est de temporiser afin que le climax garde son effet de surprise.
Des preuves qui semblent vouloir donner la solution qui aboutissent en fait à rien sont un bon moyen de retarder le travail des enquêteurs. Par exemple, un prélèvement buccal qui devait permettre de confondre le coupable apporte en fait la preuve de son innocence.
Pour étoffer un épisode (et cela quel que soit le genre en fait), il existe souvent plusieurs intrigues. Contrairement à un format unitaire où on peut établir une relation entre intrigue principale et secondaire (l’une venant éclairer l’autre), dans une série, ce serait davantage des mini-histoires à l’intérieur de l’épisode et rien n’interdit en fait que les intrigues se rejoignent sur le thème par exemple comme une addiction au jeu aperçue sous des angles (ou arguments) différents.
La tonalité du procedural genre
La manière dont s’exprime le procedural genre tend à créer chez le lecteur à la fois un sentiment de la toute-puissance de la science (conférant presque au divin) et la laideur de la nature humaine. Le pouvoir absolu sur toute chose de la science (sous la forme du médico-légal) est porté au pinacle dans la découverte du mystère caché des choses.
Et l’aspect sombre et sordide des scènes de crime (souvent passionnel) vient équilibrer par sa seule présence l’effet de la science (ou de la raison).
Notez aussi comment les ombres pénètrent toutes scènes rendant le monde davantage comme un lieu de solitude et sinistre, voire morbide.
Une scène qui décrit le moteur de l’intrigue
Grissom rumine sur la preuve physique récupérée par le système de sécurité du casino qui montre que la serrure électronique de la chambre de la victime n’a pas été forcée. Ce qui ne colle pas avec la situation et suggère que la victime a été tuée ailleurs.
Mais des fibres de la moquette de la chambre de la victime ont été retrouvées accrochées au bracelet-montre que celle-ci portait. En conséquence, elle est bien morte dans cette chambre et traînée à travers celle-ci.
Les deux indices récupérés jusqu’à présent semblent pointer vers deux directions opposées. Donc l’intrigue n’avance plus jusqu’à ce que Grissom réalise qu’il y a un bug dans le système de sécurité du casino. En effet, lorsqu’une clef est insérée lorsque la porte est encore ouverte et laissée dans la serrure lorsque la porte est refermée puis seulement retirée après que la porte soit de nouveau ouverte, le système de sécurité est incapable d’enregistrer l’ouverture de la porte la seconde fois.
Grissom n’a pas les connaissances nécessaires pour remonter cette séquence d’événements. Il en a simplement l’intuition mais il ne fait pas confiance à l’intuition. Seule le recours à la science va lui permettre de confirmer ce qu’il pressent.
Il se livre donc à une petite expérience avec le personnel du casino et ce sentiment de vérité qui l’emplissait est alors confirmé. Cette intrigue illustre à la fois la méthode scientifique qui permet d’atteindre à la vérité qu’autrement on ne saurait percevoir et confère à Grissom une sorte de prescience.
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