Le sixième film de Joel et Ethan Coen, Fargo, présente un scénario un peu étrange et pourtant, son succès critique et commercial est au rendez-vous. A quoi est dû son importance culturelle, historique ou esthétique (selon la Bibliothèque du Congrès des États-Unis) ?
C’est ce que nous allons tenter d’analyser dans cet article. Notons aussi que Fargo appartient au cinéma indie, le cinéma indépendant dont l’esprit flotte sur le monde en se jouant des frontières.
Le dénouement de Fargo
Le scénario de Fargo se clôt sur Marge et Norm. On nous informe qu’un canard colvert peint par Norm a été retenu pour figurer sur un timbre-poste à 3 cents. L’humilité de Norm lui fait dire qu’il aurait préféré 25 cents mais en fait, il est très fier de la destinée de son canard colvert.
On comprend aussi à quel point Marge est dévouée envers son mari Norm. Elle comprend et accepte ses manières excentriques et fait l’effort de le rassurer. Il n’y a pas de petites victoires. Ou bien on réussit ou bien on échoue : il n’y a pas d’entre deux, pas de compromission.
Écrire un scénario, c’est prendre une position sur le monde. C’est une responsabilité. On peut utiliser la fiction comme moyen d’expression d’un désir philosophique. Fargo prétend à cela en optant pour une approche existentialiste.
Pour faire très court, l’existentialisme est l’étude du sujet humain non seulement en tant que sujet pensant (ce qui le distingue de l’animal) mais aussi dans ses actes et ses sentiments. C’est l’existence de l’individu humain qui intéresse l’existentialisme, la façon dont les êtres humains comprennent leur existence dans le monde.
Lorsqu’ils réalisèrent Fargo en 1996, les frères Coen créèrent un film lourdement chargé en humour noir, d’une violence sinistre et aux visuels fascinants qui capturèrent effectivement la banalité et l’excentricité de la vie.
Fargo donne une réponse à la triste constatation de l’insignifiance de la vie moderne en démontrant que chacun d’entre nous est capable de donner un sens à sa vie.
Et la signification que chacun donne à sa vie n’est pas universelle. Que les autres ne comprennent pas comment nous percevons le monde importe peu et c’est probablement cela que le dénouement de Fargo nous invite à considérer.
Le monde de Fargo
Si l’on souhaite s’inspirer d’un scénario existant pour écrire son propre projet, il faut d’abord interpréter l’effet que le dénouement a sur le lecteur/spectateur. Quand on écrit pour un lecteur, c’est l’impact de notre discours sur lui que nous visons.
Ensuite, il faut étudier le prologue (ou bien la scène d’ouverture si on fait l’économie du prologue). Le prologue (ou la première scène selon le cas) permet d’établir le monde de l’histoire. Quelles que soient les idées que nous avons déjà notées par ailleurs (des personnages, des lieux, des situations, des images…), il est important de fixer le cadre entre les limites duquel l’histoire se déploiera.
Le monde est essentiel parce que les personnages vont soit l’affronter, soit s’y couler. Cela permet de définir qui sera le protagoniste (en butte contre le monde) et la force antagoniste (qui représente le monde).
Dans Fargo, le prologue sert aussi aux crédits du film (cela ne gêne en rien). L’impression voulue par les auteurs est de nous faire ressentir un monde dénué de signification. Il n’y a rien d’autre qu’un blanc infini, vide de lignes et de couleurs, une toile vierge.
Ce que l’on nous suggère, c’est l’apparence d’un monde tel qu’il existe sans l’existentialisme.
Pour l’existentialiste, cette toile vierge est une opportunité pour faire du sens. Norm, le mari de Marge, fait exactement cela à travers ses passions pour la peinture et la pêche. Le scénario, cependant, nous concocte quelques scènes nous démontrant que ce sentiment libérateur de possibilités n’existe pas dans le quotidien du monde de Fargo.
La plupart des personnages dans ce monde ne voit pas l’infinie blancheur du vide comme une source de liberté. Ils se sentent au contraire piégés et oppressés dans ce vide à l’image de Jerry Lundegaard, l’un des principaux antagonistes qui incarne la règle au cœur du monde de Fargo (un consensus a convenu que Marge Gunderson était le personnage principal).
Le monde de Fargo nous fait l’éclatante démonstration que la plupart des personnages voit le monde comme un lieu à l’image de la théorie de Darwin où la nécessaire évolution consiste à imposer ses vues sur autrui conférant ainsi une supériorité grâce à laquelle le plus fort l’emportera.
Le résultat est alors un monde dénué de sens. Ce n’est pas en formatant le regard de l’autre sur nous-mêmes que nous pourrons justifier notre existence. Parce que si l’autre fait de même, forcément ce seront des points de vue conflictuels desquels il ne peut rien sortir d’autre qu’un anéantissement mutuel.
Jerry
Puisque Jerry incarne le monde de Fargo, penchons-nous un instant sur ce personnage. Dans la séquence d’ouverture, Jerry arrive dans un bar de quartier. S’il se rend en ce lieu, c’est parce qu’il veut prendre le contrôle de sa vie. Son intention est de louer les services de deux individus pour qu’il kidnappe sa femme. Ainsi, il pourra demander à son beau-père qui ne cesse de le rabaisser une forte rançon.
Mais dès que Jerry fait la connaissance des deux kidnappeurs envisagés, il perd aussitôt pied. Comme les choses ne se passent pas comme Jerry le voulait, il s’exaspère et panique et se laisse envahir par la colère comme nous le montre la scène où il s’énerve sur son pare-brise avec le grattoir.
Maintenant, Jerry ne voit le monde qu’à travers ses émotions. Il est incapable de raisonner correctement. Persuadé qu’il mérite cet argent, Jerry va concevoir l’idée de récupérer l’argent en mentant à son beau-père et en doublant les deux kidnappeurs.
Jerry essaie désespérément d’imposer sa volonté sur le monde mais il ne fait que rajouter au chaos et au conflit.
Les personnages
L’alternative au monde de Fargo tel qu’il nous est exposé est une attitude existentielle. Cela implique de ne pas prendre part au combat généralisé. C’est comprendre que la vie peut signifier des choses différentes et parfois opposées à la fois.
Être existentialiste, c’est trouver du sens dans sa propre interprétation du monde tout en permettant aux autres de faire de même sans leur imposer notre point de vue.
Dans Fargo, le personnage qui incarne le mieux cette alternative est Marge. Il est d’ailleurs plus sage de considérer son personnage comme une alternative plutôt que de la voir en conflit avec le monde (ce qui caractérise habituellement le personnage principal).
Le monde de Fargo est lui-même un espace conflictuel permanent. Être en conflit avec ce monde, c’est être comme Jerry qui participe au chaos ambiant.
Marge nous est introduit en pleine nuit alors qu’elle est réveillée par un coup de téléphone. Cette scène est très intéressante du point de vue du thème. Elle nous explique que dans un monde que l’on ne peut contrôler, dormir est l’échappatoire. Mais le monde ne vous laisse pas en paix.
Assurez-vous que vous comprenez pourquoi vous écrivez une scène et comment vous l’écrivez. Ne craignez pas l’invention formelle tant que vous connaissez votre intention.
Maintenant, Marge pourrait se fâcher de voir son sommeil interrompu mais au contraire, elle ne combat pas le monde, elle fait avec.
Marge sait que sa façon de voir le monde n’est pas partagée par tout le monde mais elle ne s’en offusque pas. Elle l’accepte sans chercher à imposer sa propre perspective des choses sur autrui.
Car cette manière d’être est destructrice. Interpréter le monde pour ce qu’il signifie pour nous est bien moins angoissant.
L’intrigue de Fargo
La personnalité de Marge porte à réfléchir. Puisque c’est un être de paix et non de conflit, comment trouver l’intrigue de ce scénario ? Fargo est très audacieux en ne faisant intervenir ce personnage qu’aux environs de la page 30. C’est assez inhabituel puisque le personnage principal est classiquement introduit dans la première scène (juste après un éventuel prologue).
L’histoire commence en se concentrant sur Jerry (d’où la nécessité d’un consensus autour de Marge comme personnage principal puisque Jerry présentait toutes les caractéristiques d’un protagoniste). Ce nécessaire ordonnancement de l’information sert en fait à alimenter le monde, à lui donner de la matière.
L’autre audace retenue par les auteurs de Fargo est d’avoir fait de Marge un officier de police. Alors que le personnage principal est de manière traditionnelle celui qui est à la source du conflit, Marge essaie d’éliminer le conflit et de restaurer la paix.
Ainsi, il s’est avéré nécessaire de construire ce conflit afin de donner une raison d’être à Marge.
Le fait que Marge soit une femme n’est pas gratuit non plus. Les auteurs semblent vouloir reprendre les propos de Jean-Luc Godard énonçant que les hommes ne pouvant engendrer, ils souhaitent alors détruire. Ce désir de destruction est un conflit nihiliste comme si l’homme ne pouvait trouver la paix que dans l’anéantissement.
Pour mettre en place cette approche d’un humanisme (Marge) contre le nihilisme ambiant du monde de Fargo, les auteurs commencèrent par façonner l’univers en montrant un Jerry et ses complices variés cherchant à plier le monde à leur volonté en échafaudant des plans et des stratégies qui ne font que se retourner contre eux.
La seconde articulation de cette histoire est la découverte par Marge de sa propre signification. Elle atteint cette révélation non pas en essayant de soumettre le monde à sa propre volonté mais en l’interprétant pour ce qu’il signifie pour elle.
Pour l’existentialisme, la réponse aux questions que nous pourrions être amenés à nous poser sur notre place dans ce monde, c’est nous-mêmes.
Mike Yanagita
Nul doute que les personnages dépeints par Ethan et Joel Coen sont des victimes de leur propre faillibilité et habituellement, ils doivent en supporter les pénibles répercussions. Et Mike, bien que personnage mineur et n’apportant rien de particulier à l’intrigue, n’y échappe pas non plus.
C’est un personnage néanmoins important parce que sa présence et les conséquences de celle-ci pour Marge permettront à Marge de trouver les réponses qu’elle se pose sur elle-même et de préparer ainsi la conclusion de l’histoire.
En introduisant un tel personnage dans la vie de Marge par pure coïncidence, le scénario offre à celle-ci une dramatique opportunité de se saisir de son propre être au sein de ce monde chaotique. Elle commence par repousser les tentatives de Mike pour la séduire. Marge a fait son choix et ce choix est son mari Norm.
Et puis Marge va un peu plus loin dans sa démarche existentielle. Lorsqu’elle apprend que l’histoire que Mike lui a racontée à propos de sa vie n’est qu’une élucubration, elle pense alors que Jerry pourrait aussi avoir menti à propos de sa femme.
Dans un premier temps, malgré le comportement étrange de Jerry, aucune suspicion particulière ne s’était formée dans l’esprit de l’enquêtrice Marge. Après qu’elle est découvert que Mike avait des problèmes psychiatriques, elle prit peut-être conscience que son inclination à faire confiance et sa nature aimable l’ont trahi, la culpabilisant peut-être mais surtout la tricherie de Mike a levé chez Marge l’intuition que Jerry pourrait mentir aussi.
Aucune raison n’est à l’œuvre ici. Il s’agit seulement d’une intuition que Marge va suivre et cela porte ses fruits. On ne peut pas raisonner sa place dans le monde. Il faut trouver sa propre voie sans chercher à comprendre comment le monde fonctionne vraiment parce que cette explication des choses nous est inaccessible.
Il faut suivre ses intuitions tout comme le fait Marge pour tenter de s’approcher au plus près de la vérité tout en sachant que nous ne l’atteindrons pas.
Le ton de Fargo
L’ironie assumée de Fargo pourrait être blessante (moins pour les européens que pour les natifs du Midwest étasunien). Si c’était le cas, c’est parce que le discours des frères Coen aurait été pris trop au sérieux. L’ironie n’en est pas moins une affaire délicate. Habituellement, on se méfie de ceux qui la pratique parce qu’on ne sait jamais vraiment ce qu’ils cherchent à dire.
Le ton railleur des frères Coen est néanmoins à l’abri des attaques parce que s’il est pris au sérieux, c’est que le lecteur/spectateur n’a pas compris leur intention et passe donc à côté du message. L’ironie du scénario de Fargo est utilisée pour créer un détachement, pour signifier que leur histoire n’est qu’une histoire et partant, pourquoi la prendre trop au sérieux.
En fait, Fargo laisse le lecteur/spectateur décider par lui-même comment il doit prendre les choses qui lui sont présentées.
Deux scènes en particulier
Empathie et suspense, les accroches habituelles entre un lecteur et les personnages ne fonctionnent pas avec Fargo. Dans un monde existentiel, il ne peut y avoir de réelle empathie parce que l’on ne connaît jamais vraiment l’autre.
Et le suspense ne peut être éprouvé parce que la signification existe ici et maintenant indépendamment du futur. Le scénario de Fargo oscille continuellement entre l’anéantissement et la découverte existentielle.
Le néant
Dans cette scène, Carl est confronté à sa propre condition : un employé mineur au service d’un système qui fait de l’argent. Mais cela ne révèle rien en lui-même. Au contraire, il s’en prend violemment à sa propre image. Et alors qu’il devrait faire profil bas afin de gagner les 40000 $, il se querelle en public pour 4 $.
Cette scène n’ajoute rien à l’intrigue. Elle ne fait pas avancer les choses. Elle n’a aucune signification et c’est précisément cela qui est recherché. S’inspirer du scénario de Fargo, c’est aussi concevoir des scènes comme celle-ci où le lecteur ressentira un vide du point de vue de la signification. Cette scène est importante parce que précisément elle ne sert à rien.
L’expérience
L’autre type de scène consiste à remplacer ce vide de sens par une expérience de découverte existentielle. Le miroir ne renvoie pas le vide. Deux personnages qui n’ont rien en commun permettront à l’un d’entre eux d’éprouver que ses choix de vie ont donné un sens à sa vie.
Les deux filles de la scène n’ont rien de commun avec Marge. Elles ont eu des relations sexuelles avec des hommes qu’elles ne parviennent même pas à se souvenir.
Marge, quant à elle, a fait le choix de se dévouer à un homme et à lui seul. De cette scène, on s’attend à un clash entre des personnalités aussi différentes d’autant plus que les filles sont aussi agaçantes que pouvait l’être l’employé du parking.
Tout comme lui, ces filles sont piégées dans leur petit univers, frustrant Marge en relatant des détails qui sont certes importants pour elles mais qui n’ont aucun rapport avec quoi que soit d’autre.
Mais contrairement à Carl, Marge ne perd pas patience. Elle ne réagit pas violemment à sa frustration presque palpable d’ailleurs. Elle accepte patiemment la situation parce que c’est ainsi que va le monde.
Plutôt que de se moquer des filles ou d’abandonner par exaspération (ce que l’on pourrait comprendre et c’est pour cela aussi que l’on s’y attend), Marge garde le contact avec les filles et soudain la scène se clôt avec une révélation inattendue qui va servir à son enquête. Dans le chaos ambiant, Marge a trouvé un indice de signification personnelle.
Pour écrire une telle scène, il suffit de mettre le personnage qui doit éprouver son sens de l’existence en présence d’un autre qui lui soit radicalement opposé. Dans cet autre, le personnage trouvera un sens à son existence.
En alternant ces deux types de scènes, vous suivez le même mouvement qui articule Fargo. Dans le néant, il est possible de donner du sens à sa vie.
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