Un scénario de Spike Lee est toujours une invitation à la réflexion et à l’esprit critique (une denrée plus rare que l’on ne veut bien l’admettre). Cette motivation de l’auteur à faire réfléchir son lecteur est la raison de l’existence de Do the right thing qui fit sensation lors de sa sortie.
Voyons comment Spike Lee s’y prend pour inciter son lecteur à la réflexion et comment nous pourrions nous aussi procurer une telle expérience au lecteur de notre propre scénario.
Le dénouement
Nous posons comme postulat que l’effet psychologique (ou effet cognitif) que nous souhaitons faire éprouver au lecteur ne pourra être accompli qu’après la fin de l’histoire.
C’est le dog day dans le quartier de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn. La chaleur attise les tensions raciales entre afro-américains qui demeurent en majorité dans le quartier et le propriétaire d’origine italienne d’une pizzeria.
Les choses dégénèrent et la police tue l’un des afro-américains qui n’était pourtant pas armé. La foule qui a assisté à ce meurtre (c’est l’idée derrière la brutalité policière) en fait porter la responsabilité à Sal (le propriétaire de la pizzeria) et à ses fils et incendie la pizzeria.
Le dénouement est constitué de deux citations. L’une de Martin Luther King :
Violence as a way of achieving racial justice is both impractical and immoral. […] Violence ends up defeating itself. It creates bitterness in the survivors and brutality in the destroyers
La violence comme moyen d’en finir avec la discrimination raciale et obtenir plus de justice est illusoire et immorale. La violence finit toujours par se vaincre elle-même. Elle crée de l’amertume chez les survivants et de la brutalité chez ceux qui détruisent.
Et l’autre de Malcolm X :
…I am not against using violence in self-defense. I don’t even call it violence when it’s self-defense, I call it intelligence
Je ne suis pas contre d’utiliser la violence pour se défendre. Je ne l’appelle même pas de la violence quand il s’agit de se défendre, j’appelle cela de l’intelligence.
Deux opinions contraires sans préséance aucune : c’est au lecteur de choisir laquelle est juste. Classiquement, le dénouement vous dit quoi penser. Ici, on vous incite à penser par vous-mêmes.
C’est le lecteur/spectateur qui devra décider de lui-même qui a raison de King ou de Malcolm X à propos de la violence.
Le dénouement nous place aussi dans un état émotionnel incertain lorsque Mookie rappelle à Sal que Radio Raheen est mort et que l’assurance de Sal lui remboursera sa pizzeria et que Sal lui répond que cette pizzeria, c’était son rêve, qu’il l’avait construite de ses propres mains.
La pizzeria était Sal lui-même, sa destruction est symbolique de la mort de Sal aussi. Finalement, Mookie et Sal ont un point commun. Mais le scénario ne prend pas position. Il y a un conflit émotionnel et il ne sera pas résolu par le scénario. C’est au lecteur/spectateur qu’est confié cette tâche.
Un effet de distanciation
L’effet de distanciation est une technique narrative mise au point par Bertold Brecht qui consiste à créer une distance entre le lecteur/spectateur et l’histoire afin de provoquer une prise de conscience que ne permettrait pas la catharsis aristotélicienne.
Le théâtre de Brecht évite l’identification aux personnages comme moyen de cet éveil. Brecht considérait cela comme une manipulation parce que les passions sont la voie d’accès à tout individu. Elles fragilisent l’être humain et le rendent vulnérable et manipulable. Certes, c’est oublier aussi un peu vite que nos passions nous poussent à faire de grandes choses.
En emmenant le lecteur sur un grand huit d’émotions, l’auteur le prive de son esprit critique. Somme toute, n’est-il pas absurde de ressentir par personnage interposé et par comparaison aussi des choses qui nous rappellent vaguement qu’on les a plus ou moins vécues ? Il s’agit d’une aliénation fondamentale.
Historiquement, Brecht utilisa cet effet de distanciation pour lutter contre la montée du nazisme pour inciter les gens à penser de manière critique la propagande de Goebbels qui endormait les esprits en les imbibant de peur, de haine, de toute émotion suffisamment forte pour influer sur eux les émasculant en quelque sorte de la faculté de juger juste.
La propagande est au service d’une idéologie unique et c’est en cela qu’elle est inacceptable. Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl aussi plastiquement réussi que paraît ce projet n’en est pas moins au service du régime nazi dont l’intention était de faire capituler les esprits (avant les nations).
Un auteur de fiction ne fait pas de propagande. Il dénonce, certes, mais il n’oublie pas que le succès politique du nazisme est dû pour une large part aux théories propagandistes de Goebbels.
Spike Lee s’orienta sur le chemin de Brecht parce qu’il a abouti à la conclusion que Hollywood elle-même en était venu à faire de la propagande parce que les sommes investies dans le financement des films étaient si risquées que les investisseurs préféraient offrir aux spectateurs une nourriture apte à leur procurer une sorte de confort moral.
Il s’agissait essentiellement d’une opération de séduction par la romance, l’émerveillement et la peur. C’est-à-dire trois des émotions les plus prégnantes sur notre conduite et notre identité.
En proposant aux spectateurs de s’échapper émotionnellement, sentimentalement le temps d’une histoire, Spike Lee pensait que le cinéma perdait son statut d’art (une critique dont Steven Spielberg fut accusé mais qu’il nia à juste titre d’ailleurs en arguant du fait que l’art est l’expression personnelle d’un artiste à mille lieues de la propagande).
Donc, si vous êtes intéressé à produire chez votre lecteur une impression de distanciation afin de solliciter son esprit critique, vous pourriez suivre la voie de Brecht et de Spike Lee.
On pourrait alors montrer que le monde est recouvert d’un vernis qui force l’opinion (dans l’exemple de la propagande mais on pourrait tout aussi bien considérer les médias plus ou moins au service de l’expression étatique) avec l’intention de démontrer que cette forme d’expression n’est en fait qu’une surface vide bien que convaincante (sinon, on ne se laisserait pas aussi facilement prendre au piège du manque d’esprit critique).
Dans la suite de l’histoire, le vernis commencera à s’écailler révélant qu’il n’y a rien en-dessous, rien à en attendre et le lecteur commencera à s’interroger, à mettre en doute ce qu’on lui affirme, à prendre conscience de la superficialité de ce qu’on lui énonce avec force et conviction (comme le ferait des médias qui délivreraient davantage de propagande que de l’information).
Le scénario de Casablanca proposait au lecteur d’oublier la raison pour la passion. Ici, on nous demande l’inverse : on oublie nos passions.
Le dénouement de Do the right things va se servir de nos émotions pour nous rendre confus et inconfortables nous forçant à nous poser des questions auxquelles il ne répondra pas. C’est le principe de la fin ouverte dans laquelle la réponse ultime est laissée au lecteur.
Il s’agit d’émouvoir puis de déconcerter pour que l’émotion ne soit pas utilisée comme porteuse d’une signification mais plutôt comme un moyen de chercher par soi-même de la signification.
Le monde de l’histoire
A première vue, Do the right thing de Spike Lee avec ses scènes brèves, sans lien apparent (comme pour Princess Bride, par exemple), son nombre de personnages sans but véritable ne semble pas vouloir s’insérer dans une structure narrative classique. Et, d’une certaine manière, le scénario l’assume.
Pourtant, il suit une action claire (donc le lecteur n’est pas confus) et possède cet élan puissant inhérent à ce mouvement qu’on nomme intrigue. Action et intrigue sont des termes que l’on retrouve dans une narration classique.
S’inscrivant nettement dans un problème de société très grave sur le racisme, le scénario possède une unité cachée sous ce qui peut apparaître comme une intrigue décousue.
Un des moyens qui permet l’unité est le lieu de l’action : Bedford-Stuyvesant délimitée d’un côté par la pizzeria de Sal et de l’autre côté de la rue par l’épicerie coréenne.
La majorité de l’action a lieu entre ces deux ancres. Cette action se constitue des rencontres entre les membres de ce quartier et ce sont précisément ces rencontres qui constitueront à leur tour la causalité nécessaire à une narration classique.
A l’image d’autres histoires comme American Graffiti ou Magnolia, le scénario est structuré autour d’un cadre temporel limité lui aussi a quelques heures. On nous raconte des tranches de vie assez brève d’un groupe de personnages.
La première scène (qui n’est pas la séquence d’ouverture où Tina danse et qui ajoute aussi à l’établissement du monde de l’histoire) nous présente Señor Love Daddy (dont les interventions contribuent à lier les événements) et cette première émission (il est le DJ d’une radio locale) nous fournit d’importantes informations sur le monde qui subit actuellement une vague de chaleur écrasante qui intensifiera les tensions entre les personnages et participera directement au violent débordement du dénouement.
Comme dans la tragédie classique, les dernières images font écho aux premières. A ce début de l’histoire, il est encore malaisé de comprendre ce que sera la règle majeure qui régit ce monde.
Spike Lee (l’auteur du scénario) savait au moment de l’écriture qu’il se concentrerait sur la communauté comme un tout plutôt que sur le parcours dramatique de quelques personnages.
Ainsi, nous pouvons déceler vu d’en haut un conflit de générations. Il y a les anciens qui cherchent à préserver les traditions. La force morale est incarnée par la matriarche Mother Sister, Da Mayor représente le courage et le respect des mœurs et des convenances. Ensuite, ces trois hommes d’âge mûr commentant la vie du quartier et dont il émane de la conversation entre eux (davantage un soliloque, d’ailleurs) intelligence et sens commun.
Et par ailleurs, nous avons la jeune génération qui a besoin de créer un nouvel esprit communautaire en dépassant le conflit sexuel et racial.
C’est par la femme que ce changement pourrait être réalisé. Elle cherche à responsabiliser les jeunes hommes afro-américains en tentant de canaliser leur colère. Tina met la pression sur Mookie pour qu’il fasse davantage attention à elle et à leur fils. Jade fait le leçon à la fois à son frère Mookie mais aussi au nerveux et agressif Buggin’Out.
D’ailleurs, à celui-ci, elle lui dit qu’il ferait mieux de diriger son énergie à faire quelque chose de positif pour la communauté.
Le conflit au sein de la communauté
Un des principaux conflits du scénario qui bouscule la communauté est l’aveu par Sal qu’il ne s’est pas vraiment intégré dans la communauté et c’est ce qui est ressenti comme une provocation parmi les plus exaltés des principaux éléments de cette communauté.
On peut constater pour ceux qui ont suivi ma série d’articles sur Dramatica qu’il y a en fait 8 personnages qui font ou subissent l’action.
La multitude apparente (aussi fascinante ou amusante qu’elle puisse être) est bien plus périphérique et la plupart du temps réagit à l’action mise en œuvre par les conflits et les buts de seulement huit personnages.
D’ailleurs, Dramatica n’est pas la seule théorie à recommander 7 ou 8 personnages pour la compréhension et l’interprétation d’un scénario.
Là aussi, on peut en déduire que Spike Lee ne s’est pas éloigné autant qu’il peut sembler de la tradition narrative.
Le personnage principal est Mookie. Conformément à Dramatica, nous avons une ligne dramatique concernant la vie personnelle de Mookie. Dramatica propose aussi une autre ligne dramatique. Elle la nomme Influence Character Througline.
Cet Influence Character est un personnage qui influe sur le personnage principal. Mais il a aussi une vie à lui.
Qui pourrait être cet Influence Character ? Pour Do the right things, il est la communauté elle-même. Nous observons la vie de la communauté à travers cette ligne dramatique qui la concerne : l’Influence Character Througline.
Maintenant il existe une troisième ligne dramatique indispensable à la constitution de l’histoire : celle de la relation entre le personnage principal et son Influence Character ce qui se concrétise dans Do the right things par la description de la relation entre Mookie et le reste de la communauté.
Les personnages
Revenons un instant sur l’effet de distanciation. Cette approche narrative semble ne pas souhaiter que le lecteur participe activement à l’action. Ce n’est pas tout à fait juste. S’il y a éloignement, Brecht voulait néanmoins que son lecteur/spectateur reste intéressé et engagé dans le drame faute de quoi son message serait perdu.
L’effet de distanciation cherche à éviter l’investissement émotionnel du lecteur dans les personnages. On peut s’interroger sur l’intérêt de cette démarche. Brecht pensait qu’elle favorisait le message politique, social ou moral. Et c’est bien de cela qu’il s’agit avec Do the right Things.
Les usages de cet distance d’avec le lecteur peuvent être de lui faire considérer la signification d’une parabole (dans laquelle le message est globalement moral). Vous pourriez vouloir aussi explorer un thème ou une problématique et permettre à votre lecteur d’envisager plusieurs angles de perspectives.
C’est ainsi que Spike Lee évite soigneusement de créer une hiérarchie entre les personnages avec le protagoniste en position suprême. C’est vraiment l’ensemble qu’il faut considérer.
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L’introduction de Mookie n’est vraiment pas en sa faveur. Cette chambre dans laquelle nous le découvrons ne nous met pas à l’aise avec le personnage (tout est affaire d’impressions ici). Le premier rapport qu’il a avec quelqu’un est d’agacer la jeune femme endormie. Et ce n’est pas du goût de celle-ci. C’est le seul jour où elle peut dormir un peu et Mookie vient de le ruiner.
Le comportement déstabilisant est un des traits de caractère de Mookie. Pour l’accentuer, Spike Lee utilise un des moyens pratiques de la distanciation en retenant l’information que la jeune femme endormie est la sœur de Mookie (nous l’apprenons en fait lorsqu’il joue avec ses lèvres).
Ce dispositif narratif consiste à établir une relation distanciée non seulement entre le lecteur et les personnages mais aussi entre l’auteur et le lecteur.
Dans cette scène, la première impression que nous nous formons de la relation possible entre Mookie et cette jeune femme (il y aurait entre eux une relation amoureuse) est totalement prise à contre-pied lorsque Mookie révèle ses véritables intentions et que nous découvrons la nature véritable de leur relation (ils sont frère et sœur).
Da Mayor et Radio Raheem sont eux aussi présentés comme perturbateurs dès leur introduction (Radio Raheem qui se promène avec sa boombox à fond ou Da Mayor se chamaillant).
L’idée est de montrer que beaucoup de personnages sont déjà en conflit et qu’ils le vivent avec une égale intensité. Pourquoi ? Parce que le conflit ne doit pas être relatif.
En quelque sorte, Spike Lee reprend à son compte le gestus brechtien du rapport social entre les personnages en créant une distance entre eux, en faisant en sorte qu’aucun des personnages n’est subordonné à un autre en quelque manière.
Wake up
Do the right thing ne nous présente pas un héros qui va changer le système. La vérité est qu’on ne peut rester à attendre un hypothétique héros pour notre salut. Il faut se réveiller, c’est-à-dire comprendre que le seul moyen de résoudre le problème est de rejoindre d’autres qui sont dans le même cas que nous.
Mais cette unité voulue se constitue d’un ensemble disparate. Spike Lee pour signifier cette différence s’appuie sur un ensemble de motivations à l’intérieur de chaque personnage.
Ainsi, on ne sait jamais vraiment quel est le combat de ces personnages ou ce à quoi ils croient sincèrement.
Mookie, par exemple, est investi d’abord comme un perturbateur, une nuisance, ensuite comme un escroc, puis comme père, puis comme opportuniste puis finalement comme une conscience sociale.
Sal avec ses tenues et son apparat élégants s’oppose naturellement à Mookie (bien plus que les coréens).
On aurait pu penser que Pino soit l’antagoniste puisqu’il déteste les noirs et ne s’entend pas avec Mookie.
Mais ce serait un peu vite oublié le monde de l’histoire. Si antagonisme il doit y avoir (et ce serait préférable), c’est d’abord un antagonisme ethnique. Sal représente les italo-américains et Mookie les afro-américains.
Nous avons vu dans les articles précédents, depuis que nous avons commencé cette série de scénario modèle, que la force antagoniste s’incarnait dans la règle qui régit le monde de l’histoire alors que le protagoniste s’opposait à elle (du moins au début de l’histoire).
Pourtant lors du climax, Sal explose littéralement son image par une simple réplique qui lui vient du cœur : « I’m gonna kill somebody today » (Je vais tuer quelqu’un aujourd’hui).
Qu’est-ce que cela induit ? Que Sal lui-même est en conflit avec le monde. Après tout, Sal tout comme Mookie et toute la communauté subit les effets de l’écrasante chaleur (malgré toutes les différences qui existent entre eux).
Partant, le lecteur se demande s’il y a vraiment quelqu’un qui puisse être heureux dans cet univers fictif.
Comment pourrions-nous utiliser un contexte similaire à celui de Do the right Thing ?
D’abord, il faut créer ce contexte. Ici, ce sont les italo-américains contre les afro-américains. Ce pourrait être aussi le rêve américain comme dans American Beauty.
Les italo-américains de Do the right thing estiment faire partie du système alors que les afro-américains se sentent davantage trahis par ce système.
Ce qui nous parlerait peut-être mieux à nous, c’est de situer le contexte dans nos banlieues urbaines et de faire la démonstration des mécanismes d’exclusion, de marginalisation des habitants de certains quartiers. Le contexte est essentiellement politique.
Á propos d’habitants, il sera créé un ensemble de personnages. Et même si leurs fonctions dans l’histoire sont respectées (on distingue un protagoniste et un antagonisme par exemple), ils seront tous en rupture avec le contexte.
Sal, par exemple, est censé représenter la règle du monde puisqu’il est l’antagoniste apparent. Il s’avère en fait qu’il est lui-même en lutte contre cette règle tout comme l’est Mookie, le personnage principal.
Comme la règle du monde est rassurante, le lecteur s’identifiera d’abord avec l’antagoniste.
Mais l’effet de distanciation le placera rapidement dans la position de l’observateur afin de lui permettre de juger de la situation sans être perturbé par des sentiments d’identification (donc émotionnels) avec tel ou tel personnage.
Quant à ce qui pousse les personnages à agir, ce sera un mélange de motivations bonnes et mauvaises. L’auteur cherche à impliquer politiquement son lecteur en supprimant le clivage classique entre héros et méchant (ou méchante) de l’histoire.
Et principalement (pour créer une distance), éviter l’empathie du lecteur envers les personnages.
Par exemple, on pourrait faire la démonstration que les préjugés s’abattent sur tout le monde, à la fois sur ceux qui en sont les victimes et sur ceux qui les professent.
Ainsi, le lecteur ne peut pas s’identifier aux victimes et ne peut pas reconnaître les harceleurs. Le lecteur alors ne cessera de s’interroger sur ce que peut bien cacher tel ou tel comportement de tel ou tel personnage au point même de se demander si le personnage lui-même sait ce qu’il veut.
L’idée est de poser une norme ou un dogme et de montrer qu’un des personnages (ou un groupe de personnages) croit en cette norme ou ce dogme et un autre personnage (ou groupe de personnages) est en lutte contre cette norme imposée.
Puis de démontrer que tous les personnages sont en fait en but contre cette norme ou ce dogme qu’ils n’ont pas choisi.
L’intrigue
L’intrigue primordiale qui sert à celle de Do the right thing ou à un projet de scénario de votre cru qui se fonderait sur une intrigue similaire est celle de Bertolt Brecht : Mère Courage et ses enfants.
Mère Courage n’est pas une héroïne (et encore moins un anti-héros).
Elle est obsédée par tirer profit d’une guerre et cette volonté détruira en fin de compte sa famille. La magie est que cette position de Mère Courage ne nous interdit pas de la trouver attachante. Tout comme Mookie qui peut paraître par moments détestable et à d’autres moments foncièrement adorable.
Le problème de Mère Courage est qu’elle commet systématiquement la même erreur. Mère Courage vit dans un monde gouverné par l’argent (il n’y a pas grand-chose qui ait changé de nos jours).
Alors, Mère Courage marchande. Et chaque fois qu’elle marchande lors d’une transaction financière, un de ses enfants meurt.
La situation de Mère Courage commence par emporter l’empathie du lecteur mais la répétition de la même erreur, l’entêtement de Mère Courage à commettre la même erreur fait que l’expérience du lecteur vis-à-vis du personnage commence à être moins émotionnelle et lui permet d’analyser ce personnage de manière plus critique.
On retrouve le même principe de boucle dans Do the right thing. Par exemple, les conflits raciaux s’embrasent puis se calment pour s’embraser de nouveau et se calmer de nouveau.
En quelque sorte, le monde décrit dans ce scénario fait l’apologie du progressisme. Le progrès social n’est possible (rupture de la boucle) que si le lecteur commence à s’interroger et à prendre conscience qu’il lui faut agir.
Jade (la sœur de Mookie) l’a bien compris lorsqu’elle dit :
I don’t mean to be disrespectful, but you can really direct your energies in a more useful way
Je ne veux pas manquer de respect mais tu devrais vraiment orienter ton énergie d’une façon plus utile
Donnez à votre lecteur une histoire où une situation négative se répète constamment jusqu’à ce que vous sentiez que dans l’esprit de votre lecteur quelque chose commence à s’éveiller et qu’il décide d’intervenir de manière critique.
En d’autres termes, qu’il ose remettre en question le système.
La tonalité
L’effet de distanciation tel que Brecht l’a conçu dépasse de très loin les possibilités de cet article. Essayons néanmoins d’en comprendre au moins un aspect pratique. Et revenons au théâtre (ce qui ne peut nuire au scénario).
La distance est un moyen de communication qui commence avec l’acteur qui interprète le personnage. Il ne lui est pas demandé de jouer selon ses propres sentiments mais d’exprimer des émotions (c’est ce qui se partage le mieux) à travers un langage artificiellement conçu.
Par exemple, dans Do the right things, lors du prologue (qui se confond ici avec le générique) le Fight the power de Public Enemy ne se contente pas de fixer le cadre de l’histoire.
Rosie Perez est d’abord montrée habillée d’une robe. Cela semble réaliste. Puis elle apparaît en tenue de boxe, puis à nouveau en robe, puis en tenue de boxe.
Cette façon de faire rappelle le théâtre vivant dans les veines duquel le cinéma se serait coulé.
Nous adoptons un langage de signes qui va créer une séparation entre le domaine de la nature (et c’est ce que font le film et son scénario, ils recopient la nature) et celui du théâtre.
L’effet de distanciation est un effet théâtral qui est inextricablement lié à un phénomène d’étrangeté, d’altération, d’exagération (pour mieux comprendre le phénomène) et qui crée un abysse entre la nature et l’art (ou la patte de l’artiste).
Le film devient ainsi une sorte de représentation artificielle de la réalité qui est dû en partie par une esthétique qui va au-delà de la simple copie pour atteindre une notion d’idéal ou de sublime.
La problématique pour l’auteur est de résoudre l’incompatibilité qui dérive des différents codes qui entrent dans la perception et l’expression de ces deux domaines.
Maintenant la scène de l’introduction de Mookie telle qu’elle apparaît dans le scénario :
INT: JADE’S APARTMENT–DAY
CAMERA MOVES IN ON a young man sitting at the edge of a sofa bed.
CLOSE UP–HIS SMALL HANDS
WE SEE him counting his money. This isn’t any ordinary counting of money, he’s straightening out all the corners of the bills, arranging them so the bills–actually the « dead presidents »–are facing the same way. This is MOOKIE. Once he’s finished with that task, counting his money, he sneaks into his sister’s bedroom.
Le narrateur (ici Spike Lee, l’auteur) voit les choses de deux manières : la réalité (Mookie compte les billets) et une autre réalité ou vérité (celle des portraits des présidents morts [dead presidents]) que Mookie aligne soigneusement).
Ce sont deux perceptions conflictuelles : le ton décrit un fait réaliste avec tous les détails (visuels, sonores) qui dépeignent ce fait et un style plus intense et peut-être moins lisible mais qui néanmoins incitera le lecteur à écouter de manière critique. Ces deux moyens d’expression (la réalité et une sorte de réalité augmentée) se pollue mutuellement. Le lecteur n’en souffre pas cependant. Au contraire, l’intention est de provoquer sa réflexion.
Ce sont bien deux vérités qui sont proposées et celles-ci sont conflictuelles comme les citations de Malcolm X et de Martin Luther King lors du dénouement.
Une émotion non résolue
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Cette scène crée un sentiment profond d’une émotion non résolue. Sous l’apparente relation amicale entre un homme blanc d’âge mûr et une jeune fille noire, le double regard de Mookie et de Vito va déstabiliser le lecteur/spectateur.
Le malaise émotionnel est d’autant plus accentué que Mookie et Vito comprennent bien ce qu’il se passe mais sont totalement impuissants pour parler ou intervenir.
L’émotion est alors comme suspendue prête à se reproduire et le lecteur est alors pris dans un mouvement circulaire le forçant à s’interroger sur ce qu’il vient de voir puisque l’intrigue ne lui apportera de toutes manières aucune réponse.
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