SCÉNARIO MODÈLE : CASABLANCA

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Apprendre le scénario par l’étude de l’un d’entre eux est très pratique. Il suffit d’en comprendre les mécanismes pour écrire ensuite son propre scénario guidé par les techniques narratives apprises tout en conservant son originalité car il ne s’agit pas de reproduire un scénario mais d’utiliser ses méthodes d’écriture.

De plus, un scénario s’inscrit dans un genre qui a ses conventions. L’étude d’un scénario donné, c’est donc aussi pénétrer les arcanes des genres.

Penchons-nous sur Casablanca à qui l’on doit le scénario à Julius J. Epstein, Philip G. Epstein, Howard Koch et Casey Robinson d’après la pièce Everybody Comes to Rick’s de Murray Burnett et Joan Alison.

Nous avons vu précédemment qu’il était important de comprendre l’effet qu’un scénario pouvait avoir sur l’esprit du lecteur/spectateur en gardant bien en tête qu’une histoire, c’est aussi une expérience.
Je vous renvoie à cet article :
PENSER LE SCÉNARIO

Lorsque nous avons appréhendé l’effet ou l’expérience recherchés, il nous faut remonter à la cause de cet effet c’est-à-dire comment l’auteur qui a su créer un telle expérience dans l’esprit du lecteur s’y est-il pris pour générer cette expérience.
Il faut donc comprendre la structure qui a permis cette mise en place afin de la reproduire si nous voulons nous aussi obtenir un effet similaire dans l’esprit de notre lecteur.

Commencer son scénario par la fin

Donc si l’on veut se servir d’un scénario comme d’un modèle, il faut isoler l’effet cognitif qu’il produit. L’effet cognitif peut être considéré comme un objectif émotionnel. Nous voulons que le lecteur se retrouve dans un certain état d’esprit à la fin de notre histoire, qu’il éprouve un sentiment singulier à la lecture de notre histoire, qu’il perçoive le monde différemment avec l’espoir, peut-être, que cela le changera aussi.

L’effet recherché auprès du lecteur ne peut être qu’un résultat donc forcément, il se situe à la fin.
Qu’y a t-il de remarquable avec Casablanca ? Ce n’est pas un film historique, ce n’est pas non plus une propagande anti-nazie (le film est sorti en 1942), alors qu’est-ce qui a pu donner à cette histoire cette faveur du public ?

La romance est la qualité première de ce scénario. C’est le profond sentiment de romantisme qui émane de cette histoire qui la rend si attachante.
Ce qui explique aussi les critiques qu’elle a connues à sa sortie, certaines évoquant même le non sens de toute cette histoire.

Ce qui compte cependant, c’est l’opinion du lecteur. Et celui-ci a apprécié Casablanca. En étudiant ce scénario, en comprenant les principes et les techniques utilisés par les auteurs de Casablanca pour amener ce sentiment romantique qui lui sied si bien, vous aboutirez avec un modèle, une sorte d’archétype qui vous permettra d’obtenir le même effet auprès de votre lecteur.

La fin de Casablanca

Casablanca se termine lorsque Rick est enfin réuni avec le seul amour de sa vie, Ilsa. Malheureusement pour Rick, Ilsa est déjà mariée à Victor Laszlo, le leader de la résistance tchèque (nous sommes dans une Casablanca occupée par les nazis).

Pour préserver le mariage de Ilsa et le combat de Laszlo contre Hitler, Rick leur donne ses propres tickets pour la liberté.
Puis il relâche Renault, jusqu’à présent collaborateur nazi par la force des choses, et s’éloigne avec lui pour rejoindre la résistance en remarquant chaleureusement que cela va être le début d’une belle amitié (ce qui n’était pas gagné d’avance entre lui et Renault).

Certains critiques trouvèrent que le comportement de Rick était illogique. Comment pouvait-il abandonner la femme qu’il aimait ? Et surprise supplémentaire, le voilà qui devient ami avec un personnage auquel il s’est opposé jusqu’à encore récemment.

Pourtant, nous sommes toujours en harmonie avec la personnalité de Rick. Rick est un sentimental et par conséquent illogique. Et surtout, il assume cette sentimentalité d’autant plus que pour lui, c’est un moyen de lutte contre l’avancée nazie (gardons en mémoire qu’en 1942, la date à laquelle est sortie Casablanca, le nazisme s’étendait sur toute l’Europe).

Rick n’hésite pas. Ses décisions sont parfaitement mûries. Si elles apparaissent illogiques aux yeux des critiques, c’est parce que le sentimentalisme de Rick a des racines profondes dans un temps où être romantique n’était pas une mauvaise chose.
Souvenons-nous aussi que le romantisme est né en réaction contre le réalisme.

Le romantisme

Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, poètes, peintres, écrivains et d’autres aussi convinrent que la raison créait un schisme profond entre la nature humaine et la bonté originale de la nature.
Les romantiques du dix-neuvième siècle élevèrent le pouvoir émotionnel de l’art pour renverser la logique qui avait rationalisé la violence et l’inégalité en maux nécessaires.

Le romantisme cherche à atteindre ses lecteurs/spectateurs au cœur ou du moins à exciter certaines réminiscences d’une vieille nature sentimentale utopique en célébrant le moi et la fraternité.
Le romantisme nous dit que nous vivions heureux et libre. Il n’y avait rien ni personne pour nous conditionner dans une vie de contraintes.

Puis nous nous sommes détournés de la nature, peut-être en nous enchaînant au progrès (évolution nécessaire mais parfois désastreuse).
Les formes modernes de l’esclavage ont tuées nos passions. Les sociétés se sont refermées sur elles-mêmes et pire encore, elles se mirent à craindre l’autre. L’Éden devint le temps des guerres. Alors la logique s’employa à faire taire les cris de nos cœurs pour instaurer l’imposture d’une civilisation raisonnable oublieuse de la nature originelle.

En 1942, nous avions furieusement besoin de l’expérience du romantisme. Et c’est précisément à ce type d’expérience émotionnelle que le dénouement de Casablanca invite son lecteur.

Le dénouement de Casablanca

Comme Rick le déclame à Ilsa, ils ont retrouvé le Paris qu’ils avaient perdu. Ce retour du passé lui permet de se libérer des contraintes matérielles et artificielles du présent (c’est ce qu’illustre la vente de son night-club à Ferrari) et surtout d’affirmer la passion comme guide encore plus fortement s’agissant davantage d’une nostalgie.

La décision apparemment irraisonnée de Rick s’explique et se légitime parce que Rick est un romantique. L’amour est sa véritable nature. Refoulée dans un premier temps (Ilsa qui disparaît soudainement, l’ordre froid et rationnel du nazisme), cette nature retrouvée est l’objectif de Rick.
Son arc dramatique consistera alors pour lui à reconnaître cette nature. La décision de Rick de laisser partir Ilsa et de suivre Renault dans la Résistance nous assure que Rick a réussi son objectif. Notons au passage que Renault lui dit qu’il savait que Rick est un sentimental. Le romantisme est fait de renonciation et d’accomplissement de soi.

Comme de nombreux héros dramatiques avant lui, Rick croit en la vertu d’un amour idéalisé. Rick ne sacrifie pas son bonheur. Pourtant, en bon héros sacrificiel, il tuera l’officier nazie, il laissera partir Ilsa et se rapprochera de son ancien ennemi Renault afin que le monde change et retrouve une générosité originelle.

C’est la démarche classique du voyage du héros lorsqu’à l’étape du retour dans son monde ordinaire, le héros est porteur d’un message d’espoir d’un monde meilleur. Et c’est cet espoir que le lecteur/spectateur de Casablanca s’approprie.

Le monde de Casablanca

Le monde de l’histoire est la première étape à mettre en place pour permettre au lecteur/spectateur d’éprouver l’effet émotionnel que nous cherchons à lui communiquer.

Je vous conseille la lecture de ces quelques articles :

Et voici la séquence d’ouverture de Casablanca :

Cette séquence d’ouverture commence avec un narrateur qui explique succinctement l’histoire de l’occupation de Casablanca par les nazis. Il est important de comprendre que le contexte de Casablanca jouit d’une historicité dont les lecteurs/spectateurs modernes doivent s’imprégner.
Pour les spectateurs de 1942/1943, la séquence d’ouverture les plongeait dans une réalité bien pesante avec la souffrance des réfugiés mais aussi la présence nazie sous les traits de Vichy.

À ce contexte historique, Casablanca ajoute sa propre loi par les arrestations sommaires et aveugles et l’exécution publique d’un civil (son appartenance manifeste à la Résistance n’entre pas dans ce qu’expose cette loi, elle nous indique que la Résistance est présente aussi).

Ce qu’il faut retenir de cette scène de l’exécution de cet homme, c’est la démonstration du tragique de la situation de Casablanca sous occupation nazie.
Lorsque les autorités de Vichy lui demandent ses papiers, cet homme commence par mentir. Il prétend les avoir oubliés. Puis, il tente un coup de bluff en montrant des papiers dont il sait qu’ils sont expirés.

Comment expliquer cette attitude de mensonge et cette pathétique diversion ? Nous ne sommes pas dans un esprit de provocation, de refus de l’autorité. Il s’agit d’appuyer sur la menace nazie qui non seulement a conquis Casablanca physiquement mais a aussi instauré un régime de terreur ce qui explique la fuite soudaine de l’homme et sa mort par le tir lâche dans le dos.

Nous avons donc un monde qui proclame ouvertement la tragédie exprimée par un régime de terreur dont nous sommes les témoins par la mort injuste d’un civil en temps de guerre. C’est la règle spécifique au monde que les auteurs de Casablanca ont voulu. Et qu’ils renforcent encore par le peu d’émotions que cet événement a suscité parmi la foule présente.

Maintenant, nous avons interprété le dénouement de Casablanca comme quelque chose de plutôt positif. Le monde plutôt sombre tel qu’il nous est exposé ne peut être maintenu tout au long de l’intrigue. Nous avons affaire à des personnages héroïques donc à un genre héroïque dans lequel les personnages sont appelés à changer les règles du monde.
Voir à ce sujet :
LA CONSTRUCTION DU MONDE DE L’HISTOIRE

C’est ainsi que juste après cette exposition insensible des faits, le scénario introduira des personnages héroïques qui viendront lutter contre cette règle et l’invalideront avec leur propre règle restaurant dans l’esprit du lecteur une sympathie envers Casablanca nécessaire à sa réception correcte de la suite de l’histoire.

Les personnages de Casablanca

Parmi tous les personnages héroïques de Casablanca, le personnage principal est Rick. Notez que l’exposition du monde peut être considérée comme un prologue. Habituellement, le personnage principal n’apparaît pas dans le prologue. La séquence qui suit est la véritable première scène et c’est au cours de celle-ci que doit être introduit le protagoniste.

L’introduction du personnage principal permet de mettre en avant son conflit majeur.
Nous avons vu dans cet article : ET LE PERSONNAGE EST que le personnage principal allait s’opposer à une règle du monde dans lequel il vit.

L’analyse que nous avons faite du dénouement de Casablanca nous a permis d’envisager que l’insensibilité ambiante vis-à-vis des événements horribles qui avaient lieu à Casablanca, le manque généralisé d’empathie envers son prochain, était la règle du monde. Et cette règle expose que l’être humain n’est qu’un moyen de faire du profit comme aux temps sombres de l’esclavage ce que nous comprenons dès que nous pénétrons le Rick’s Café Américain.

Rick doit être en conflit avec cette règle parce qu’étant un personnage héroïque, son objectif véritable est de changer le monde. Cet objectif influencera grandement l’arc dramatique de Rick.

Pour faire la démonstration de ce conflit, les auteurs ont inventé une scène (et vous le constatez, elle est présente dans les 10 ou 15 premières pages du scénario) où Ferrari, un concurrent en affaires de Rick, veut lui acheter un de ses musiciens.
Rick lui répond qu’il n’achète ni ne vend d’êtres humains. Ce à quoi, cyniquement, Ferrari rétorque que c’est dommage parce que c’est la marchandise la plus commune à Casablanca.

Par contre, montrer immédiatement la nature sentimentale de Rick aurait complètement ruiné son arc dramatique. Et c’est là où le scénario est très malin parce qu’en exposant clairement la nature du conflit de Rick, il ne dévoile rien du cheminement personnel que Rick va devoir faire d’ici la fin de l’histoire.

Ainsi, toute l’amertume et le cynisme qui semble caractériser Rick sont mis en avant et nous présentent Rick aussi insensible que les nazis contre lesquels il va lutter.
Et cette insensibilité est prouvée avant le refus que Rick opposera à Ferrari. Ainsi, nous apprenons qu’il ne boit jamais avec les clients que l’on peut interpréter comme une forme de mépris. Il joue contre lui-même aux échecs expliquant par là qu’il ne recherche aucune compagnie et fait montre d’une froideur inflexible envers le banquier allemand. Lors de la discussion avec Ugarte qui suit cet incident, Rick ne s’est pas départi de cette distance, de ce détachement presque, ce qui fait dire à Ugarte qu’il est cynique.

Astuce narrative : La première impression
Reproduire le modèle de la complexité de Rick

Pour emprunter cette technique utilisée dans Casablanca, commencez par faire en sorte que le héros incarne la règle du monde contre laquelle il est censé lutter suggérant ainsi qu’il est vaincu ou totalement annihilé par cette règle.
Puis dramatisez (c’est-à-dire une scène conflictuelle) son premier moment de résistance (Rick non seulement refuse la proposition de Ferrari mais lui assène en plus qu’il ne fait pas commerce des êtres humains).

La toute première impression que l’on a d’un personnage doit être mûrement réfléchie par l’auteur. Lorsque votre lecteur découvre pour la première fois l’un des personnages de votre scénario, cela a le même effet que dans la vraie vie.
La première impression a un impact terrible sur l’esprit du lecteur et vous pouvez utiliser ce pouvoir soit pour établir immédiatement la vraie nature du personnage ou au contraire, comme nous avons le modèle avec Rick, pour induire volontairement le lecteur dans un jugement erroné concernant ce personnage. On a ainsi l’impression que Rick est une extension de la règle tragique du monde de Casablanca où l’indifférence a force de loi.

Par son attitude, par sa tenue vestimentaire ou d’autres informations, vous pouvez dévoiler immédiatement tout ce qu’il y a à savoir à propos d’un personnage.
Dans d’autres cas, et cela concerne souvent le personnage héroïque (comme Rick), il est bon de distiller les informations sur ce qu’il est vraiment alors que l’intrigue se déploie.

Lors de ce déploiement, les enjeux pour Rick monteront et cela ajoute à la sympathie du lecteur pour le combat qu’il mène. La lecture d’autres scénarios vous confirmera l’usage qu’il est fait de la première impression. Reproduisez le modèle.

Une autre question aussi que doit se poser l’auteur est à propos de l’entrée en scène de ses personnages. Ceux qui arrivent rapidement dans l’histoire sembleront plus importants pour le lecteur. L’esprit est ainsi fait.

Notez que dans Casablanca, après que les auteurs aient posé le monde de leur histoire, sont introduits le Capitaine Renault et le Major Strasser, deux personnages qui incarnent la force antagoniste contre laquelle Rick, dont nous n’avons pas encore fait la connaissance, sera appelé à lutter.
Psychologiquement, cette manière de faire positionne le lecteur dans une sorte de répulsion, de crainte envers l’uniforme utilisé ici comme symbolique fasciste. Le méchant de l’histoire appartient définitivement au monde dont il défend la règle majeure.

Il y a deux manières d’introduire un personnage qui n’est pas le personnage principal. On peut le suivre jusqu’à ce qu’il se raccroche au personnage principal. Ou bien on peut montrer plusieurs personnages à la fois dans une même action ce qui leur donne une importance égale à ce moment de l’histoire dans l’esprit du lecteur comme c’est le cas avec Strasser et Renault.

Pour le personnage principal, deux options s’offrent aussi à l’auteur. Soit il l’introduit immédiatement dans son scénario (après un éventuel prologue) parce que l’histoire exige que l’empathie envers ce personnage soit vite installée.
Soit il retarde l’entrée de son protagoniste afin que le lecteur ait une vue plus objective de la situation globale. Avec cette seconde façon de faire, l’auteur chercher à donner un fondement à son histoire ce qui est peut-être plus pratique pour élaborer l’intrigue.

Dans le genre héroïque, il est habituel que le personnage principal soit d’abord présenté au lecteur sous sa persona, c’est-à-dire qu’il porte un masque qui cache sa véritable nature. Il peut en être conscient ou pas.
Rick est un être amer parce qu’il n’a pas accepté la brutale disparition d’Ilsa alors qu’ils vivaient tous deux un amour sincère à Paris.

Depuis ce moment, il se présente aux autres tel que nous le découvrons sous un aspect froid, insensible, méprisant presque et notre première impression n’attire pas vraiment ni sympathie, ni empathie.

Cela a un effet psychologique sur le lecteur qui sera alors incliné à renforcer l’impression que les règles qui gouvernent le monde de l’histoire sont particulièrement oppressives parce que notre héros a des difficultés à être conforme à lui-même dans ce monde.
On reporte d’ailleurs la faute sur le monde parce qu’intuitivement, on sait que Rick est le héros de cette histoire. Et ainsi, en cas de victoire du héros, celle-ci sera encore plus héroïque.

Cela met en place aussi un conflit intérieur. En effet, cette présentation de Rick nous montre un homme en guerre contre lui-même.

Astuce narrative : le conflit intime

Je vous renvoie à cet article :
ET LE PERSONNAGE EST
sur l’intérêt que peut avoir un conflit intime qui se fonde sur deux peurs qu’éprouve le personnage principal. Ce conflit interne révèle deux choses à propos de Rick : d’abord, il craint de devenir le même être sans cœur que les fascistes qu’il déteste et ensuite que cette attitude ne le blesse lui-même ou autrui (et là, on pense à Ilsa en particulier).

Cela permet au lecteur de s’identifier à la nature sentimentale de Rick, de créer un lien entre lui et le lecteur. Gardez en mémoire que toutes ces informations seront distribuées au cours de l’intrigue.

Les autres personnages

Après l’introduction de Rick, nous ferons connaissance avec d’autres personnages qui seront aussi, dans la lignée de l’interprétation que nous avons faite du dénouement de Casablanca, empreints d’un sentimentalisme caché.

Il y a Ilsa qui a dû oublier les sentiments qu’elle avait pour Rick pour aider son mari Victor à continuer son combat pour la Résistance. Victor lui-même qui dit à Rick que Rick ne le perçoit que comme le leader d’une cause alors qu’il est aussi un être humain. Et même Renault qui se détourne des nazis à la fin se révèle être un sentimental.

Et c’est là que le scénario se montre encore très malin parce qu’en illustrant Ilsa, Laszlo et Renault en lutte contre eux-mêmes, pris dans le même combat intérieur que Rick lui-même, ce conflit intime génère de la sympathie pour les quatre personnages (et pour Rick, cette sympathie se double d’empathie puisqu’il est le personnage principal).

Nous pouvons nous inspirer du modèle de Casablanca si nous souhaitons que notre lecteur expérimente cet espoir utopique que nous avons découvert par l’analyse du dénouement, cet effet cognitif que procure Casablanca dans l’esprit du lecteur. C’est un sentiment universel qui n’appartient pas seulement à Casablanca.
Ce que semble vouloir nous dire ce scénario, c’est que l’amour est constitutif du cœur humain, que parfois les expériences de la vie l’ont enfoui très profondément et que l’amour est toujours prêt à jaillir pour peu qu’on le laisse aller.

Nous pouvons réutiliser cet effet faisant preuve d’originalité.
Donc, une structure qui permet d’atteindre un tel effet est d’écrire des personnages qui seront sympathiques (et parmi eux, au moins un qui soit antagoniste). Émettons néanmoins une réserve : si cela fonctionne bien avec le romantisme, ce n’est pas garanti avec d’autres genres. Expérimentez avec des lecteurs bêta et tenez compte de leurs avis (les objections mais aussi ce qui est positif).

L’intrigue de Casablanca

Au cœur du romantisme, il y a cette libération des contraintes logiques de la toute-puissante raison pour que s’écoule librement les passions. Pour générer cette expérience chez le lecteur, le scénario de Casablanca est conçu de façon à créer progressivement une attente inquiète dans son esprit.

L’inquiétude (ou suspense) émane alors de l’irritation éprouvée de plus en plus péniblement, souvent à l’insu du lecteur, par le refrènement que la froide logique du monde de l’histoire impose sur ses passions et émotions.

Let it go (laisse aller) pourrait être le mantra du romantique. Lorsqu’à la fin du scénario de Casablanca, les passions se libèrent, le lecteur peut s’abandonner à la romance.
Quelle structure est la plus à même de promouvoir un tel mouvement de l’âme ?

Ce processus qui consiste à créer des émotions, de les refouler et ensuite de les libérer passe tout entier par les relations qui existent entre les personnages. Les relations sont des lignes dramatiques, elles connaissent donc une évolution.

Dans Casablanca, la relation la plus importante est celle qui lie Ilsa à Rick. Lorsque Sam joue leur vieille chanson, on nous révèle qu’une romance entre ces deux-là est encore vive et profonde bien que les événements l’aient reléguée dans l’absence.
Et lorsque le comportement de Rick change (le fait le plus notoire est qu’il ait accepté de boire un verre avec ses clients) et que le scénario nous donne à voir des images de leur amour passé, tout cela semble nous dire que cette romance pourrait être rapidement et puissamment restaurée.

Mais la tragique logique du monde de l’histoire ne cesse de se réaffirmer. Paris est loin et inaccessible. Casablanca est un lieu sans passion. L’amour de Rick et d’Ilsa est impossible. Et puis, elle est mariée et Victor, qui est un homme bon, a besoin d’elle.

Toute l’intrigue pousse le lecteur dans un état d’attente soutenu par la question dramatique de connaître sur quoi cette relation aboutira. Lorsque nous atteignons les 16 dernières pages du scénario, l’intrigue nous donne enfin une réponse : Ilsa et Rick s’embrasse et l’histoire devient un véritable thriller.

Les allemands se rapprochent. Rick apparemment trahit Laszlo puis double Renault. Puis il laisse aller le seul amour de sa vie, tue de sang-froid et en plein jour un officier allemand et puis s’enfuit de Casablanca.

La règle qui régit le monde de l’histoire impose une coercition, une limitation, une contention, une entrave, une restriction, un obstacle sur l’être en devenir. C’est quelque chose d’apparemment incorruptible. Il faut une action héroïque et sacrificielle pour qu’éclate cette rétention à devenir autre, à atteindre ce que l’on est vraiment, notre essence, ce pour quoi l’on existe.
Et c’est précisément ce que va faire Rick : il brise les contraintes artificielles du monde et les véritables émotions en jaillissent comme la lave d’un volcan et le lecteur est emporté dans cette vague déferlante.

Cette intrigue à retardement a pour finalité que le lecteur fasse l’expérience d’un éveil romantique, d’une illumination vers des valeurs qui mettent la nature au centre de la pensée, le rende capable de goûter de nouveau à une certaine exaltation même si le constat originaire du romantisme est un désenchantement face au monde et à la société.

Les lieux de l’intrigue

Le scénario joue admirablement avec deux lieux : l’un est le présent de la narration, froid et cruel et est Casablanca. Le second est Paris évoqué comme un passé révolu. La juxtaposition de ces deux lieux permet au lecteur de se retrouver dans la même position que Rick et Ilsa et ressentir tout comme eux la mélancolique souffrance d’un passé heureux à jamais révolu.

L’intrigue refuse aussi longtemps qu’elle le peut la réunion de Rick et d’Ilsa et c’est ce choix narratif qui va à l’encontre de l’aspiration du lecteur qui ressent cette contrariété et dans son âme et dans son cœur.
Alors lorsque les dernières pages du scénario font la magnifique démonstration que Rick manifeste son essence même, sa véritable nature, les sentiments romantiques du lecteur explosent.

Bien sûr, cette façon de faire n’est pas universelle. C’est seulement un moyen d’obtenir un certain effet sur le lecteur, lui faire ressentir un certain sentiment. Ce qui compte dans le romantisme, c’est précisément le sentiment.

Si vous cherchez à provoquer chez votre lecteur cette explosion des passions, vous pouvez imiter l’intrigue de Casablanca en la construisant lentement puis dans les derniers 10% du scénario, prévoir un relâchement furieux des choses.

Cette lente construction indique que le personnage principal est lui-même soumis à la règle du monde qu’il finira par refuser mais pas avant le climax.
Ensuite, il faut provoquer le lecteur et c’est là que le flashback est très efficace parce qu’il pointe sur le souvenir d’une intense romance.

Toute la magie du flashback instille chez le lecteur un fort sentiment de nostalgie (l’une des clefs du romantisme) parce qu’il en conçoit l’intuition que cette romance est passée. Les regrets sont douloureux et sa nature humaine aspire alors à vouloir reconstruire les moments passés souvent magnifiés par la comparaison avec le temps présent.

Mais il faut freiner cette aspiration et maintenir le lecteur dans un état d’attente. C’est comme si l’auteur prenait plaisir à le frustrer, le rendant impatient (ce qui crée de la tension) jusqu’aux dix derniers pour cent du scénario où cette retenue artificielle explose sous la pression des sentiments et se déverse dans un furieux torrent.

C’est un peu la définition de ce qu’Aristote nommait catharsis. Une libération soudaine, une purgation des passions et un soulagement pour le lecteur.

Le ton de Casablanca

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LE NARRATEUR DONNE LE TON

Formellement, le romantisme n’est pas très expansif. L’action et la description des scènes sont habituellement concises et les dialogues des personnages participent à créer une atmosphère assez tendue.

Le romantisme, c’est l’expression de l’ego, du subjectivisme et de l’émotion. Il s’agit donc d’une atmosphère très singulière dont les mots du scénario doivent rendre compte (didascalies et dialogues).

Les mots doivent s’attacher à faire ressentir au lecteur les sentiments qui sont sous les apparences du monde de l’histoire. Pour y parvenir, il faut que les descriptions des scènes et de l’action offrent au lecteur un accès aux peurs cachés des personnages.

Considérons cette scène lorsqu’Ilsa demande à Sam de lui jouer sa vieille chanson :

Sam wheels in the piano to Ilsa’s table. On his face is that
funny fear.

Ilsa herself is not as self-possessed as she tries to appear.
There is something behind this, some mystery.

La didascalie nous invite dans le secret des personnages. Le visage de Sam reflète une drôle de crainte (on his face is that funny fear) devant la présence de Ilsa.
Ilsa elle-même est moins bien assurée qu’elle prétend être. Et la didascalie va plus loin : Il y a quelque chose derrière cela, une sorte de mystère.

ILSA
Hello, Sam.

SAM
Hello, Miss Ilsa. I never expected
to see you again.

He sits down and is ready to play.

ILSA
It’s been a long time.

SAM
Yes, ma’am. A lot of water under the
bridge.

ILSA
Some of the old songs, Sam.

SAM
Yes, ma’am.

Sam begins to play a number. He is nervous, waiting for
anything.

La description insiste sur la nervosité de Sam en peu de mots :
Sam est nerveux ne sachant pas trop à quoi s’attendre.

ILSA
Where is Rick?

SAM
(evading)
I don’t know. I ain’t seen him all
night.

Sam looks very uncomfortable.

Sam ment pour cacher son malaise.

ILSA
When will he be back?

SAM
Not tonight no more. He ain’t coming.
Uh, he went home.

ILSA
Does he always leave so early?

SAM
Oh, he never… well…
(desperately)
he’s got a girl up at the Blue Parrot.
He goes up there all the time.

ILSA
You used to be a much better liar,
Sam.

SAM
Leave him alone, Miss Ilsa. You’re
bad luck to him.

ILSA
Play it once, Sam, for old time’s
sake.

SAM
I don’t know what you mean, Miss
Ilsa.

ILSA
Play it, Sam. Play « As Time Goes
By. »

SAM
Oh I can’t remember it, Miss Ilsa.
I’m a little rusty on it.

Of course he can. He doesn’t want to play it. He seems even
more scared now.

La didascalie est sans ambiguïté : Sam est littéralement effrayé car il sait que Rick lui a interdit de jouer cet air. Lorsqu’il cède à Ilsa, il commencera à jouer presque à la sauvette.

ILSA
I’ll hum it for you.

Ilsa starts to hum.

Sam begins to play it very softly.

ILSA
Sing it, Sam.

And Sam sings.

Nous avons considéré dans cet article LE NARRATEUR DONNE LE TON que l’auteur est le narrateur de son propre scénario. Pour prendre comme modèle le scénario de Casablanca pour écrire son propre projet, l’auteur sera une sorte de narrateur romantique et ses didascalies devraient être sans fioriture, presque ironique comme le suggère la dernière ligne de l’extrait ci-dessus : And Sam sings (Et Sam chante).

Mais ce ton neutre n’est que la clef qui permet d’ouvrir sur un ton bien plus lyrique, plus élégiaque selon la situation et la visée de l’auteur à ce moment de l’histoire.

Ce ton neutre ne sera pas suffisant si, lors des moments clefs, le narrateur ne laisse parler son cœur comme par exemple, dans le malaise que ressentent Sam et Ilsa.
Ce qu’il fait, c’est de se connecter de manière empathique sur les peurs et fragilités de ses personnages. La narrateur romantique est un être qui donne voix à ses passions. C’est d’autant plus remarquable lorsqu’il écrit un scénario.

Mais il ne fait que s’orienter sur les couches profondes de la psyché, une région que nous sommes tous censés partager et de laquelle émanent des réponses émotionnelles qui dans le cas d’un modèle de scénario comme celui de Casablanca serviront l’intention de l’auteur.

Modèle de scène : Emmener le lecteur vers l’émotion
Le premier mouvement

Comment organiser les scènes pour mettre l’émotion en avant ? Cela fonctionne en deux temps. D’abord, il faut une scène au bout de laquelle le lecteur ressentira que la passion a été retenue comme si elle ployait sous une force coercitive.
Cela met le lecteur dans une singulière situation où il aspirera à voir les sentiments, la passion se libérer.

Puis vient le second type de scène qui consistera à abattre les barrières et à faire enfin éclater les sentiments.

Le scénario de Casablanca regorge de scènes du premier type. Considérons cette scène où Victor essaie de connaître la vérité auprès d’Ilsa :
[fvplayer id= »10″]

Je ne cherche pas à discuter de la nécessité de cette scène dans le tout, mais plutôt de son impact sur le lecteur/spectateur. D’abord, elle s’inscrit dans la ligne dramatique de la relation entre Ilsa et Victor.
Il s’agit de transmettre une information sur la nature de cette relation. Les auteurs y parviennent en créant un sentiment de sympathie chez le lecteur à la fois envers Victor et Ilsa.

Quel moyen utilisent-ils pour faire passer ce message ?
Puisque la situation n’est pas conflictuelle par elle-même (Ilsa ne cherche pas à retenir Laszlo craignant le pire pour lui et Laszlo ne s’oppose pas à elle tentant de justifier l’importance de son rendez-vous), il faut pourtant que le conflit existe puisqu’il est l’essence ou la substance du drame.

Pour dramatiser cette scène, les auteurs font appel aux deux types de peurs que chacun de ces deux personnages éprouvent.

Comme nous l’avons vu dans cet article :
ET LE PERSONNAGE EST
il s’agit de s’adresser au conflit personnel, intime qui préoccupe autant Victor qu’Ilsa.

Un conflit personnel est fait de deux peurs conflictuelles.
Lazslo craint de perdre l’amour d’Ilsa mais il craint tout autant qu’en forçant le cœur d’Ilsa, ce ne serait pas de l’amour. Aimer, c’est être aimé en retour.

Dans le même mouvement, Ilsa craint de blesser Victor en lui cachant la vérité, mais elle craint tout autant de le blesser (et peut-être plus fortement) en lui avouant la vérité.

Ce conflit intérieur qui est différent chez chacun des personnages facilite une identification sympathique, c’est-à-dire conformément à ce que nous avons étudié dans ET LE PERSONNAGE EST, nous éprouvons en notre âme les sentiments de ces deux personnages.

La différence entre l’empathie et la sympathie est que l’empathie nous rend désolés pour le personnage. On comprend sa situation et on le plaint mais nous gardons néanmoins une certaine distance avec ce qui préoccupe vraiment le personnage à un moment de l’histoire (un personnage qui évolue émotionnellement au cours de l’histoire est plus fascinant à observer).

La sympathie devient alors un partage d’expériences. Nous sommes simultanément dans les chaussures d’Ilsa et de Victor. Nous nous identifions émotionnellement à chacun d’eux alors que chacun d’eux veut quelque chose de différent.
Et cette double identification est précisément ce qui est voulu par les auteurs parce que cela crée une confusion dans l’esprit du lecteur qui se retrouve émotionnellement frustré.

Pourquoi ? Parce que ni Ilsa, ni Laszlo ne parviennent à résoudre leur conflit interne. Et nous, pauvres lecteurs impuissants, nous sommes condamnés à les suivre dans cette voie.

L’expérience que nous voulons obtenir chez le lecteur est celle d’un sentiment réprimé qui constituera le premier mouvement. Pour tenter de reproduire ce schéma dans votre propre projet, mettez en conflit deux personnages dont vous aurez établi, sinon dans l’esprit du lecteur, du moins dans votre propre esprit, le conflit interne pour chacun d’eux.

La situation conflictuelle dans laquelle vous allez les jeter ne consiste pas forcément à les opposer ouvertement. Mais simplement de faire en sorte que l’un comme l’autre se sentent frustrés de ne pas avoir résolu leur conflit interne et le lecteur ressentira aussi cette frustration.

Le second mouvement

Il faut maintenant relâcher la tension. C’est ce que le scénario de Casablanca réalise lorsque Ilsa rencontre Rick et qu’elle s’adresse à lui en le nommant Richard comme elle le faisait lorsque tous deux vivaient un parfait amour il y a longtemps à Paris.

C’est le souvenir qui s’invite dans la scène et Rick et Ilsa retrouvent ce passé qui fait écho dans le présent et toute la scène s’emplit d’une émotion que la raison ne contrôle plus.
La tension dramatique de la scène s’amplifie au rythme de l’émotion qui en émane jusqu’au moment où Ilsa sort un revolver et menace Rick (un pur moment passionnel).

Mais Ilsa sait bien que si elle tuait Rick, elle tuerait aussi l’amour qu’elle a en elle et perdre cet amour est sa peur la plus intime, la plus profonde (même si elle ne sait plus qui elle doit aimer entre Rick et Victor).
Cette attitude est du pur romantisme parce que, considérons cela comme une convention du genre romantique, il n’y rien de plus terrifiant qu’un monde sans amour.

Finalement, lorsque Rick et Ilsa abattent les dernières raisons et décident de succomber à la passion et de retrouver les sentiments qu’ils ont éprouvé par le passé, cette scène exhorte le lecteur à faire de même. Ilsa elle-même nous rappelle que l’amour ne s’estompe jamais.

Une règle à retenir

Aucun personnage ne peut lutter contre ses peurs les plus intimes, les plus profondes, les plus secrètes. Et il est préférable qu’il en soit ainsi, parce que ce sont elles qui, précisément, définissent le personnage et lui donnent des raisons d’agir.

Notez que cela ne l’empêchera pas d’évoluer parce que surmonter ses peurs, ce n’est pas les oublier, c’est de les assumer, de les intégrer ce qui les rend inoffensives. Vaincre ses peurs, c’est d’abord de les reconnaître.

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