Écrire une scène sans savoir précisément ce qui doit la suivre et encore plus précisément comment cette scène singulière s’intègre dans le tout (une fiction somme toute est un assemblage de scènes), c’est aller droit à l’incohérence.
Une scène est un rouage vital de l’ensemble. Elle n’existe que dans son rapport au tout. C’est pour cela que l’a dit organique dans le sens de structurel.
Une scène doit aller à l’essentiel. C’est-à-dire qu’il faut qu’elle soit optimisée pour que le lecteur puisse atteindre le potentiel dramatique inhérent à la scène. Cela implique aussi (et c’est logique) que l’auteur en sait toujours bien plus sur une scène que le lecteur qui en est le témoin. D’où l’utilité de se poser quelques questions qui devrait aider l’auteur à préciser sa pensée concernant une scène (que celle-ci ne soit encore qu’une page blanche) ou bien que vous sentiez peut-être sans vous l’expliquer que ce que vous avez écrit ne fonctionne pas.
Quel est l’objet de la scène ?
Chaque scène devrait avoir un but et faire avancer l’histoire. Vous devriez vous efforcer d’accomplir quelque chose avec chaque scène. Ce peut être la préparation d’un obstacle qui surviendra plus tard dans l’histoire (puisque vous savez que cet obstacle devra se produire mais le lecteur l’ignore encore). La scène pourrait être aussi consacrée à l’introduction d’un nouveau personnage.
S’agissant de faire avancer l’histoire, cela se positionne à la fois en termes d’intrigue et d’évolution d’un personnage. Un bon scénario est constitué de scènes qui sont la conséquence d’une scène antérieure et qui développent celle-ci mais qui implantent aussi une ou plusieurs causes dont le ou les effets se feront sentir dans les scènes à venir.
Ce qui compte dans une histoire, ce sont les personnages. Il en existe un en particulier auquel le lecteur s’amarre et qui le retient dans l’histoire et c’est le personnage principal. Son importance est telle qu’il est logique qu’il soit présent dans la majorité des scènes. Il faut donc rendre légitime sa présence comme indispensable dans chaque scène.
Néanmoins, selon les exigences de l’histoire, il ne faut pas chercher non plus à l’imposer de force. Si sa participation n’est pas nécessaire, c’est une perte d’énergie que de vouloir le faire accepter par le lecteur malgré le risque d’un décrochage de celui-ci qui se retrouve comme orphelin et perdu ne sachant plus à qui donner son empathie.
Cependant, c’est une quasi certitude que sa présence incite l’histoire à se développer d’une manière ou d’une autre. Un des moments structurels du scénario est son climax, c’est-à-dire l’ultime confrontation entre le protagoniste et son antagonisme (qu’il soit incarné ou non). Toutes les scènes devraient donc logiquement être orientées vers cette destination.
Cela participe à leur raison d’être.
Donc cherchez quel est le but de cette scène. Demandez-vous pourquoi vous en ressentez le besoin. Quels sentiments en concevez-vous ? Est-ce que cette scène révèle quelque chose à propos d’un personnage ou pour l’histoire ? Quelles en sont les conséquences ?
Quelle est l’information fondamentale que le lecteur recevra dans cette scène ?
Écrire est un acte de communication. On ne communique pas seulement par le langage. Surtout dans un scénario où il s’agit de montrer les choses. D’ailleurs, un scénario est davantage un outil créatif au service d’autres métiers créatifs qui s’unissent pour un projet filmique. On ne pénètre pas l’intériorité des personnages (bien que la voix off peut être utile en la matière). Ainsi, un silence ou un regard sont parfois lourds d’un non-dit significatif.
Il est donc essentiel (pour la substance même de la scène) de se demander quelle sera l’information qui devra être véhiculée dans une scène. Cela permet aussi d’éviter les redondances, destructrices du rythme de l’histoire.
Est-ce que cette information fait avancer l’histoire ? Et comment ?
Nous pouvons considérer la scène comme l’élément dramatique de base d’une fiction. Elle contient les éléments essentiels de l’histoire qui, dans un scénario, apparaissent d’abord dans les didascalies (ce sont elles qui content l’histoire en fin de compte).
Une fiction dramatique est un assemblage de scènes qui s’empilent (classiquement). Chacune d’entre elles changent quelque chose qui s’est produit antérieurement et cette dynamique inexorablement ajoute à la progression de l’histoire.
La scène est cette brique dramatique qui donne vie à l’histoire, son mouvement et la fascination qu’elle exerce sur le lecteur. Et comment tout cela est-il possible ? Par le changement. Quand une scène est-elle une scène ? Lorsque quelque chose change. Et rassurez-vous. Même la plus compliquée des scènes est relativement simple à écrire si nous la réduisons à ce qui la compose.
Prenons un exemple :
INT. NUIT – A BORD DE L’AVION
Après leur décollage réussi, le pilote et le copilote se préparent à leur trajet routinier.
A l’arrière d’un rack de serveurs, un câble rigide se met soudain à vibrer dangereusement et se détache du dispositif. Le voyant qui aurait dû s’allumer sur le tableau de bord reste obstinément éteint. Le pilote et le copilote ne se doutent de rien.
Comme vous pouvez le constater, une didascalie est capable d’en raconter beaucoup tout en étant une scène avec les composantes essentielles qui devraient la constituer.
D’abord un lieu. Et puis une durée. La vibration crée de la tension dramatique. Le câble se détache et aucun signal n’est envoyé vers le cockpit. Le lecteur sait que cela est important (sinon pourquoi l’auteur aurait-il pris la peine de l’écrire?). Il y a aussi une ironie dramatique à l’œuvre puisque le lecteur connaît une information cruciale à l’enjeu aussi grave que la vie des passagers et de l’équipage.
Et à propos du changement ?
Lorsque la scène débute, tout semble normal. Mais lorsque nous la quittons, il y a un sérieux problème d’autant plus sérieux que les personnages l’ignorent. Entre le début et la fin de la scène, il y a comme un changement de polarité. Je vous renvoie à Robert McKee pour plus de détails.
Doit-il y avoir une préparation avant de donner cette information nouvelle ?
Le terme anglo-saxon habituellement employé est planting and payoff. Préparer une information avant de la livrer brutalement est en effet un dispositif dramatique qui ajoute à la plausibilité de l’histoire. Cela consiste à suggérer ou à introduire ouvertement plus tôt dans l’histoire quelque chose (un personnage, une situation, des circonstances particulières, un objet…, une ligne de dialogue, un lieu…) qui se montrera extrêmement pertinent dans la suite de l’histoire.
Sans cette préparation (que l’on peut dire à l’intention exclusive du lecteur), le lecteur serait réticent à accepter tout un pan de l’histoire le considérant improbable.
Si Q dès l’acte Un ne proposait pas à Bond des gadgets et autres armes dont il n’a nullement le besoin actuellement (c’est le planting anglo-saxon, l’implantation des conditions qui permettront plus tard de valider une information nouvelle), 007 aurait bien du mal vers la fin de l’acte Deux ou dans l’acte Trois à se sortir d’une situation inextricable (c’est le payoff anglo-saxon, c’est-à-dire le bénéfice ou la récompense dans la plupart des cas comme suite logique de conditions mises en place précédemment mais la douleur ou la peine ou la souffrance [quel que soit le terme qui vous inspire le plus] peuvent être aussi des résultats.
Sans une préparation convenable du lecteur, celui-ci se sentira frustré et confus quant à ce qu’on lui propose. Classiquement, l’antagonisme qu’il soit incarné ou non dépasse en tous points le héros de l’histoire. Celui-ci doit donc posséder quelque chose qui lui permettra enfin de résister à la pression de la force antagoniste.
Cette acquisition singulière qui le caractérise doit être annoncée très tôt dans l’histoire afin que son triomphe sur l’adversité (si tel est le souhait de l’auteur) ne soit pas l’effet d’un Deus Ex Machina.
D’autres exemples nous montrent comment un objet introduit dans les dix premières pages du scénario se révélera capital pour le déroulement de l’histoire. Dans Thelma & Louise, l’arme qu’utilisera Louise pour tuer Darlan nous a été introduite en même temps que le personnage de Thelma.
En somme, un personnage ne peut utiliser un objet comme élément dramatique dont le poids sémantique est capable d’orienter l’histoire dans une nouvelle direction sans qu’il ait été annoncé préalablement.
Et cela fonctionne aussi avec un comportement ou un sens moral. Lorsqu’il s’agit de justifier l’action d’un personnage, on ne peut légitimement lui imposer une attitude ou une décision dont on ne sait pas qu’il est capable même si on ne l’a jamais vu avoir une telle conduite. Considérons la Gold Watch dans Pulp Fiction. Butch rêve du Capitaine Koons qui lui raconte l’histoire de cette montre qui appartenait au père de Butch.
Plus tard, alors que Butch est traqué par les hommes de Marsellus et se prépare à quitter la ville, il s’aperçoit que Fabienne a oublié la montre. Et il prend donc le risque de retourner à son appartement sachant que les tueurs l’y attendent. Ce serait une décision incompréhensible si nous ne connaissions pas l’importance de cette montre pour Butch.
A quel moment de la scène, cette information doit-elle être donnée ?
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TRAVAILLEZ VOS SCÈNES
Une scène possède une structure. A l’intérieur de cette structure, vous devez sentir le moment le plus opportun pour livrer l’information.
Quel sera le meilleur In media res ?
In media res, cela signifie au milieu des choses. C’est-à-dire que vous devriez pénétrer une scène alors que les choses ont déjà commencé. Par exemple, un personnage décide d’aller retrouver sa femme dans un hôtel. Il vient d’en prendre la décision.
La scène qui suit montrera l’homme et la femme dans la chambre d’hôtel. Quoi qu’il y ait à se passer dans cette scène, l’action a déjà commencé.
Mais ce point de départ dans le vif de la scène ne doit pas compromettre l’information que vous désirez faire passer (c’est le souvenir de cette information que le lecteur emportera avec lui au sortir de la scène) et ne devra pas diminuer le potentiel dramatique de l’expérience à laquelle vous conviez votre lecteur. D’autant plus que c’est proprement cette expérience qui véhicule l’information.
Y a t-il de la tension dramatique et des enjeux dans la scène ?
L’enjeu est un élément dramatique incontournable à tous les niveaux du scénario.
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Quelle sera l’expérience du lecteur ?
Devra-t-il ressentir une émotion ? Ou bien l’information donnée dans la scène lui permettra-t-elle d’entrer plus profondément dans la compréhension de l’histoire ? Ou encore est-ce que la scène va t-elle servir à éclairer la situation comme peut le faire une scène de récapitulation de ce qu’il s’est déjà passé ?
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LES SCÈNES DE RÉCAPITULATION
Quel est le niveau d’anticipation de la scène ?
Par anticipation, il faut comprendre si la scène est une conséquence d’événements antérieurs qui ont eux-mêmes fait l’objet de scènes ou bien s’il s’agit d’un rebondissement, d’un coup de théâtre et il faut se demander si l’effet de surprise a bien été préparé pour que le lecteur en soit surpris. Si l’événement décrit dans la scène est trop prévisible, vous frustrerez le lecteur qui abandonnera très vite sa lecture.
Un regard extérieur et impartial sur votre projet peut vous permettre de déceler ce type de problèmes.
Le principe d’anticipation donne au lecteur une idée de ce qui est sur le point de se produire avant qu’il n’ait lieu vraiment. Travaillez sur ce niveau d’anticipation autorise le lecteur à imaginer (c’est le maître mot) ce qui est sur le point de se produire que cela s’avère vrai ou non. Cette technique donne de la crédibilité au récit.
Dans cette scène, s’agit-il de révéler quelque chose sur la personnalité du personnage central de celle-ci (généralement le personnage principal mais la révélation peut porter sur n’importe lequel des personnages présents dans la scène) ou bien plutôt de faire la démonstration de la réaction de ce personnage à un événement et de montrer comment il gère les choses de l’histoire) ?
Il est important que la scène ne véhicule qu’une information à la fois. Chaque information fait l’objet d’une scène différente.
La scène est-elle efficace ?
Son objet est-il clair et distinct ? A t-elle une utilité par rapport à l’histoire ? Ou occupe-t-elle de l’espace narratif et de la durée inutilement ?
L’utilité ou œuvrer selon un principe d’utilité, cela n’est pas facile à comprendre du point de vue pragmatique. Il nous faut pourtant bien écrire cette scène.
Il faut qu’elle soit intéressante et il faut qu’elle participe à la narration dans son ensemble. Pour qu’une scène fasse avancer l’histoire et c’est là que réside son intérêt, il faut introduire en elle des détails significatifs de l’ordre de l’intrigue ou du personnage central à la scène. L’efficacité d’une scène est une mesure de son harmonie avec son objet rapporté à l’ensemble de l’histoire.
Pour juger de cette efficacité, à défaut de règles auxquelles nous pourrions nous référer, rappelons-nous les questions essentielles :
Quel est le lieu de la scène ?
Est-il facile à visualiser pour le lecteur ? Et a t-il une conséquence sur l’issue de la scène ?
A quel moment la scène doit-elle se produire ?
Est-elle l’effet d’événements antérieurs ? Est-elle un flashback ? Est-ce que le cadre temporel de la scène est bien en adéquation avec la chronologie de l’histoire ? C’est-à-dire vous êtes-vous bien assuré que l’information donnée dans cette scène soit au bon moment ? Elle pourrait par exemple cacher un indice qui prendra toute sa signification plus tard. Mais si l’indice vient après la scène où il doit être remémoré par le lecteur, le mécanisme se bloquera.
Dans Chinatown, lorsque Jack Gittes interroge le jardinier asiatique, un indice est glissé tel que je vous l’explique dans cet article :
TOUT EST LIÉ DANS UN SCÉNARIO
Qui sera présent dans la scène ?
Avez-vous besoin de davantage de personnages ou pourriez-vous faire l’économie de certains dont la présence n’est pas justifiée (même s’il s’agit du personnage principal ) ?
Que se passe t-il dans la scène ?
Avez-vous bien défini l’objet de cette scène ? Avez-vous vraiment besoin de cet objet ? Faites bien la distinction entre le sujet de la scène et la manière dont vous en ferez la démonstration. Par exemple, un couple est en train de rénover leur chambre à coucher et ils ont des difficultés. Ceci est la démonstration que leur relation n’est pas des plus stables. Le sujet d’une scène peut être ainsi littéral ou symbolique.
Pourquoi les personnages se comportent-ils comme ils le font dans cette scène ?
Pour répondre à cette question, il suffit de vérifier que le rapport de causalité entre les événements est bien respecté. Ce lien causal est une force qui fait avancer l’histoire.
Est-ce que cette scène est vraiment pertinente avec l’ensemble ?
Avant que l’on ne vous pose la question, demandez-vous ce que cette scène a à voir avec le tout. Ce n’est pas parce que vous avez un béguin particulier avec celle-ci que vous devez la faire rentrer de force dans le scénario. Si elle n’est pas appropriée avec l’histoire actuelle, conservez-la pour un autre projet.
Avez-vous bien évalué la fin de votre scène dans son rapport à ses conséquences dans la scène qu’elle annonce ?
Vous devez avoir cette préoccupation parce que le lecteur pris dans l’engrenage aura tendance à vouloir connaître ce qu’il va se passer ensuite. Chaque scène répond à une question ou apporte au lecteur une information importante.
Donc à la fin d’une scène, il est bon de poser une sorte de question mais sans en donner immédiatement la réponse. Ce n’est pas nécessairement une question directe. Le protagoniste par exemple vient de prendre la décision de faire quelque chose et implicitement la question dramatique soulevée par cette décision sera de savoir si ce qu’il va tenter réussira ou non.
Le lecteur intrigué voudra connaître cette réponse qui commence déjà à le tarauder. L’auteur n’est pas forcé non plus de faire suivre la réponse dans la scène qui suit immédiatement. Il peut apporter un certain délai, suspendre la réponse à plus tard selon son intention et les exigences de l’histoire.
D’ailleurs, le lecteur ne souhaite pas que soit posées une question dramatique et sa réponse dans la même scène. Cela fait partie de la respiration de l’histoire.
La question dramatique s’impose d’elle-même à la fin d’une scène et sa réponse sera l’objet d’une nouvelle scène.