Le temps d’un thriller, le lecteur doit suspendre son incrédulité du monde fictif qu’il lui est proposé. Ce qui implique qu’il doit accorder à la réalité des personnages une crédibilité certaine. Il ne doit éprouver en effet aucun doute qui pourrait susciter une distance avec le personnage.
Parce que cette distance fait du personnage un objet. Cet objet est propice au rire mais néfaste au suspense.
Or le suspense est indispensable au thriller. L’auteur doit donc s’assurer que la construction de son monde fictif soit une recréation de notre réalité.
Si vous souhaitez reprendre cette série d’articles dès le début :
COMÉDIE & THRILLER COMBINÉS (1)
L’auteur va alors conter son histoire à l’intérieur de certaines limites. C’est-à-dire qu’il va établir un substitut à notre réalité que le lecteur acceptera le temps de l’histoire. Il acceptera essentiellement la logique de cet univers.
Et cette cohérence, cet accord entre la réalité et le monde fictif encouragera le lecteur à admettre que tout ce qui se passe dans l’univers de l’histoire pourrait se produire dans la vraie vie.
Et c’est là où le bât blesse parce que tout élément comique qui va interférer avec le monde du thriller mettra en danger la perception de réalisme du lecteur. Si l’auteur viole les attentes du lecteur à propos du thriller en lui proposant par exemple un protagoniste doué de super pouvoirs, il rompt l’accord tacite qu’il a établi avec son lecteur.
Si la suspension de l’incrédulité est mise en danger, le suspense ne pourra plus être généré. Ou du moins l’expérience du suspense (obligatoire dans un thriller) sera fortement affaiblie.
Une ligne dramatique
Une histoire possède un point de départ et un point d’arrivée. Elle a donc une orientation. Celle-ci se définit par l’itinéraire du protagoniste à travers l’histoire. Cette ligne dramatique peut se résumer sommairement à la question dramatique :
Est-ce que le héros réussira ?
Cette question est très souvent loin d’être aussi simple.
Le protagoniste a un problème et il tente de le résoudre. L’histoire montre alors les difficultés qu’il rencontre en tentant de surmonter les obstacles qui l’empêche de résoudre justement son problème.
Classiquement, il finit par y arriver. Mais ce n’est pas une obligation pour raconter une bonne histoire.
On peut établir une structure qui se compose de trois briques élémentaires :
- Une attraction
C’est le moment de l’histoire où le lecteur se sent soudain concerné par la situation du héros. - Une anticipation
A partir de l’anticipation, le lecteur s’attend à ce que le conflit s’intensifie. La tension dramatique devient de plus en plus forte. Elle n’est pas destiné à laisser indemne le lecteur.
Lorsque le lecteur anticipe l’histoire, la relation entre le protagoniste et les forces antagonistes est de plus en plus précise et tendue. - Une satisfaction
Cette satisfaction du lecteur porte sur deux perspectives. Il y a bien sûr la réponse à la question dramatique. C’est une réponse extérieure.
Et il y a aussi et surtout la satisfaction d’un besoin chez le protagoniste. Comme par exemple, il vainc la peur qui le hantait depuis le début de l’histoire et qui l’empêchait d’évoluer dans sa vie.
Ou alors votre héros lutte contre l’intolérance. Mais ne devra-t-il pas d’abord assumer sa propre différence ?
En somme, on peut considérer ceci comme l’intrigue. L’incident déclencheur correspondrait à l’attraction et la satisfaction au climax .
Et ce serait l’anticipation au sein de l’intrigue qui permet de générer le suspense.
La tension dramatique et l’identification
La tension dramatique se construit lorsque les actions des personnages ne produisent pas les résultats attendus. De nouveaux choix sont alors faits. Mais les conséquences de ceux-ci sont toujours inconnues. Et c’est cette incertitude qui crée le suspense ressenti par le lecteur.
En somme, les choses vont de Charybde en Scylla pour le protagoniste. Et il est important alors que le lecteur s’identifie à ce personnage principal et à sa situation. L’auteur doit donner au lecteur une chance de comparer sa propre réaction aux crises que traverse le héros.
Le thriller offre un terrain fertile à l’imagination du lecteur car il lui permet d’imaginer ses propres actions décisives et efficaces aux situations primordiales de l’histoire.
Cela lui donne le sentiment qu’il peut vaincre sa propre destinée.
Il est important de comprendre que dans le cas du thriller, le héros est fortement dépendant du genre. Comme si cette appartenance singulière au thriller emportait avec elle la sympathie et l’allégeance du lecteur envers le protagoniste (ou du moins le personnage principal).
De ce fait, le lecteur approuve les actions du héros (même si elles ne donnent pas les résultats escomptés pour préserver l’intrigue) et adopte sa perspective moral (même si les actions du héros sont immorales).
Le lecteur ressent un désir sans équivoque de voir réussir le héros. C’est une caractéristique du thriller et c’est ce qui permet de générer du suspense.
La satisfaction qui apparaît à la conclusion du climax (quelle que soit l’issue pour le protagoniste) et qui se poursuit dans le dénouement, ce n’est pas seulement de voir défaire les forces antagonistes (si cela est l’intention de l’auteur) mais aussi de démontrer que le personnage a évolué plus ou moins.
L’antagoniste dépasse en tous points le héros d’une histoire. Pour le vaincre, ce dernier doit d’abord vaincre ses propres peurs. C’est par ce biais que l’anticipation qu’éprouve le lecteur au cours de l’intrigue peut être satisfaite. Et lui donner le sentiment d’une complétude de l’histoire.
La réalité fictive ne peut se contenter des caprices de la vraie vie. Si elle démontre le chaos de celle-ci dès le début de l’histoire, la conclusion doit faire sens. C’est par cette destinée singulière du protagoniste (concrétisée par la transfiguration de sa personnalité) que le lecteur non seulement s’identifie avec lui mais aussi que la tension dramatique fonctionne efficacement.
Les limites du monde fictif
L’environnement et les objets qui le peuplent (physiques comme psychologiques) contraignent le protagoniste à l’intérieur d’un cadre. Le monde de l’histoire définit des limites que le héros ne peut franchir.
Ce monde borné influence les actions physiques et les réponses psychologiques des personnages. Il se présente un peu comme une cage dont le protagoniste chercherait à s’échapper.
Un exemple serait le Nostromo de Alien. L’action est confinée à l’intérieur du Nostromo. Il y a même plus. Lorsque Ripley se revêt de cette armure pour combattre le monstre, l’action prend place dans un lieu qui est lui-même resserré.
Ainsi, la tension dramatique s’intensifie par la perte des possibilités de fuite. S’il n’y a nulle part d’issue pour fuir, il faut affronter l’adversité quel qu’elle soit.
Un cas similaire est Panic Room de David Koepp. La technique narrative consiste à monter des situations invoquant un sentiment de panique lié à la claustrophobie. Et l’empathie du lecteur est renforcée par la mise en avant de la vulnérabilité du protagoniste.
Un protagoniste aveugle est un personnage ordinaire avec lequel le lecteur peut facilement s’identifier. Mais l’empathie que cherche à établir l’auteur est encore plus sincère et plus profonde si le personnage est limité dans ses mouvements (et en particulier ceux de fuite).
La durée ajoute au suspense
Il est dans la nature humaine de connaître ce que demain sera fait. Nous calmons notre insécurité en nous forgeant des certitudes.
Et s’il n’y avait pas de futur mais seulement un présent opaque et insoutenable ?
Le suspense est exactement cela. Chaque seconde ajoute à l’anxiété du lecteur. Travailler le suspense revient en quelque sorte à suspendre le temps parce que le lecteur est dans l’hésitation quant à ses anticipations.
Il ne se pose même plus la question de savoir ce qui peut se passer ensuite.
Lorsque la mort peut frapper à tout moment, chaque minute peut sembler une éternité. Lorsque la terreur s’empare du lecteur, il ne raisonne plus. C’est son cœur qui parle.
L’anxiété serait un type de peur que l’on expérimente en face d’un danger dont nous n’avons pas toutes les données. En un mot, l’inconnu.
D’ailleurs, un héros ne saute pas à pieds joints dans l’aventure qui lui est proposé. Il offre toujours une certaine réticence avant de s’engager. Parce que ce territoire qu’il s’apprête à pénétrer en laissant derrière lui son monde ordinaire lui est totalement inconnu.
Cette résistance est de l’anxiété. Nous la connaissons aussi dans la vie réelle.
L’immobilisme est source de tension provoquée par un conflit parce qu’il est un état psychologique de retenue d’une énergie qui ne demande pourtant qu’à jaillir.
Néanmoins, cette suspension de la durée (toute subjective) ne peut être maintenue indéfiniment. Elle est le moment d’indécision avant de prendre une décision.
Le thriller se prête bien à cette manipulation voulue de l’auteur sur l’expérience de la durée. Et toute l’histoire pourrait ainsi être manipulée en faisant battre, par exemple, un compte-à-rebours avant une échéance fatale.
La durée est un indéniable atout du thriller. Plus elle est resserrée et mieux il se porte. Plus la menace devient précise, plus la peur prend ses droits et la terreur envahit le lecteur (et le héros dans le même mouvement).
Durée et états psychologiques
Concrètement, on pourrait même lier la durée à l’état psychologique d’un personnage.
- En période de calme
Le personnage envisage le futur. Il est serein et cherche à se rassurer sur ce que pourrait devenir sa vie. - L’excitation
Lorsqu’un événement surgit dans la vie du personnage et que cela trouble quelque peu son quotidien, il éprouve une certaine excitation. Sa perception de la durée s’exprime alors en jours ou en heures.
C’est encore un peu la confusion mais il ressent un malaise et souhaite ardemment retrouver un semblant de tranquillité. - L’inquiétude
L’excitation ne se prolonge pas. Si elle n’est pas résolue, elle laisse rapidement la place à l’inquiétude. La durée devient des minutes ou bien les heures sont de plus en plus éprouvantes. - La peur
La sensation d’un danger immédiat se mesure en secondes. Si l’auteur prolonge trop ce moment, il va à l’encontre de ses intentions. Et le lecteur doit s’identifier avec cet état du personnage. Il bat au rythme du personnage. - La terreur
Terrifié, le personnage perd la notion du temps. Et l’auteur peut jouer avec les nerfs de son lecteur puisque la durée des scènes n’importe plus.
Compresser la durée des scènes en fonction de l’état psychologique est nécessaire au thriller. C’est un instrument qui permet de créer du suspense.
Et puis cela s’accorde avec le réalisme recherché dans un thriller. Cela le rend encore plus crédible.
Permettre au lecteur d’avoir une préscience du danger
C’est un facteur qui permet de contribuer davantage au ressenti du suspense par le lecteur.
Considérons par exemple deux hommes. Ils pénètrent dans une salle, s’assoient à une table et débutent une conversation. A la fin de la conversation, une bombe soudain explose et les tue tous deux. Il y a certes un effet de surprise. Mais est-ce vraiment suffisant ? Bien sûr le lecteur peut s’interroger sur la finalité de cette scène et faire ainsi montre de curiosité, ce qui signifie qu’il ne se désintéresse pas totalement de la scène.
Maintenant, créons une scène juste avant la rencontre des deux hommes dans laquelle nous apercevons un individu plaçant une bombe sous la table où nos deux hommes s’assiérons dans un instant.
Cette information donnée au lecteur mais ignorée des deux personnages (c’est ce que l’on nomme l’ironie dramatique), va littéralement transformer toute la scène de la conversation.
L’ironie dramatique est un atout majeur du thriller. Elle permet non plus de se demander ce qui va bien pouvoir se passer dans l’histoire mais quand un événement aura lieu.
Et dans notre exemple, cela forge une question dramatique locale :
Les deux hommes sortiront-ils indemnes de cette embuscade ?
Des informations choisies données au lecteur et non aux personnages articulées avec la durée (de la scène ou d’un événement ou d’une action quelconque) construisent le suspense. D’autant plus que le lecteur est conscient de la durée en suivant lui-même différents états psychologiques : inquiétude, peur et finalement terreur. C’est-à-dire tous les ingrédients du suspense.
Notez aussi comme l’illustre notre exemple de la salle où se retrouvent nos deux personnages, que la scène impose des limites quant à leurs mouvements possibles. Le suspense a besoin d’un espace au moins symboliquement clos pour fonctionner.
Gardez aussi à l’esprit que le protagoniste n’a nullement besoin de posséder toutes les informations. Ce qui compte est que le lecteur soit au fait de certaines données ignorées par le protagoniste pour que le suspense s’installe.
En d’autres termes, l’identification avec le héros n’est pas toujours nécessaire pour créer du suspense.
L’éthique des personnages
Le protagoniste et l’antagoniste possèdent chacun leur propre code moral. Ce code moral influence les choix dramatiques qu’ils font tout au long de l’histoire.
L’éthique peut donner de la profondeur à la force antagoniste. Néanmoins, concernant le protagoniste, cette éthique aidera le lecteur à comprendre ses décisions et partant, à s’identifier davantage avec lui.
Le genre du thriller exige que les choix du personnage principal (auquel s’identifie le lecteur) explorent les doutes et les faiblesses de ce personnage. Comme s’il se posait sans cesse la question Que dois-je faire ?
Dans le même mouvement, le lecteur s’interroge comment il répondrait dans de telles circonstances parce que les choix du protagoniste partagent un même code moral que celui du lecteur.
Ainsi, l’identification avec le héros s’en trouve renforcée parce que son dilemme est compris par le lecteur.
Pour comprendre cette éthique, on pourrait alors poser les postulats suivants :
- Le protagoniste d’un thriller est un personnage ordinaire jeté dans une situation extrême.
- Il ne possède pas de particularités physiques qui le distinguerait du commun des mortels (il n’est pas maître en arts martiaux pas plus qu’il n’est un superhéros. Mais il peut être un antihéros).
- Le héros d’un thriller n’est pas non plus mandaté officiellement. Même s’il possède une certaine autorité liée à son activité professionnelle, elle ne consiste pas en un atout pour surmonter les obstacles. Si c’est un enquêteur, par exemple, il peut être appelé sur les lieux d’un crime et y faire une rencontre qui servira d’incident déclencheur.
- Très classique dans les thrillers, le protagoniste est souvent dérouté par un dilemme. Ce dilemme peut aider à formuler la question dramatique centrale de l’histoire. Le héros fait face à des dilemmes personnels tout au long de l’histoire qui le forcent à se sacrifier pour les autres.
- Habituellement, le protagoniste d’un thriller est quelqu’un qui ne cherche pas à s’engager dans la vie, à prendre position. C’est comme cela que nous faisons sa connaissance.
Bien sûr, son arc dramatique pourrait tourner vers une prise de conscience aiguë des responsabilités qu’un être humain devrait prendre en regard de nos sociétés et de la vie en général. - L’objectif du héros de thriller est relativement simple : la survie (ou l’adaptation ou la défense). Il cherche simplement à rester en vie.
- Le concept de péché et de salut personnel est souvent employé comme allégorie des maux de la société et donc de la préserver ou bien de la sauver d’une menace ou d’une conspiration.
- Le héros d’un thriller au début de l’histoire n’a pas conscience de ses capacités de courage, d’honneur et de principes. Il lui faudra les découvrir au cours de ses tribulations.
Une fiction, c’est avant tout du conflit. Comment chaque personnage s’engage dans ce conflit est une question de code moral.
Dans le prochain article, nous essaierons de résumer un peu tout ce que nous avons vu jusqu’à présent.