Si une fiction, c’est d’abord un ensemble de relations, un réseau complexe d’intersubjectivités, d’influences réciproques, de décisions et de choix qui engagent non seulement le personnage lui-même mais aussi les autres (et parfois même le lecteur), le protagoniste est au centre de ce nœud gordien.
Le protagoniste semble d’une manière ou d’une autre attaché aux autres personnages. Le réseau que l’auteur crée et dont toutes les tentacules ont pour point d’attache le protagoniste sont autant de moyens pour lui d’explorer ce qui, somme toute, est le plus fascinant dans un scénario, c’est-à-dire l’intériorité de ses personnages.
Les rites de passage
Le passage à l’âge adulte (Presque Célèbre de Cameron Crowe), la crise de la quarantaine (10 de Blake Edwards), la maladie (Une merveilleuse histoire du temps de Anthony McCarten, d’après Travelling to Infinity: My Life with Stephen de Jane Wilde Hawking), l’addiction aux drogues et à l’alcool (Trainspotting), le deuil (Des gens comme les autres de Alvin Sargent, d’après un roman de Judith Guest), les problèmes psychologiques (Un homme d’exception de Akiva Goldsman, d’après le livre Un cerveau d’exception (A Beautiful Mind: The Life of Mathematical Genius and Nobel Laureate John Nash) de Sylvia Nasar) sont des thèmes que l’on peut qualifier d’interne aux personnages et qui nous mènent à penser que l’antagoniste est le protagoniste lui-même.
Ces thèmes portent en eux un matériel dramatique puissant qui décrit l’évolution d’un personnage comme transitions dans la vie. Un phénomène que chacun d’entre nous est capable de comprendre.
Nous sommes tous passés par des périodes de deuil ou de passages de l’adolescence à l’âge adulte. Nous vieillissons ou avons connu des séparations.
On peut tous s’identifier avec ces histoires essentiellement humaines.
Une plus large gamme d’émotions
Un scénario est destiné à un média visuel. Il lui est donc contre nature de dire les pensées intimes de ses personnages.
Pour montrer cette intériorité dans un scénario, il faut se rappeler que la fonction d’un protagoniste est de faire avancer l’histoire (ce sont ses actions, ses choix qui orientent l’intrigue) et que celle de l’antagoniste est d’entraver cette volonté du protagoniste à se réaliser.
Et comme il s’avère que le protagoniste est son pire ennemi (du moins selon une opinion un peu réductrice), il faut démontrer que ses attitudes et comportements actuels sont ce qui le minent intérieurement, l’empêchent d’avancer dans la vie et qu’il doit surmonter ses faiblesses afin de trouver sa vraie place dans le monde.
Le fondement majeur d’une fiction, ce qui la qualifie de dramatique, est le conflit. L’antagoniste doit être incarné d’une manière ou d’une autre.
Pour mettre en pratique ce conflit, il faut deux lignes dramatiques. L’une sera extérieure et illustrera concrètement dans le monde la transition que vit le protagoniste et l’autre sera intérieure décrivant l’évolution intime du personnage, c’est-à-dire son arc dramatique (les différents états psychologiques par lesquels il passe).
Donc, des thèmes comme la dépression ou une quelconque addiction sont trop abstraits pour être utilisés tel quel dans un scénario. Ils seront mis en valeur par une relation conflictuelle et pour montrer cette relation, il faut que soit incarné un antagoniste.
D’ailleurs, dans d’autres genres, lorsque l’antagonisme est une entité (comme la nature ou la société ou un quelconque appareil judiciaire…), un personnage est désigné comme la représentation de cette entité.
Leaving Las Vegas
Leaving Las Vegas est l’histoire de Ben Sanderson, un scénariste brouillé avec son employeur, sa femme, ses partenaires et sa vie. L’alcool est le responsable et le seul interlocuteur qui lui reste à l’écoute de ses propos enivrés.
Comme un cadeau du ciel, il fait la rencontre de Sera, une prostituée qui porte comme un fardeau improbable un cœur brisé. Mais Sanderson n’est pas là en touriste. Il vient finir sa vie à Las Vegas.
Sera va lui apporter compassion, amitié et un endroit pour rester. Elle sera l’antagoniste de Ben parce qu’elle va venir s’opposer à son projet.
Comprenez bien la fonction de l’antagoniste comme une volonté (quelle qu’elle soit) qui va venir s’opposer à la volonté du protagoniste (quelle qu’elle soit).
John Book
Dans Witness, John intègre la communauté des Amish et il va en quelque sorte contaminer la petite communauté. Toutes ses actions et ses décisions affecteront l’ensemble de la communauté et pas seulement Rachel.
Du point de vue moral, John apprend de son séjour chez les Amish mais eux-mêmes apprendront de la présence de John en leur sein. Cette leçon morale se concrétise dans les états émotionnels par lesquels passent les personnages. Les relations qui les unissent devraient être teintées du ressenti des personnages dans les scènes où ils apparaissent.
A niveau de la scène, justement, il est important que les personnages qui y figurent soient puissants (en termes de construction du personnage) à cause précisément de leur influence sur la scène.
Il est important aussi de bien désigner qui sera le protagoniste de votre histoire. Car sa présence (même s’il n’est pas dans une scène) doit planer sur ce qui s’y passe.
Pour les séries télévisées, tenez compte que les différentes lignes dramatiques possèdent chacune leur propre protagoniste.
Pourquoi le protagoniste est-il au cœur du réseau ?
Pour Peter Dunne, parce qu’il faut créer une tonalité émotionnelle cohérente tout au long de l’histoire. Comme sa présence domine, le bagage émotionnel qu’il transporte doit dominer aussi.
Pour construire un personnage efficace en termes d’écriture, il faut parvenir à révéler sa vérité émotionnelle. C’est en développant cette vérité inhérente au personnage que vous le rendrez crédible.
Quelle est cette vérité émotionnelle ? Elle décrit les différents changements émotionnels du personnage tout au long de l’histoire. Elle décrit comment changent les motivations du personnage entre le début et la fin de l’histoire.
C’est ce qu’on a pris pour habitude de nommer l’arc dramatique d’un personnage. Une courbe avec un point de départ et un point d’arrivée décrivant les étapes du changement progressif de la personnalité du personnage.
Mais c’est bien entendu plus complexe que cela. Ce sont des sentiments humains, des émotions humaines que l’auteur manipule.
Le parcours émotionnel (le parcours intérieur ou Inner’s journey chez les anglo-saxons) est davantage en dents de scie vers une destination finale (la vérité émotionnelle).
Un état émotionnel est d’abord introduit puis celui-ci sera remis en cause ou interpellé ou défié par quelque événement dramatique (donc avec un potentiel conflictuel ce que les termes remettre en cause, interpeller ou défier suggèrent).
Le personnage va alors répondre à cet événement en révélant un autre aspect de sa personnalité qui sera étayé par une émotion différente de celle qui nous fut d’abord présentée.
Puis au fur et à mesure des pérégrinations du protagoniste à travers l’histoire, ses réponses aux événements révéleront une plus large gamme d’émotions.
Et ceci, jusqu’au climax. C’est-à-dire l’ultime confrontation du héros avec son opposant majeur à l’issue de laquelle, il changera son attitude générale. Il aura acquis de nouvelles expériences qui lui permettront de mieux vivre avec lui-même.
Un changement progressif
Il est important pour la crédibilité du personnage d’y aller lentement dans sa transformation. Son projet est de devenir quelqu’un d’autre. Cela ne peut se faire d’un claquement de doigt. Pour maintenir la tension et l’intérêt du lecteur, il est bien que les étapes de sa transfiguration soient progressives.
Cette transformation (quelle qu’elle soit) est cette vérité émotionnelle que le héros recherche. C’est s’ouvrir à de nouveaux horizons. C’est l’éveil du Bouddah, une quête du meilleur, de ce qui est juste.
Merci