Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow écrit par Mark Boal raconte l’histoire de la plus grande chasse à l’homme jamais organisée : la traque de Oussama ben Laden.
Zero Dark Thirty repose dans une très large mesure sur une connaissance des événements véritables qui ont présidés à l’écriture du scénario. Or les générations futures n’auront plus que des informations plus ou moins estompées sur ces événements tragiques.
Pour qu’une histoire ne connaisse pas une obsolescence prématurée, il est nécessaire aussi qu’elle fasse appel à des thèmes qui vont au-delà des événements qu’elle décrit vers des sujets beaucoup plus universels.
L’exposition
Un des premiers points à respecter lorsqu’on se lance dans l’écriture d’un scénario est de prêter une attention particulière à l’exposition. Celle-ci a en charge d’amener le contexte de l’histoire et d’informer le lecteur sur les événements antérieurs à l’histoire et qui ont mené à celle-ci.
Zero Dark Thirty a pris le parti de ne pas faire d’exposition. On nous propose simplement la plus grande chasse à l’homme de toute l’histoire de l’humanité. Et l’homme en question n’est qu’entraperçu.
Aucune ligne de dialogue, aucune scène le concernant. C’est un McGuffin.
Quant à son passé, il n’est donné pratiquement aucune information sur les raisons qui ont décidé de cette chasse à l’homme et qui ont par conséquent motivé les américains et plus spécifiquement, les principaux personnages de l’histoire.
Dans quelques décennies, ce parti-pris des auteurs risquent de semer une incompréhension dans l’esprit d’un futur public.
Bien sùr, faire de Oussama ben Laden un McGuffin peut suffire pour lancer l’intrigue. Hitchcock ne demandait rien de plus à ses propres McGuffin et les histoires qu’il contait ne se démodent pas.
Cependant Mark Boal et Kathryn Bigelow attendent du lecteur qu’il remplisse lui-même les informations manquantes et quant au contenu émotionnel, ils tablent sur le propre sentiment d’horreur du lecteur face aux événements du 09 septembre.
Mais si le lecteur d’aujourd’hui peut encore répondre favorablement à cet effort de mémoire que lui demandent les auteurs de Zero Dark Thirty, qu’en serait-il de celui de demain ?
Incapable d’apporter les élements que lui réclament l’histoire, il ne pourra pas la comprendre puisque ces éléments sont absolument nécessaires à sa compréhension. L’origine d’un conflit est tout aussi importante que le conflit lui-même pour qu’une histoire soit complète, c’est-à-dire qu’on ne ressente pas une frustration ou un sentiment de totale incompréhension lorsqu’on l’a finie.
Le monde
Créer un monde autonome dans lequel évolue une histoire permet d’approfondir les motivations des personnages et en particulier, celles du personnage principal et surtout d’aborder des problèmes qui vont bien au-delà des gros titres des journaux (l’option retenue par Zero Dark Thirty).
L’anticipation
La connaissance anticipée de la résolution de l’intrigue a un avantage certain pour le récit car elle crée un compte à rebours qui ajoute à la tension générée.
Mark Boal et Kathryn Bigelow sollicitent davantage le lecteur en faisant appel à un autre effort de mémoire, celui de l’opération Neptune’s Spear qui a permis d’éliminer Oussama ben Laden.
Lorsque votre récit se prête à une deadline, incorporez-la, vos lecteurs vous en seront reconnaissants. L’anticipation, que le lecteur la partage ou non avec le protagoniste, est une fonction dramatique essentielle des bonnes histoires. Dans Zero Dark Thirty, on sait le résultat de l’opération Neptune’s Spear.
Comme toutes les fonctions dramatiques, elle se prépare au cours du récit. L’auteur met en place lui-même cette connaissance anticipée de la résolution d’une action. Or dans le cas de Zero Dark Thirty, il est demandé au lecteur de mettre en œuvre lui-même cette anticipation des événements. Si le lecteur ne connait pas les informations requises, l’anticipation ne prendra pas.
Est-ce que dans quelques décennies, les informations seront encore à la portée du lecteur ? ou voudra-t-il seulement faire l’effort de se procurer ces informations ?
La causalité
Généralement, à l’intérieur des histoires, l’information est mise en œuvre selon un modèle de cause à effet. En partie grâce à ce lien de causalité entre les actions, celles-ci acquièrent du sens. Un détective accumule des indices qui lui permettent d’avancer des hypothèses qui le font suivre des pistes au long desquelles il surmonte les obstacles et recommence jusqu’à ce que l’énigme soit résolue ou l’objectif réalisé.
Zero Dark Thirsty n’a pas retenu ce modèle.
Il ne s’agit pas de suivre aveuglément une formule mais pour apporter de la signification aux actions que vous décrivez, pourquoi réinventer la roue lorsque des techniques éprouvées fonctionnent. Et suivre un modèle n’est pas nécessairement un manque de créativité.
Pour en revenir à Zero Dark Thirsty, cette investigation erre de continents en continents pendant une décade mais sans qu’aucune progression de l’intrigue n’y soit sensible.
Puis soudain, à la lumière d’un Deus Ex Machina, un indice crucial est donné au personnage principal par un personnage secondaire jusque là totalement inconnu. Bien sûr que c’est un fait réel mais nous sommes dans une œuvre dramatique, dans une fiction et celle-ci ne s’accomode pas des faits réels ou du moins les accomode-t-elle à sa manière.
Les auteurs de Zero Dark Thirsty sont d’ailleurs revenus au modèle classique du lien de causalité entre les actions à partir du moment où Maya s’est mise à la poursuite du messager jusqu’à l’attaque de la maison fortifiée mais pour les deux premiers tiers de l’histoire, ils ont eu recours à des intertitres pour expliquer l’action.
Le thème
Nous l’avons précisé au début de cet article, mais pour qu’une histoire résiste à l’épreuve du temps, il lui faut des thèmes qui vont au-delà des événements qu’elle décrit. Dans Zero Dark Thirty, il est difficile d’y distinguer un thème à part peut-être que les Bad Guys paient toujours le prix de leurs exactions, mais ce n’est pas un thème vraiment universel et intemporel. Il ne va pas au-delà de son contexte historique. Même sur la question de la torture, l’histoire ne semble pas prendre position.
Un thème est très souvent véhiculé par le personnage principal et son arc dramatique c’est-à-dire sa prise de conscience progressive d’une vérité universelle qui assure ainsi la transformation de sa personnalité.
Zero Dark Thirsty sape cette fonction du personnage principal. Maya est mise sur la touche les deux tiers de l’histoire parce qu’elle n’y a rien à y faire. Ces scènes où elle est absente ne l’évoquent même pas.
Dans ces conditions, difficile de se servir d’elle pour faire passer un thème.
Par exemple sur la question de la torture et de ses implications morales. Si Maya avait participé aux actes de torture et était présente lors de la mort de Ben Laden, il aurait été possible d’explorer ce thème de la torture au-travers d’une prise de conscience. Son arc dramatique aurait pu suivre une ligne montrant ses doutes à propos de la torture, sa nécessité et sa justification si celle-ci avait permis d’aboutir à la réussite de l’opération contre Oussama Ben Laden.
Un autre choix aurait pu être que Maya réalise au cours de l’histoire que les personnes torturées étaient innocentes et ainsi éprouver une véritable amertume à la fin de l’histoire. Ou bien encore, le récit aurait pu appuyer sur la nécessité de la torture mais provoquer chez Maya une perte de son humanité.
Comme vous le constatez, le choix des lignes dramatiques pour explorer la question de la torture n’est pas restreint et l’histoire aurait pu donner une réponse personnelle suivie ou non par les lecteurs. Le message qui accompagne le thème est personnel à l’histoire alors que le thème est universel. Que le lecteur accepte ou non le message et que sa position vis-à-vis de cette question universelle qu’est la torture soit changée ou non par le message fait partie du jeu.
Dan par contre aurait été un personnage central plus à même de véhiculer le thème. il est l’un de ceux qui mènent les interrogatoires et qui participe de très près aux opérations de surveillance et à l’opération finale.
Le choix des auteurs de s’en remettre aux événements et à la mémoire collective a probablement expliqué le succès au box-office mais il est problable que l’histoire aurait été plus profonde, plus riche et aurait mieux résisté à l’épreuve du temps si des procédés dramatiques plus canoniques avaient été préférés.