A travers Les lumières de la ville de Chaplin, essayons d’appréhender la notion du flux des émotions.
Cinq observations :
Les dialogues ne sont pas nécessaires pour exprimer une émotion. Un scénario sert un média visuel. Par les attitudes, comportements et postures des personnages, on peut dire que leurs pensées s’enregistrent en images.
Mais les dialogues ne sont pas non plus un fardeau pour un scénariste tant qu’ils font avancer l’intrigue. Mais trop familiers ou trop clichés, ils ruineront votre scène.
A ce propos :
Les émotions se bousculent en un temps relativement court.
Au cours de cette séquence où Charlot fait plaisir à la marchande de fleurs en lui achetant une fleur pour sa boutonnière, il est profondément changé. En sortant de cette séquence, Charlot n’est plus celui qu’il était en y pénétrant.
Cet article pourrait vous être utile pour compléter cette observation sur le changement émotionnel chez un personnage : ROBERT McKEE : STORY VALUES
Les événements extérieurs influent sur le changement interne du personnage.
Dans Les Lumières de la ville, l’événement extérieur consiste à acheter une fleur. L’action profonde et intime de Charlot est qu’il tombe amoureux ou au moins éprouve de la compassion pour la fleuriste. Notez aussi que cette courte séquence de 2 minutes 30 environ transforme intimement Charlot pour tout le reste de l’histoire.
Une séquence riche dont la portée résonne affectivement sur le reste du récit contient en son sein plusieurs changements émotionnels. Reprenons Charlot et les découvertes qu’il fait et les décisions qu’il prend au cours de cette séquence.
Charlot aperçoit un policier et prend la décision de l’éviter en traversant une voiture à l’arrêt. Il parvient sur le trottoir où une jeune fleuriste aveugle tente de vendre des fleurs. La jeune fleuriste entend la porte de la voiture claquer derrière Charlot et fait la méprise de le confondre avec un homme riche (ou du moins suffisamment aisé pour posséder une voiture dans le contexte de l’époque).
Elle lui demande de lui acheter une fleur. Et pas besoin de dialogue, la gestualité silencieuse de la jeune vendeuse est suffisante pour faire passer l’information. Charlot est fauché et il n’a que faire d’une fleur mais après une très légère hésitation, il prend la décision de lui acheter sa fleur.
Elle lui propose deux fleurs. Charlot montre celle de droite. Notez que Charlot prend encore une décision. Elle lui propose celle de gauche, nous sommes toujours dans l’idée de la méprise que Chaplin renforce par ce geste. Lorsque la fleur tombe accidentellement sur le trottoir, Charlot la ramasse au même moment que la jeune vendeuse se baisse pour la récupérer. Ne la trouvant pas, elle lui demande s’il l’a ramassée.
Un peu incrédule, Charlot lui montre la fleur et il réalise qu’elle ne la voit pas. Notez comment les émotions se succèdent chez Charlot : incrédulité puis surprise en découvrant la cécité de la jeune fille puis la compassion (marquée par son petit salut).
Il lui met la fleur dans la main pour qu’elle la fixe à son revers. Puis Charlot fouille dans sa poche à la recherche de ce qui pourrait bien être sa dernière pièce sur laquelle il pose tout de même un regard un peu interrogateur avant de prendre une nouvelle décision et de la tendre à la jeune fille.
Lorsque le véritable propriétaire de la voiture remonte dans celle-ci et qu’elle démarre aussitôt, la jeune fille fait de nouveau une méprise en pensant que Charlot est parti sans attendre sa monnaie.
La confusion est grande chez Charlot marquée par le mouvement d’oscillation (une astuce dramatique souvent significative, non seulement esthétique) entre la voiture, la jeune fille et Charlot, le temps qu’il comprenne ce qu’il se passe.
La confusion est maintenant complètement installée. La jeune fille pense qu’il est riche et Charlot prend la décision de ne pas la détromper et s’enfuit sur la pointe des pieds.
Nous pourrions tenter de dénombrer le nombre de changements dans cette séquence. Chacun d’entre eux oriente l’énergie de la scène et le flux émotionnel.
C’est comme si toute le séquence condensait une multitude de rebondissements. Cela donne de la richesse et de la texture. Ben Brady and Lance Lee ont écrit que chaque scène était faite de la texture de ces petits renversements de situation qu’un personnage rencontre dans le cours de chaque scène.
Les émotions fluctuent.
Si l’on reconsidère le concept des Story Values de Robert McKee, on constate un changement régulier de polarité entre les valeurs qui entrent en jeu. Plus globalement, on peut déduire qu’il se crée une courbe sinusoïdale des sentiments. Le point le plus bas et le point le plus haut évoquent alors la fluctuation des sentiments.
Cela reflète d’ailleurs une vérité psychologique. Dans la vraie vie, nous alternons périodiquement entre nos espoirs et nos peurs. Désespérés, nous optons pour des solutions que nous rejetons ensuite. Sans parler de notre humeur qui change radicalement d’un moment au suivant.
Si nous reproduisons cette inconstance, cette versatilité d’humeur, de pensées dans nos scénarios jusqu’au niveau de la scène comme dans cet extrait des Lumières de la ville, nous créons une tension dramatique, un suspense, une attente chez le lecteur.
Nous avons déjà écrit par ailleurs qu’il devait exister un lien de causalité entre les scènes. Reprenons Charlot. Charlot a été découvert dormant sous la bâche de la statue qui est justement en pleine inauguration. Il fuit la police.
Lorsqu’il arrive dans la scène de la rencontre avec la fleuriste, il aperçoit un policier. Pris de panique, la seule solution pour s’en éloigner est de traverser une voiture en stationnement. Il arrive ainsi sur le trottoir où se trouve la jeune fille.
S’il n’y avait pas eu cette cause préalable à fuir la police, il n’aurait pu justifier de traverser la voiture en stationnement, de refermer la portière en la claquant démarrant le processus de méprise qui perdurera tout au long du récit.
Dans la scène de la rencontre, il tombe amoureux de la jeune fleuriste. C’est ce sentiment d’amour qui nourrit la scène suivante. La relation de cause à effet est un lien invisible qui connecte les scènes entre elles. Tentez toujours de travailler l’étiologie de vos scènes.
Un effet de surprise est aussi recherché. Billy Chrystal a dit un jour (concernant la comédie) d’emmener le lecteur/spectateur vers une direction et de le prendre soudain à contre-pied.
Dans Charlot, alors que la jeune fleuriste nettoie son pot à la fontaine murale et qu’il semble qu’elle regarde avec tendresse Charlot qui lui rend son regard, nous sommes emmenés vers un grand moment sentimental. Puis, sans prévenir, elle vide son pot d’eau souillée en plein sur le visage de Charlot.
Et c’est tout cela le travail d’un scénariste en fin de compte. Emmenez l’histoire dans une direction plus lui faire prendre une toute nouvelle orientation.
Faire des changements : direction, émotion, Story Values… Il faut identifier les moments de ces changements. Comprendre pourquoi ils importent à votre personnage et quelle différence cela représente pour lui.
Et il faut transcrire tout cela dans un scénario en construisant des modèles de comportements humains attrayants pour le lecteur/spectateur et surtout vraisemblables. Cela se concrétise en découvertes, en décisions, en émotions et en actions et évidemment ces quatre-là sont liés.
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