Martin BUBER (1878-1965), philosophe de la relation (entre autres), postule que les êtres humains alternent invariablement entre deux attitudes envers le monde.
La relation Je-Tu et la relation Je-Cela.
Je-Tu est une relation de sujet à sujet tandis que la relation Je-Cela est une relation de sujet à objet.
La relation qu’entretient un auteur avec ses personnages peut aussi être comprise selon ce choix entre deux attitudes.
Dramatis personae est une expression latine désignant la liste des personnages d’une pièce de théâtre. Nous reprenons cette définition pour l’appliquer aux personnages de n’importe quel récit.
En gardant à l’esprit l’enseignement de Martin BUBER, un auteur a donc le choix entre établir une relation Je-Tu ou une relation Je-Cela avec le dramatis personae, c’est-à-dire ses personnages.
La relation Je-cela
Si l’auteur opte pour une relation Je-cela, c’est-à-dire une relation de sujet à objet, il devient comme un marionnettiste dont la présence est trahie par une détermination, des actions programmées de ses personnages animés par quelques fils.
Une relation Je-Cela traduit souvent chez un auteur un besoin malavisé de garder le contrôle de tous les événements en particulier ceux qui prennent leur racine dans l’émotion, les passions des personnages. Dans une telle relation, l’auteur perçoit ses personnages comme un ensemble de qualités et d’attributs.
Des qualités et des attributs spécifiques, isolés, qui font que les personnages ne sont plus en fait qu’une liste d’éléments divers mais ne forment pas un tout, une unité qui peut leur apporter une certaine beauté.
Ils sont devenus des objets dans l’esprit de l’auteur. En tant qu’objet, ils n’ont pas d’existence, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des êtres humains, fictifs certes. Le monde créé par l’auteur sera donc peuplé d’objets et non de sujets.
La relation Je-Cela crée une séparation, un détachement non seulement entre l’auteur et ses personnages mais aussi entre les personnages et le monde dans lequel ils évoluent.
En tant qu’objet, la dramatis personae sert les besoins de l’auteur pour répondre par exemple de manière simpliste à une réaction de peur ou à un préjudice. En tant qu’objet, les personnages sont de simples rouages d’un mécanisme. Ils n’ont pas de véritables existences.
La relation Je-Tu
Si l’auteur choisit l’autre voie, celle d’une relation Je-Tu, il possède la conscience de ses personnages. Il est émotionnellement ouvert à ses personnages. Ceux-ci ne sont plus manipulés selon les lubies de l’auteur.
Au lieu de percevoir ses personnages comme des personnages isolés, séparés et de lui et du monde qu’il a créé et dont la seule raison d’être est de combler les lacunes de l’auteur du point de vue émotionnel (concernant ses personnages) ou de répondre à des besoins que nous qualifierons de techniques car destinés à mettre en place les péripéties de l’intrigue, l’auteur va se fondre émotionnellement dans ses personnages comme s’il entretenait avec eux un dialogue constructif, un dialogue qui donne une existence légale à ses personnages. Une pensée dialectique, en somme, qui accepte autant les négations que les affirmations pour se créer.
Ce dialogue entre l’auteur et ses personnages permet à ceux-ci d’avoir une existence, d’être sujet pensant et non plus de simples objets que l’on manipule à plaisir. Une relation Je-Tu est une relation de mutualité et de réciprocité.
DE SUJET A SUJET
Les auteurs ainsi que les réalisateurs essaient de convertir ou même de pervertir la relation sujet à sujet en une relation de sujet à objet ne comprenant pas que l’existence d’un sujet est unité et que cette unité, ce tout, ne peut être analysé comme un objet.
Ils considèrent le personnage comme un rouage parmi d’autres dans un mécanisme utilisant certains attributs comme autant de pièces mécaniques.
Lorsque le personnage, sujet ayant une existence propre, est analysé comme un objet, il devient le cela de la relation Je-Cela. Il se crée alors une distance, un détachement qui rend le personnage fade car son existence est ignorée au profit seul de l’intrigue ce qui affaiblit dans le même mouvement l’intrigue elle-même.
Une relation sujet à sujet reconnaît que chaque sujet possède une existence propre et qu’elle est un tout, c’est-à-dire qu’elle ne peut être réduite à un ensemble d’attributs et de qualités autonomes. La somme des qualités et attributs confère à un sujet une unité. Cette unité ne peut être analysée, ne peut être décomposée. Et dans le même coup, le tout règle les divers éléments dont il a besoin pour exister.
Martin BUBER dit qu’une relation sujet à sujet est une relation directe interpersonnelle. Elle est directe car aucun système d’idées, aucune méthode, aucune formule ne sert de médiateur entre le JE et le TU.
En tant qu’auteur, soit vous êtes dans une relation Je-Tu avec vos personnages (vous êtes dans votre histoire avec vos personnages, vous dialoguez directement avec eux) et vous faîtes la différence soit vous êtes dans une relation Je-Cela (vos personnages sont de simples objets dont vous vous servez comme de simples outils) et ils ne sont plus que des stéréotypes fades et sans dimension.
La relation Je-Tu en conférant une identité, une existence à vos personnages est le principe même du processus d’identification, de la réaction émotionnelle d’un lecteur face aux personnages. C’est la catharsis dont parle Aristote. Une énergie émotionnelle lie les deux sujets en UN (le lecteur et le personnage. Avec ce Un, on serait plutôt du côté des néoplatoniciens).
Selon Aristote, il s’agirait même d’une expiation.
Dans une relation Je-Tu, les sujets ne perçoivent pas l’autre comme un objet mais comme une entité ayant sa propre existence. Martin Buber cependant soutient que la relation Je-Cela est malgré tout difficile à éviter car le monde est perçu comme un ensemble de choses connaissables menant à un détachement entre le JE et le TU.
Parvenir à unifier le JE et le TU leur permet de partager la même réalité.
La réalité qu’un auteur fait partager à ses personnages est son histoire. L’histoire est la réalité partagée par tous les personnages (dramatis personae). Mais ces derniers ne pourront jamais naître en tant que personnage crédible et émotionnellement capable s’ils n’ont pas une existence propre que seule une relation Je-Tu leur permet d’acquérir.
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